Le santon noir
Edgar Allan Popol
Ce jour-là, je me suis rendu à Aubagne, ville natale de Marcel Pagnol. J'étais un fidèle de son marché aux santons. Le Garlaban était couronné de neige. Le ciel gris n'annonçait rien de bon. Une rechute, peut-être. Noël approchait à grands pas feutrés. Les trottoirs se peuplaient sans crainte de dérapages. Des senteurs nouvelles embaumaient les rues. Je lisais de l'excitation dans le regard des gosses, et de l'inquiétude dans celui des parents. Ces derniers avaient peur de décevoir les premiers nommés. Le gros barbu n'était qu'un livreur. Plus jeune et plus mince, il avait probablement servi à boire derrière un comptoir. Son nez commençant à rougir... A force de payer des tournées, il était devenu alcoolique. Un détail qui laissait de glace quiconque, en culottes courtes, attendait de beaux cadeaux alignés au pied du sapin clignotant.
J'avais son âge, et je respectais cette fête que d'aucuns jugeaient surannée. Moi, ce qui m'agaçait, c'est cette volonté des adultes à se l'approprier alors que c'était celle des enfants. Un comble, la plupart la critiquaient mais acceptaient les présents avec un sourire hypocrite. Les masques de la commedia dell'arte étaient de sortie.
Du plus loin qu'il m'en souvienne, je n'ai jamais cru en Dieu, encore moins qu'un vieil homme obèse puisse descendre dans une cheminée sans rentrer le ventre. Quant au don d'ubiquité dont l'un et l'autre bénéficiaient, je l'enviais tout en pensant que celui du petit Jésus était plus crédible. Puisque ce nouveau-né entrait dans toutes les maisons sans avoir besoin qu'on lui ouvrît les portes. Les légendes sont de jolis mensonges, et la Bible est le plus réussi des romans de science-fiction.
Chaque année, je renouvelais mes santons. Je gardais le bœuf et l'âne, c'est tout. Je ne voulais voir vieillir ni Joseph ni Marie, puisque le petit Jésus ne grandissait jamais. Il y avait un nouveau stand. Beaucoup de monde semblait attiré par le vendeur, dont la voix portait loin et qui avait un sacré bagou. Un fort accent du sud-ouest qui contrastait avec l'autre, régional de l'étape.
« Achetez mes santons ! Ils sont tout neufs, tout beaux, et pas chers pour un sou ! »
On eût dit un poissonnier à la criée.
« Vous, là, je suis sûr que vous voulez renouveler les oies blanches ! Vous préférez des canards ? Il n'y en a jamais assez dans la crèche ! C'est comme le foie gras dans l'assiette ! Et ne culpabilisez surtout pas ! Y'a pas d'mal à s'faire du bien ! »
Il achevait sa tirade en prenant l'accent parisien, ce qui amusait la galerie.
Moi, je lorgnais un santon noir. Il n'y en avait qu'un, oui. Je me suis dit que les autres avaient trouvé preneurs. Il était tellement beau.
« Mais c'est Othello déguisé en santon... » ai-je pensé dans un sourire.
Il m'a plu. Son côté païen avait motivé les incroyants à créer un malaise au sein des crèches. Peut-être était-il là pour kidnapper le petit Jésus... Etait-ce un terroriste ? J'avais remarqué un renflement tout autour de sa taille. Une ceinture explosive ? Un léger embonpoint ? Une idée de l'artisan santonnier ? Avait-il misé sur la provocation ?
Un enfant s'était posté devant cet « étranger » et le mangeait des yeux. Sa mère l'a tiré par le bras. Probablement une grenouille de bénitier. Je l'avais entendu insulter je ne sais qui. Tout de même pas son fils, si ? J'ai pris la place du gosse et j'ai fait signe au vendeur.
« Je voudrais l'acheter et il n'y a pas le prix. »
L'homme me regarda comme si je lui demandais l'heure alors que j'avais une montre au poignet, et pas lui. Il suivit ma main du regard. Il écarquilla les yeux.
« C'est une blague. C'est certainement quelqu'un qui l'a mis là pour me faire une blague. Ce n'est pas un roi mage, apparemment. »
« Ou qui l'a oublié. La personne l'a posé pour prendre de l'argent dans son porte-monnaie et... »
« J'ai tout vu. C'est une nana qui l'a posé là avant de filer en quatrième vitesse. S'il n'y avait pas eu tout ce monde, je suis sûr qu'elle aurait couru. Mais c'est tout le contraire d'une voleuse. Et ce n'est pas une bombe. Je parle du santon, n'est-ce pas ? »
Je me suis retourné et le regard du vendeur s'est fixé sur le nouveau venu. Un homme plutôt jeune, la trentaine, au teint hâlé, et s'exprimant sans accent. Je me suis dit que c'était un touriste. Hypothèse que je dus, très vite, ranger au fond d'un tiroir.
« Je connais cette personne. Une jeune femme rousse aux yeux verts. Tous les ans, elle fait ça. Vous, c'est la première fois que vous ouvrez un stand… je me trompe ? »
« Oui. »
« Je m'en doutais. Elle vous a bizuté. »
« Une folle ? »
« Non, non. Une originale dont le père était santonnier, autrefois, avant de faire faillite. Il était d'origine malienne, et les gens refusaient de lui acheter ses figurines sous prétexte qu'elles étaient noires. Et ils n'étaient pas tous racistes. D'abord, on a cru que c'étaient les rois mages, mais non… De toute façon, malgré la coutume les représentant avec la peau noire, ils étaient perses, pas africains. Ensuite, ce qui a choqué tout le monde, c'est le petit Jésus. »
« Pourquoi ? Il était noir ? ai-demandé en prenant un air amusé.
J'ai eu droit à un haussement d'épaules.
« Pas du tout. Il avait deux têtes. »
Le vendeur s'interposa.
« S'il vous plaît, vous pouvez le prendre. Il est à vous, si vous n'êtes pas superstitieux. C'est cadeau, puisque vous m'en débarrassez. »
Le trentenaire plongea dans la mer de badauds en dodelinant de la tête.
« Vous, vous l'êtes, visiblement. »
« Est-ce un reproche ? »
« Non, et je vous remercie. Maintenant, j'en ai d'autres à acheter. J'ai bien fait de m'arrêter, les vôtres m'intéressent. »
Un large sourire ensoleilla son visage.
« Comme quoi. Allez, je vous laisse choisir. »
J'avais glissé le santon noir dans ma poche, sous le regard réprobateur d'une vieille dame.
« Non, je ne le vole pas, madame. C'est cadeau. »
Elle m'a paru déçue.
Une fois mes achats soigneusement emballés, guilleret, je me suis rendu au bar du coin, dernière escale avant de rentrer, histoire de boire l'apéro. Le garçon me fit un salut de la main, de loin, comme pour un au revoir sur le quai d'une gare. Ce n'était qu'un bonjour. J'ai accosté au comptoir et posé, à mes pieds, la boîte où commençaient à se réveiller les santons destinés au grand remplacement. J'ai commandé une mauresque tout en sachant que Franck paierait sa tournée, un peu plus tard.
« Vous avez trouvé ce que vous cherchiez ? »
« Oui, oui, pas de problème. Chez moi, les santons ne font pas de vieux os. »
« Vous les suçotez comme des friandises ? » plaisanta-t-il. « Non, plus sérieusement, je croyais que vous agrandissiez votre crèche. Je me suis trompé. »
« Je me demande, parfois, si je ne me cherche pas un prétexte pour revoir Aubagne et mourir. Gamin, mes parents m'y emmenaient déjà. Eux, c'était pour acheter des assiettes en céramique. Ma mère les entassait comme des tours sur le sol de la cuisine. On avait intérêt à faire attention, papa et moi. S'il y a un tremblement de terre, elles tomberont de moins haut, disait maman. »
« Amusant. Quant à mourir, vous avez le temps. »
« Et vous en avez plus que moi, c'est rageant. »
« Normal, je pourrais être votre fils. »
Le délire commençait. Mon abonnement annuel ne durait qu'une heure ou deux. J'ignorais pourquoi quelque chose me retenait de revenir au cours de l'été. Il y avait du monde, des couleurs, l'accent chantait dans les rues, aux fenêtres...
J'étais là depuis un bon quart d'heure lorsque j'ai remarqué la jeune femme rousse assise au fond du bar et nous tournant le dos. Un verre d'eau trônait, vide, sur la table. Elle le caressait tel un trophée gagné à un concours de beauté. Le dossier de la chaise m'empêchait de voir comment elle était habillée, et si sa chevelure dégringolait dans son dos. Je n'ai pas osé déserter le comptoir pour aller vérifier si...
« Dites-moi, cette femme rousse, assise au fond du bar, vous l'avez vue entrer, n'est-ce pas ? »
« Oui, pourquoi ? »
« Est-ce qu'elle a les yeux verts ? »
« Oui. C'est une habituée lorsqu'il y a le marché aux santons. Ça fait six ans que je bosse ici et elle ne change jamais. Une fois, elle m'a confié qu'elle était condamnée à avoir trente ans, mon âge, toute sa vie. Je l'ai enviée, mais bon... Je crois qu'elle est un peu zinzin. Elle commande un verre d'eau et met une heure pour le boire. Je ne dis rien, tant que le bar ne se remplit pas. Mais elle connaît les heures où la foule rapplique pour se rincer le gosier. Elle se lève, comme un zombie, et sort sans dire un mot, ni merci, ni au revoir. »
« Vous croyez que je vais me faire rembarrer si je lui offre un second verre d'eau ? »
« Essayez toujours ! » lança-t-il dans un grand sourire.
« A mon âge ? Est-ce bien raisonnable ? »
J'ai gloussé avant d'évoquer la raison de mon désir de faire plus ample connaissance avec cette jolie rousse. Franck a grimacé.
« Je savais bien qu'elle était zinzin. »
Je me suis approché de la cible qui a brusquement fait volte-face. Le missile avait ricoché. Mais il a agi à la manière d'un boomerang. Le regard de la jeune femme pénétra le mien telle une dague. J'en fus tourneboulé, tant il y avait, au cœur de ses orbites, deux mines capables de me couler. En représailles, mes canons ont renoncé à faire feu. J'ai dégainé le santon noir, je l'ai posé sur la table, à côté du verre.
« Je vous ai vu, tout à l'heure, joindre cette rareté aux autre santons, sur le stand de l'homme du sud-ouest. » mentis-je.
« Oui. Et alors ? »
Contre toute attente, elle m'invita à m'asseoir en face d'elle. J'avais, maintenant, Franck en point de mire. Il simulait de servir un client alors qu'il n'y avait personne au comptoir. Il remarqua que je le voyais, et choisit d'avaler cul sec le pastis qu'il s'était servi sans glaçons. J'ai lutté contre l'envie d'en rire. Dans dix minutes, il serait bien obligé d'écluser avec ses fidèles clients. On ne badine pas avec l'apéro.
« Vous avez fait ça parce qu'il est nouveau sur le marché ? »
« Le santon noir ou l'homme du sud-ouest ? »
Je n'ai pas répondu. Elle avait esquissé un sourire, devenu grimace le temps d'un soupir.
« C'était l'emplacement du stand de mon père. »
« J'ai ouï-dire qu'il vendait des santons assez... particuliers. Un peu comme celui-ci. »
J'ai touché la tête du santon noir. J'ai aussitôt retiré la main, comme brûlé. J'ai soufflé sur mon doigt. Franck s'est pointé avec un verre d'eau rempli de glaçons. Il avait tout vu, et anticipé. Se doutait-il de ce qui allait se passer ? Je ne l'ai même pas remercié. L'eau a fumé quand j'y ai trempé mon index.
« Trop tard, vous êtes parasité. »
« Comment ça, parasité ? »
« Si vous le joignez aux autres santons, ils vont tous être mazoutés. »
« Même le petit Jésus ? »
« Et pourquoi pas ? Mais il mérite mieux. »
« Votre père était un sorcier ? »
« Vous, les blancs, appelaient ça comme ça. »
« Mais, vous-même... »
« Je suis blanche, oui. Vous êtes très observateur. J'ai été adoptée. Il avait besoin d'un modèle lorsqu'il était sculpteur sur argile. Mes vrais parents, originaires d'Ukraine, ont répondu à une petite annonce sur Internet. Ils avaient un ami qui travaillait dans un cybercafé. Ils étaient trop pauvres pour me permettre de grandir. Grâce à moi, ils ont eu assez d'argent pour continuer de vivre à peu près normalement, je pense. J'ignore ce qu'ils sont devenus. Je ne leur en veux même pas. »
« Votre père adoptif sculptait une enfant à votre image et… »
« Non. Des petits Jésus en fille. Des Josette. La rousseur l'attirait. C'est pour ça qu'il a mis cette petite annonce. Ça lui rappelait l'argile. Mais, heureusement, pas au point de violer des rouquines. Il était fortuné. Il s'est déplacé en Ukraine. J'avais dix ans. Il a négocié mon prix avec mes parents. Ils étaient dans l'impossibilité de m'élever, c'était l'occasion, ils m'ont vendu. »
« Mais... le petit Jésus n'a pas dix ans... »
« C'est bien pour ça qu'il a été chassé partout où il est passé. Il voulait organiser une crèche grandeur nature avec une ado à la place du bébé. A propos, vous trouvez ça normal un petit Jésus en fille ? »
« Moi, je m'en fous, je suis athée et je déteste ce qu'on a fait de cette fête. »
« Vous achetez pourtant des santons... »
« C'est pour faire joli. Chez moi, c'est triste à mourir. Et puis, quand j'étais gamin, j'aidais mes parents à ranger les santons dans une boîte à chaussures, et c'était à moi de les sortir, un par un. C'était mon plaisir d'enfant. Après, la crèche me laissait de glace. Lorsque je passais devant, dans le salon, je détournais la tête. Quand venaient le jour et l'heure de les remettre dans leur boîte, mes parents m'appelaient. Je n'étais jamais très loin. C'était mon boulot. En ce qui concerne le Père Noël, je n'y croyais pas non plus. Je faisais semblant. Je dictais ma lettre à ma mère qui s'étonnait toujours de mon désintérêt à trouver, à l'aube, des jouets par dizaines au pied du sapin. Je me revois demandant à mes copains de jeux ce qu'ils avaient commandé, pour copier sur eux. Il fallait bien rassurer ma mère. »
« Vous ne croyez en rien ? »
« Même pas en l'amour. »
« Je pense que, très bientôt, vous allez croire que mon père possédait un réel pouvoir. »
« Vous pouvez m'en dire plus ? »
« Hélas non. »
Elle se leva et déserta le bar. Je suis resté assis, incapable de penser. Franck m'a apporté une autre mauresque.
« Vous la buvez ici ou au comptoir, avec les autres ? »
« Avec le autres ? »
Je n'avais pas remarqué que, pendant que nous discutions, la jolie rousse et moi, tels deux comploteurs, le bar s'était rempli. J'en ai avalé une dernière pour la route, sans même trinquer avec celui qui avait payé la tournée. J'ai dit « à l'année prochaine » à Franck qui a déclaré que ce serait sympa si je venais, au cours de l'été, passer un bon moment de l'autre côté du comptoir en sa compagnie.
« J'aurai probablement besoin d'une paire de bras. »
« Tu veux surtout diviser ton taux d'alcoolémie par deux. »
Je n'ai pas dit non. En route, je me suis aperçu que je l'avais tutoyé. J'ai failli faire demi-tour pour m'excuser. A mi-parcours, j'ai senti que le santon noir s'agitait dans ma poche.
« Tu as trop bu. Bientôt, les véhicules qui te doublent vont se transformer en guépards. Rentre vite sinon ils vont te bouffer ! »
Le santon noir parlait. Mais il me fallait dessaouler pour vérifier.
« Fais gaffe ! Si tu souffles dans l'alcootest... »
« T'inquiète, qui que tu sois. Je dirai aux flics que je suis traqué par des guépards. »
« Tu me rassures. »
De retour à la maison, j'ai immédiatement commencé la crèche. La boîte à chaussures se trouvait dans le cagibi, sous l'escalier. Dès que j'ai soulevé le couvercle, une odeur d'enfance m'a sauté au visage. Je me suis dit que je préférais, paradoxalement, celle dont on nous prive dans les bars, aujourd'hui, celle de la fumée de cigarette qui me manque tant.
« Toi, tu n'y participeras pas. » dis-je au santon noir. « Je t'ai réservé une mission de confiance. On va voir si tu es magique, si le père adoptif de la jolie rousse avait un réel pouvoir. Tu seras la sentinelle de la crèche. Ta couleur de peau ainsi que ton boubou feront peur aux souris. Il y en a qui dansent dans la cheminée, le soir de Noël. Elles s'en prennent au petit Jésus. Et ce n'est pas pour le kidnapper. Le bœuf et l'âne ne peuvent pas, en même temps, lui souffler dessus pour lui tenir chaud et surveiller si... »
Je n'avais point encore dessaoulé.
Entre deux colonnades du buffet Henri II, la grange de Bethléem était aléatoirement reproduite. Mes mains tremblaient lorsque je soutirais les santons à cette boîte que j'étais bien obligé de changer tous les trois ou quatre ans, à cause de l'humidité. Dans le cagibi, la mort-aux-rats faisait des ravages au sein de la meute trotte-menu. J'ai disposé le santon noir sur un guéridon dont j'avais surélevé les pieds au moyen de vieux dicos.
« Tu seras bien, là, pour faire le taf. Pour une fois que je vais pouvoir dormir, la nuit de Noël. Comme ça, je n'entendrai pas la joie des familles réunies dont certaines, malgré le froid, laissent la fenêtre ouverte tout exprès pour qu'on puisse profiter de leur bonheur d'être ensemble. J'ai toujours l'impression qu'ils me narguent. Ces imbéciles ne peuvent imaginer que ma solitude est un choix de vie. Et toute cette hypocrisie, ces tristes flonflons. Je ne veux voir que des enfants couverts de cadeaux. Les adultes, si je pouvais, ils auraient droit à une giclée de vitriol dans les yeux. »
Alors j'ai eu l'idée saugrenue de réitérer le geste de caresser le santon noir. J'ai hurlé. Car il m'avait, une nouvelle fois, cramé le doigt. Je me suis précipité dans la cuisine où j'ai fait couler de l'eau froide sur mon index pendant dix minutes, comme il est recommandé après chaque brûlure. La douleur m'a épargné au bout de deux. J'en ai économisé huit – la flotte coûte cher. Puéril.
J'avais abandonné le petit Jésus dans la boîte à chaussures. Il allait se sentir seul, mais cela ne durerait guère. La crèche avait commencé son voyage vers un futur programmé. J'ai machinalement regardé l'endroit où mes parents « plantaient » le sapin. J'y avais installé une bibliothèque. J'achetais un livre par mois depuis que je vivais seul – une éternité. Je n'en lisais aucun. C'était juste pour occuper les étagères. Le beau meuble était devenu un cimetière.
Ci-gît, depuis août 1999, Mémoires d'outre-tombe de Chateaubriand.
Ci-gît, depuis mars 2007, Les chants de Maldoror de Lautréamont.
Ci-gît…
Et puis, si je vis assez vieux pour que la bibliothèque déborde, j'entasserai les opus comme maman le faisait avec ses assiettes en céramique...
C'était ma façon de lutter contre l'invasion des larmes.
La nuit précédant celle de Noël a été hantée par la jolie rousse rencontrée à Aubagne. Je me suis réveillé toutes les heures, de minuit jusqu'à l'aube. Le pressentiment qu'elle avait usé d'un pouvoir magique pour s'introduire dans la maison afin de récupérer le santon noir. Il était prévu pour faire le mal à celui qui s'était approprié l'emplacement du stand de son père, pas à un innocent client. Il était clair que s'il m'arrivait quelque chose, l'homme à l'accent du sud-ouest pourrait témoigner, ainsi que Franck.
« Cette femme est une sorcière. Au Moyen Age, on l'aurait brûlée. Tous les santons se sont liquéfiés dans la crèche des clients de ce monsieur. Ils ont parlé, au comptoir. Ils ont éprouvé le besoin de boire pour avoir le courage de vider leur sac. C'est tout dire. »
« Ils n'ont rien dit à la police ? »
« Ils auraient été pris pour des fadas. »
Franck n'y était pas allé avec le dos de la cuillère.
Je me suis levé alors que le froid soleil dormait encore dans son lit d'oxymore. J'ai lancé un coup d'œil en direction de la cheminée et je me suis dirigé vers la crèche. Juste à côté, il m'a semblé que le santon noir avait disparu. Mais non, c'était mon ombre qui s'amusait à masquer la réalité.
Cette fois, je me suis bien gardé de le toucher.
Il ne manquait aucun santon dans la crèche. Une seule absence, qui était prévue.
« Non, Franck, le petit Jésus n'arrive qu'à minuit. Je suis maman, c'est normal que je sois là quand il naît. Si je peux aider... Si tu ne respectes pas Noël, la femme que tu voudras épouser sera stérile et tu ne pourras fonder une famille qu'avec celle que tu n'aimeras pas. »
Du bois a craqué quelque part dans la maison. J'ai sursauté. Ce fut comme si j'avais allumé un feu... Il ne manquait que l'odeur. Je pouvais confondre les crépitements avec mes acouphènes.
Je suis sorti sur la terrasse et j'ai vu qu'un voisin avait allumé un feu de jardin. La fumée, étrangement blanche, imitait celle d'une pipe quand un grand-père cherche à faire briller les yeux de son petit-fils. J'ai fermé les miens, et les ai rouverts après avoir compté jusqu'à dix. Le silence, messager de la normalité, avait repris possession du monde.
J'ai pensé que c'était le calme avant la tempête. Je suis retourné me coucher. A peine allongé, j'ai entendu un bruit de pas dans l'escalier.
« Revenez demain soir ! Je vous laisserai la maison ! J'irai dormir à l'hôtel ! J'en ai marre de cette satanée crèche ! Mes parents ne seront pas là pour me reprocher mon gauchisme exacerbé ! Ils seraient revenus avant ! »
C'est terrible de délirer quand le sommeil vous récupère... La sensation d'être ivre.
Et je me suis rendormi. J'ai remis la machine en route à l'heure de l'apéro. J'avais surtout envie d'un bon café non sucré.
J'ai passé la journée enfermé chez moi, volets fermés. Je ne voulais pas entendre les rires et les chants des enfants. La rue en était saturée. Je les ai maudits, non parce qu'ils étaient heureux, mais parce qu'ils zappaient le fait que des adultes profitaient de leur fête pour se faire des cadeaux. Lorsqu'un rire se faufilait par les interstices, je plaquais mes mains sur mes oreilles. Je me suis retenu, à plusieurs reprises, de prendre une poêle à frire et d'aplatir les santons. Comme s'ils étaient responsables.
« Seul le petit Jésus mérite de vivre… Et comme il n'est pas encore né... »
Le santon noir n'avait pas bougé, fidèle au poste. J'avais espéré qu'il fût possédé par un démon. Son inertie m'a déçu. J'ai cru, un moment, que la jolie rousse avait inventé cette histoire. Une mythomane ?
« Si ça se trouve, ce n'est pas elle qui a parasité le stand de l'homme à l'accent du sud-ouest avec le santon noir. Et le type qui avait prétendu avoir tout vu était de mèche. Un bizutage. Ma première hypothèse était donc valable. »
Chaque fois que je décollais mes mains de mes oreilles, j'éprouvais le besoin de soliloquer.
« Et toi, dis, tu vas encore me brûler si... »
J'ai éclaté de rire. J'avais allumé des bougies pour faire des économies d'électricité. Les flammes ont réagi à un vent coulis. Elles se sont penchées.
« Un fantôme, maintenant... Je n'aurais pas dû douter des origines de la jolie rousse. »
Je me suis agenouillé sur le tapis.
« Je te demande pardon... Je perds la boule. Chaque année, je stresse à l'idée d'ouvrir la boîte à chaussures... Que vais-je devenir si elle est vide ? Le petit Jésus kidnappé… la cata ! »
J'avais pour habitude de me coucher tôt et de programmer le réveille-matin, le soir de Noël, pour qu'il sonne à 23 h 55. Pas une minute de plus, ni de moins. Le temps de sortir la figurine primitivement langée de la boîte, de la disposer entre le bœuf et l'âne, et de retourner me coucher en courant, volant au-dessus des marches comme lorsque j'avais l'âge de gagner des courses.
Je me suis relevé et j'ai ouvert une bouteille de whisky, trente ans d'âge. Le meilleur compagnon dans l'attente de l'heure des poules sans avoir à compter les secondes. Les heures sont pressées quand le cerveau est déconnecté de la réalité.
A 19 h 30, j'ai mangé un morceau et je suis monté me coucher en titubant. Je n'ai pas pris la peine de me déshabiller et d'enfiler un pyjama. La flemme. J'avais bu assez d'eau pour chasser, au réveil, les stigmates de la gueule de bois.
Il y a eu une coupure d'électricité dans la soirée, et j'ai été bouté hors du sommeil vers deux heures du matin. La poisse. Un cauchemar m'avait bien aidé. Une histoire de bonhomme de neige égorgeant les enfants pas sages qui couraient sur le trottoir, au risque de glisser et de se rompre les os, malgré les admonestations de leurs parents.
J'ai dévalé l'escalier. Parvenu dans le cagibi, j'en ai extrait le petit Jésus.
« Tu ne m'en veux pas, dis ! Pas ma faute, tu sais ! Une panne de courant… Comme si c'était le moment... »
Il y eut un silence de cathédrale.
« On commence à se connaître, tous les deux, pas vrai ? »
Je m'apprêtais à avancer la main pour lui caresser le visage, comme chaque année, lorsque je l'ai retirée.
« J'espère que tu n'es pas contaminé... Que tu ne vas pas me cramer le bout du doigt, si ? Dans le doute, je vais m'abstenir. Tu ne m'en voudras pas, hein ? Bon petit, va ! »
Je l'ai glissé dans une poche de mon pantalon. Peur de le lâcher s'il me mordait ? Cette pensée m'amusa. Je suis entré dans le salon, un peu honteux du retard. Mon ombre a enrobé le buffet Henri II, mais j'ai pu remarquer l'absence du santon noir.
« Il est tombé ! La coupure de courant, c'était peut-être dû à un tremblement de terre... »
« Tu aurais entendu les gens crier, dehors... »
« Qui êtes-vous ? »
« Regarde dans la crèche ! »
Cet accent... Pas celui du sud-ouest, non. Il roulait les r, mais... J'avais un ami, autrefois, qui...
Un fils d'immigré. Un black. Il parlait mieux le français que moi, mais il y avait cette caractéristique des hommes noirs de peau, en plus de leur incomparable sourire.
Je me suis penché au-dessus de la crèche. J'étais grand, près de deux mètres. Mon ombre était effrayante. On eût dit Gulliver. Ou un golem.
Des larmes m'ont brouillé la vue. Je m'en suis voulu de les avoir retenues. De l'autre côté de ce rideau de brume, le petit Jésus était dans la place. J'ai senti l'autre, le vrai, qui se débattait dans ma poche. La magie ne lui avait point permis d'avoir des dents.
On avait usurpé son trône. Mais le plus invraisemblable, c'est...
Il était noir. Et il y avait autre chose. C'était une Josette.
Je me suis évanoui.
Quand je suis revenu à moi, la crèche était dévastée. Je me suis mis à quatre pattes. Pris de vertige, je me suis retenu à une colonnade. J'ai fait l'inventaire des santons. Il n'en manquait qu'un : Josette avait roulé sous le vieux meuble. Je l'entendais brailler. Je l'ai récupérée. Elle m'a mordu. La salope !
Je suis retourné à Aubagne au cœur de l'été. Le bar de Franck était fermé. Définitivement fermé.
J'ai renoncé à m'y rendre à l'approche de Noël, hanté par la certitude que le stand de l'homme à l'accent du sud-ouest avait été remplacé par un arrêt de bus.
« Si, si, un arrêt de bus. »
« Et pourquoi pas un autre stand ? Occupé par un céramiste, par exemple. »
« Parce que la malédiction était destinée à détruire, pas à virer le santonnier d'Occitanie. »
« Mais vous êtes qui ? »