Le Scribe de Schaarbeek (Chapitre 04)
mathieuzeugma
Tout au long de cette rue fleurissent les Perces-Neige...
Ces filles venues du froid écloses aux yeux de tous viennent de pays glacials où elles n'ont plus d'espoir... Leurs racines sont là-bas, elles rêvaient d'Occident, elles sont venues ici pour vivre une vie meilleure...
Les piétine qui voudra...
Car arrivées ici le cauchemar continue... L'impression d'être peu, le défilé des corps... Les princes charmants sont rares dans les rues les moins riches...
Dans ce monde on n'échappe pas à ses origines, qui que l'on soit...
Devant ces femmes alanguies s'alignent les guimbardes... Sur le sol, glaviots et mégots se mêlent aux vieux gravats... Mélimélo de crasses et résidus d'ordures, c'est au milieu des restes qu'elles attirent les passants...
En vitrine, comme des objets...
Officiellement ce sont des bars... Officiellement elles sont « serveuses »... Mais jamais aucune fille n'a servi un seul verre, et jamais aucun type n'est venu là pour boire...
Jamais...
Éclairées au néon, lueur rouge permanente, ces anges aux ailes brisées irradient le pavé... Étincelantes d'une lumière qui attaque la rétine, leurs visages exposés ne sont que viande à vendre...
Viande à vendre...
Dans l'épicerie toute proche, on retrouve la méthode des néons blancs agressifs sur des steaks alignés... Flatter la marchandise, mettre en valeur la chair, et faire baver les clients pour satisfaire le besoin...
Supermarché...
Lassées d'un triste sort certaines s'en retournent au pays, usées de servitude et dégoutées des hommes... En fait de vie meilleure elle ont quelques billets, et le souvenir pesant d'avoir été à vendre...
Elles reviendront, probablement...
Elles n'ont pas le choix, de toute façon....
Car c'est ça ou travailler dans une usine de la Babel World Corp... Ouvrière à la chaine, être une machine humaine... Répéter les mêmes gestes à longueur de journée, et en rêver la nuit jusqu'à devenir folle...
Et alors regretter de ne plus être à vendre...
Au service de tous, de qui voudra, de qui pourra payer...
Comme nous tous finalement...
Pauvres êtres publiques...
*
Devant l'une de ces vitrines, qui semblait pourtant vide malgré son néon bourdonnant, un petit attroupement s'était formé autour d'un homme prosterné que tous fixaient maintenant...
La porte mystérieuse dont il était sortit s'était refermée derrière lui, et tous la regardaient maintenant sans oser s'approcher...
Devant l'évènement, le Monnayeur tout à l'heure hystérique était ressorti grommelant sur le trottoir crasseux... Immédiatement il avait lâché sa blonde pour venir contempler ce spectacle insolite, et c'est avec insistance qu'il lançait des regards allants de ce type agenouillé près d'une béquille d'acier vers cette vitrine déserte au lourd rideau opaque... Devant les spectateurs immobiles et perplexes, il s'approchait lentement de la porte fermée dont le boiteux braillard était sorti plus tôt...
On accédait à la vitrine par deux marches de pierre carrelées, sorte de marche-pied noirâtre dont on ne sait jamais s'il vous emmène au paradis ou en enfer, et plus il se rapprochait plus le bourdonnement augmentait...
Le type au pardessus, les coudes à terre et la tête entre les mains, gémissait doucement sur le trottoir glacé... Il marmonnait tout bas des paroles inaudibles, et se balançait au rythme de ses propres incantations...
Dans les yeux du mendiant une flamme se rallumait, à mesure qu'il marchait vers la porte mystérieuse... La flamme de la douleur qu'il essayait d'éteindre, buvant nuit après nuit depuis toutes ces années... La flamme d'un désir, d'un espoir ou d'une vengeance... Le genre de flamme que seuls peuvent provoquer l'amour, la passion ou la haine...
Le bruit du néon augmentait encore...
Il se sentait revivre... Il voyait soudain en lui ressurgir les possibilités d'une vie qu'il croyait disparue à jamais, et s'éloigner la mort qu'il appelait désespérément depuis tant d'années... Il se sentait de plus en plus fort, de plus en plus vigoureux, de plus en plus capable de déplacer des montagnes...
Le bourdonnement devenait assourdissant...
Il toucha la poignée abîmée par les ans, et un arc électrique jaillit du clignotant néon... Secoué de soubresauts qui agitaient ses membres, le Monnayeur trembla pendant quelques secondes...
Les spectateurs autour reculèrent tous d'un pas, craignant d'être brûlés par l'électrocution... Et soudain il tomba, comme frappé par la foudre, devant un cercle d'hommes qui le crurent d'abord mort...
Le bourdonnement cessa, l'arc électrique aussi...
Immobile et fumant, il mit quelques secondes avant de se relever... Le choc l'avait sonné, il reprenait son souffle... Et puis il se dressa... Lentement... Dos à ses spectateurs... Faisant face à cette porte qui l'avait presque tué... Dans la lumière étrange d'un néon rouge puissant qui entourait son corps d'un halo mystérieux...
La lumière qui en sortait était intense maintenant...
Beaucoup plus intense que dans les autres vitrines...
Et tous auraient dit qu'elle tirait vers le pourpre...
Lorsque le vieux mendiant aux cheveux blancs se retourna vers eux, c'est surtout son regard qui impressionna les hommes... Plein d'assurance, il balayait l'assemblée avec calme et détermination, comme s'il se savait investi d'une mission particulière... Une légère fumée blanche se dégageait de ses habits râpés... Il dominait... Par sa silhouette massive, et par son attitude...
Chacun attendait qu'il parle, et il parla :
- Messieurs!!!
Sa voix était tonnante, autoritaire, et en fit tressaillir plus d'un... Alors dans le halo rougeâtre qui lui servait d'auréole, chacun tendit l'oreille pour écouter son discours...
- Messieurs, continua-t-il, c'est un grand jour que le jour d'aujourd'hui...
Tout le monde retenait son souffle, les yeux braqués vers le vieux, sauf le boiteux à genoux qui face contre terre priait toujours...
- Messieurs nous venons d'assister à un événement qui va changer nos vies à tous... Aujourd'hui, messieurs, je peux vous affirmer que la vie telle que nous l'avons connue sera bientôt terminée... La fin de cette vie est proche mais ne craignez rien!... Non! Ne craignez rien!... Car c'en est une nouvelle qui commencera bientôt...
Devant lui on s'étonnait, on s'écarquillait en silence... Certains gardaient même la bouche ouverte, ébahis par cet ivrogne notoire retrouvant une élocution parfaite et un langage soutenu... Sous le choc, le miracle les avait laissé béants...
- Car messieurs, continuait-il, nous venons d'être les témoins de faits exceptionnels... D'abord la guérison de cet homme... Oui! Messieurs! Sa guérison!...
En disant cela, il désignait du doigt le boiteux prosterné, qui marmonnait toujours sur le trottoir glacé...
- … Cet homme que nous avons tous vu arriver en boitant, et qui maintenant marche droit sans sa béquille d'acier!... Cet homme qui vient sous nos yeux de retrouver pleine possession de ses jambes!... Cet homme qui par le simple fait d'être en contact avec Elle, s'est vu accordé le droit de vivre une nouvelle vie...
« Avec Elle »... Le vieux mendiant marquait la prononciation du mot « Elle » en accentuant légèrement le ton de sa voix... Il aurait aussi bien pu dire « Yahvé », « Jésus » ou « Mahomet »...
Il aurait aussi pu dire « Seigneur »...
L'auditoire était captivé, et ne pouvait que constater la béquille renversée et inutile qui se trouvait près du boiteux... Effectivement il s'était mis à marcher... Effectivement la guérison était inexpliquée... Et de l'avis général on ne pouvait croire que ce que l'on voyait...
- Un nouvelle vie... Un nouveau départ... La promesse d'une nouvelle espérance...
Son vieux manteau fumait toujours...
- Une nouvelle vie comme la mienne, messieurs... Oui : comme la mienne!... Car j'ai touché la porte de Son sanctuaire et je m'en suis trouvé métamorphosé!... Regardez-moi, vous qui m'avez connu!... Regardez-moi et constatez!...
Au milieu des hommes, les plus faibles mettaient déjà un genou à terre, persuadés des miracles étalés devant leurs yeux... Ils se prosterneraient bientôt devant l'évidence affichée... Certains tremblaient même à l'annonce de l'échéance toute proche, dans la promesse d'une nouvelle vie qui s'annonçait libératrice...
- Car oui, messieurs : prenez ces événements comme des messages, comme des preuves de Sa puissance!... Elle est là!... Nous l'attendions et Elle est venue!... Inclinons-nous dans l'attente de Son règne!... Son nom vous a été révélé tout à l'heure : il s'agit de l'Annonciatrice!...
Derrière lui, le néon recommençait lentement à produire son bourdonnement continu...
De sa place, Irina regardait la scène... Depuis le temps qu'elle était là, elle en avait vu plus que n'importe quelle fille de son âge... Les bagarres, les accidents, les coups de feu étaient fréquents dans le quartier rouge... Mais jamais rien n'avait exercé sur elle une telle fascination...
Le Monnayeur était méconnaissable... Même si elle le voyait alors presque de dos, elle ne reconnaissait pas le vieux clochard venu tant de fois devant sa vitrine... Il était droit, il était fier, il dominait l'assemblée pour lui apporter son message...
Quelque chose se passait sous ses yeux, sous leurs yeux à tous...
Debout dans sa vitrine elle voyait dans le regard des hommes des lueurs étranges, sur leurs visages des expressions fascinantes qu'elle n'aurait pas su décrire au premier abord... Et puis brusquement elle réalisa : ce qu'elle voyait dans l'attitude de ces hommes, ce n'était rien que de la dévotion...
Elle en oublia même de prendre son habituelle pose lorsque le battant de la porte de la gare déversa un nouveau flot de voyageurs, amenés par le train que personne n'avait entendu...
Parmi ceux-ci, de nombreux hommes ralentirent leurs pas à la vue du petit attroupement autour du type à terre, et se rapprochèrent croyant à un accident ou à une agression... Par curiosité morbide, ils vinrent alors et joignirent l'assemblée formée devant la vitrine bourdonnante...
Et alors par à-coups successifs ils vinrent augmenter l'auditoire du Monnayeur, celui qui montrait maintenant le ciel de son doigt tendu... Ils s'amassèrent là comme d'autres s'amasseraient bientôt devant le vieux mendiant... Certains par curiosité, d'autres simplement parce qu'ils n'avaient rien à faire... Au fil des heures ils viendraient renforcer par paquets la masse de son auditoire bouche-bée, chaque nouvelle rame de train amenant son lot de spectateurs attentifs...
- Là-haut, messieurs, un Dieu veille sur nous et nous a toujours sauvé dans les périodes difficiles, et nous sommes dans une période difficile, comme vous le savez... Il nous a déjà envoyé des prophètes qui ont transmis Son message, et bien Elle fait partie d'entre eux... Elle vient pour nous sauver, les dieux ont mis toute leur joie en Elle et pour prouver Son pouvoir ils lui ont permis de guérir les malades... Elle est l'Annonciatrice d'un nouveau monde à venir, qui s'offrira à nous lorsque les cieux s'ouvriront pour sauver les justes et les persécutés...
Le clochard montrait du doigt le ciel presque totalement éteint, et tout le monde leva la tête pour regarder là où l'on pouvait encore distinguer quelques étoiles dans la nuit finissante, à nouveau visibles à l'extinction des lumières de la ville... Et la lune disparaissait lentement devant le bleu du ciel, où le soleil encore bas montait lentement dans l'infini limpide...
- Dans Son immense bonté, continuait le Monnayeur, Elle m'a fait le transmetteur de Son message, Elle m'a demandé de propager la Bonne Nouvelle... Vous saurez par ma bouche ce qu'Elle veut de vous... Vous saurez par ma bouche comment vivre une nouvelle vie, et comment être délivré de celle qui vous cause tant de souffrances... Elle apparaitra bientôt car les grands événements sont proches et nous concernent tous!... Oui, tous!... Toutes les communautés de ce monde!... Alors approchez et écoutez le modeste apôtre de Son message, car l'heure est venue de la Révélation!...
Et quand les hommes baissèrent les yeux d'un ciel encore noir qui les aveuglait pourtant, ils virent un nouveau miracle qui les tint muets de stupeur...
Car du type au pardessus tout à l'heure prosterné et à qui plus personne de prêtait attention, du type boiteux par qui le miracle était arrivé, de la source du rassemblement qui se tenait maintenant dans cette rue, ne subsistait plus que la béquille d'acier sur le trottoir gelé...
Sans explication, il avait disparu...