Le Scribe de Schaarbeek (Chapitre 05)

mathieuzeugma

            Le carillon résonne tel une sonnette d'alarme...

            Et le tressaillement du rideau de la fenêtre voisine me laisse penser que j'étais attendu... La vieille porte s'ouvre alors sur un bonhomme un peu vouté, la soixantaine passée... Sa silhouette dégage tout de même une impression de force, propre à ces hommes qui ont enduré toute leur vie un pénible travail manuel... Sous son front dégarni et ses yeux pétillants, un large sourire barre son visage à peau mate, et les profondes rides de son visage me rappellent les vaguelettes provoquées par les pierres sur les eaux calmes du lac lorsqu'enfant j'allais faire des ricochets avec son fils dans les parcs alentours...

            - Salem Aleikoum!... Bienvenue!... Entre, Sahib, entre!... La vérité, bienvenue!... La vérité!!!...

            Ce vieil Ahmed, avec sa manie d'appeler tous les blancs « Sahib » et de répéter toujours deux fois la même chose... Manière de rallonger ses phrases, pour ne pas chercher ses mots... « La vérité », qu'il dit toujours... « La vérité »... Il a gardé ce fort accent marocain, malgré toutes ces années passées dans le quartier...

            Je suis à peine entré que déjà sa femme s'affaire à m'accueillir... Plutôt  petite, elle trottine sur le carrelage abîmé et l'écho de ses pas emplit la pièce... Le voile coloré qui cache ses cheveux encercle un visage aussi souriant que celui de son homme, et c'est avec empressement qu'elle s'accroche à mon col...

            Sur la pointe des pieds, elle me dit :

-        Laissez-moi vous aider, Monsieur... Laissez-moi vous aider... Soyez le bienvenu!... La vérité vous êtes ici comme chez vous!...

            Son accueil me fait sourire... Au fil des années elle a pris les tics de langage de son mari... C'est donc vrai que dans les vieux couples les gens finissent par se ressembler, par parler l'un comme l'autre, mimétisme inévitable forgé par les années...

            Quelques minutes plus tard, débarrassé de ma veste emportée par la vieille femme, je suis attablé devant un plat de pâtisseries... Table aux contours usés, entourée de chaises aux sièges mal rempaillés... L'eau bout depuis longtemps, et l'odeur qui flotte dans l'air laisse présager pour bientôt une tasse de thé à la menthe...

            Ahmed s'assied en face de moi, toujours le sourire aux lèvres... Dans la pièce voisine, à travers la porte entrouverte, j'entends le bruit de fond d'une télé allumée... Brièvement, un visage d'adolescente paraît dans l'entrebâillement, pour disparaître aussitôt quand je lui jette un coup d'œil...

            Ahmed me lance joyeusement :

-        Mais je t'en prie, Sahib, restaure-toi!... Fais comme chez toi!... Mange, mange!... Tout est pour toi si tu veux!...

            Il braille un peu... Avec le temps il a dû devenir un peu sourd... Mais c'est vraiment un bonhomme, avec un bon fond tout simplement...

            Les pâtisseries sont bonnes, aussi chaleureuses que ces gens, et c'est avec entrain que j'en croque quelques-unes... Souvenirs d'enfance, quand je venais ici en manger par dizaines... Au retour de sa femme qui reste debout derrière lui, le vieil homme reprend :

-        La vérité, quand j'ai appelé l'administration et qu'ils m'ont dit que c'était toi qu'ils envoyaient, j'étais fou de joie, tu penses!... Un ami de la famille!... Depuis tout petit!... Depuis tout petit!... Regarde, Fatima : c'est Jon!... Regarde un peu comme il est grand!... La vérité!... Regarde!...

            La vieille femme acquiesce, de sa petite voix contenue :

-        C'est vrai que vous avez bien grandi, ça fait plaisir!...

-        Fatima! proteste gentiment son mari...  Pourquoi tu lui dis « vous »?... C'est Jon!... C'est l'ami de Karim!... Tout petits ils étaient inséparables!... La vérité!... In-sé-pa-rables!...

            Chaque syllabe est martelée sur le dernier mot prononcé... Il me lance une tape sur l'épaule, bourrade amicale qui me fait osciller... Un peu gênée la vieille femme s'explique :

-        C'est que maintenant c'est un Monsieur!... Il travaille à l'administration, alors...

            Son respect m'incommode... Si elle savait quel boulot de merde je dois faire pour vivre!... Si elle voyait dans quel taudis j'habite!... L'espace d'un instant, mon visage s'assombrit...

-        Voyons, Fatima!... Tu vois bien que tu le gênes!... Prends un gâteau, Sahib!... Prends un gâteau!... Restaure-toi!...

            Je le remercie d'un signe de tête, mais je n'en reprends pas... Soudaine aigreur remontée de mon ventre, relent d'acidité dans le fond de ma gorge... Symptôme de l'échec de ma vie revenu à mon esprit, d'un passé ruminé et bien fermenté qui me consume les amygdales, je garde les yeux baissés sur les pâtisseries devant moi... C'est le goût de moi-même qui brûle le fond de ma gorge : acide, aigri, pétri de rancœurs et de désillusions...

            C'est Ahmed qui reprend :

-        Alors, Sahib!... Comment va?... Tu as peut-être une petite famille depuis le temps?... Non?...

-        Euh... Non, non... Pas marié, pas d'enfants...

-        Ha! Ça va venir... Un homme avec une situation, ça se marie, Sahib... Ça va venir... Et ta mère, comment elle va?...

-        Elle est décédée... Il y a deux ans... Cancer...

            Son sourire s'efface l'espace d'un instant...

-        La vérité toutes mes condoléances... Je savais pas, Sahib... Toutes mes condoléances... Mais enfin bon, tant que toi tu as la santé, tu... Euh...

            Voyant à ma mine qu'il est sur un mauvais sujet de conversation, il tente une sortie sur autre chose... Le vieillard s'affaire, il déballe ses papiers... Sortis d'une pochette craquelée les documents s'étalent, et la raison de ma venue est maintenant sous mes yeux...

-        Bon... Tu vois, Sahib : c'est pour ça que j'ai appelé...

            Intervention de Fatima, toujours postée derrière son mari :

-        C'est moi qui ai dit d'appeler pour avoir de l'aide... Il voulait pas... Il disait...

-        Mais enfin Fatima! proteste le vieux... Me fait pas passer pour... Oh!...

            Le oh se fait trainant, rendant le reproche attendrissant... Dans son dos, sourire de Fatima devant l'orgueil du père, reste de fierté auquel il tient toujours... Il se tourne à nouveau vers moi :

-        J'ai reçu un papier de l'électricité, Sahib... Et je ne sais pas quoi faire...

            Il me tend la feuille, frappée en en-tête d'un logo Babelec... Rappel de paiement... Ahmed continue :

-        J'ai jamais reçu ça avant, Sahib... Tu comprends?... Alors je me demande... Je me demande...

            Sa voix perd en assurance, elle s'erraille légèrement... L'humilité paraît sur son visage, et c'est en baissant les yeux qu'il m'avoue :

-        Tu sais Sahib : j'ai lu ce qu'il y a d'écrit... J'ai bien vu qu'ils voulaient de l'argent... Mais j'ai peur de me tromper, Sahib... J'ai peur de me tromper... Moi je veux bien les remplir, les papiers, mais je sais pas faire... J'ai pas beaucoup été à l'école moi, Sahib... J'ai pas beaucoup été à l'école... C'est pas que je sais pas lire, c'est que j'ai peur d'avoir des problèmes après si je fais mal...

-        … Si on fait mal, après...

            La vieille reprend comme un écho chaque phrase de son homme... Les yeux toujours baissés, je vois bien qu'il a honte de m'avouer sa faiblesse...

-        Vous leur direz bien, Monsieur, reprend Fatima... Vous leur direz bien qu'on veut bien payer?... Mais qu'on a peur de mal faire...

            Je réponds d'un signe de tête à leurs regards inquiets, puis je me tourne vers Ahmed... L'espace d'un instant, j'hésite à leur poser la question nécessaire :

-        Mais cette facture, vous pouvez la payer?...

            Il relève la tête... Dans un hochement d'épaules et sur un ton plus grave, il me répond :

-        On pourra bientôt, Sahib... On pourra bientôt... Il faudrait que Karim revienne avec de l'argent...

-        … faut qu'il revienne, approuve sa femme, les yeux soudain légèrement perdus dans le vide, et la voix étranglée...

            Karim... Mon vieux pote de l'école...

            Quand je pense que toutes nos études on les a faites ensemble, de la plus petite section jusqu'aux études supérieures... Les mêmes écoles, les mêmes diplômes, et il était toujours meilleur que moi... De pas grand chose, mais meilleur... À chaque fois la mention supérieure, ou la note au-dessus de la mienne... Un bosseur... Et puis on s'est perdu de vue, sur les routes de la vie...

-        Karim?... Mais revenir d'où?...

            Les deux vieillards échangent un bref regard, et une lueur d'inquiétude traverse leurs visages... Ahmed reprend la parole, soutenu par sa femme qui acquiesce une phrase sur deux en en répétant la fin, en écho :

-        Bah... Tu comprends, Sahib... La vérité c'est qu'on sait pas vraiment...

-        … On sait pas... confirme la vieille.

            Il marque une pause, puis reprend :

-        Ça fait six mois qu'on ne l'a pas vu... D'habitude il revient régulièrement, toutes les semaines... On se revoit, c'est un bon gars... Tu le sais, toi, Sahib, que c'est un bon gars, qu'il ne ferait pas de mal à une mouche... Tu le sais, toi Sahib, un ami de la famille...

-        …  Un  bon gars...

-        C'est bizarre... Vous avez essayé d'appeler à son travail?...

            Silence des vieillards qui se regardent à nouveau... Ahmed continue :

-        Bah... C'est-à-dire que du travail, Sahib... Comment dire... Il en a jamais vraiment trouvé...

-        …  Jamais...

            Silence dans la pièce, seulement troublé par le brouhaha de la télé voisine, en toile de fond... Pas trouvé?... Un type qui avait toujours les meilleurs résultats?... Chômeur?... Depuis tout ce temps?...

            Ahmed poursuit :

-        … Mais il est débrouillard, mon fils... Il est débrouillard... Souvent il revient et il nous donne de l'argent, pour aider... « Pour les factures », il dit... Ah c'est un bon garçon, mon fils... Toi tu le sais, Sahib, que c'est un bon garçon...

-        … Oui, un bon garçon, reprend toujours sa femme, soudain plus enthousiaste...

            La gêne emplit la pièce, concernant l'origine de cet argent surgi de nulle part... Pour crever l'abcès, Ahmed justifie :

-        Il doit sûrement trouver des contrats, mon fils... C'est un bon garçon, toi tu le sais...

-        … Un bon garçon...

            Je garde le silence, dubitatif... Le vieillard poursuit :

-        C'est vrai que sans lui, on a un peu de mal... Il nous a toujours aidé, même tout petit... Tu te souviens quand il était petit, Fatima?... C'est lui qui me lisait les lettres... Ce que je sais lire aujourd'hui, c'est lui qui me l'a appris!... Ha! Il a toujours été bon à l'école, mon fils!... Et toi aussi, Sahib, je me rappelle que tu étais bon... C'est pour ça que toi tu as réussi dans la vie!...

            Nouvelle brûlure au fond de ma gorge, que je tente d'apaiser d'une gorgée de thé froid... Soudain dans la pièce voisine le volume de la télé augmente violemment, emplissant brusquement la pièce d'une musique braillarde elle-même couverte d'une voix d'adolescente plus hurlante que chantante...

            D'un bond, et malgré ses douleurs, Ahmed se lève et ouvre la porte en grand... De l'autre côté devant un canapé, deux adolescentes regardent les clips musicaux... Télé-réalité, le clip des stars du moment... Pantins gominés sur musique artificielle, les simili-people paradent en mimant les paroles... Uniques modèles de réussites factices pour adolescentes avides de tout espoir...

            La plus grande des deux filles, d'une quinzaine d'années, bondit dans la pièce en hurlant... « Let me live, let me live, let me live in this world » crache-t-elle à la face de son père lorsqu'il entre dans la pièce, ses cheveux défaits s'agitant en tous sens à chaque mouvement de sa tête...

            L'autre fille, légèrement plus jeune, regarde avec admiration sa sœur se défouler... Elle chantonne timidement la même chanson idiote, sa voix restant couverte du vacarme de l'ainée...

            Elle reste assise, en chaise roulante...

            Le père éructe :

-        Salima!... Qu'est-ce que c'est ces façons!... Devant un invité!... Tu veux me faire la honte, c'est ça?... Tu veux faire la honte à ton père?...

            La voix du vieillard peine à couvrir la musique, et c'est avec des mots enroués qu'il éteint maintenant le poste... Pris d'une quinte de toux, il se courbe un instant devant sa fille dressée devant lui...

            Salima, la musique coupée, s'est arrêté de danser... Elle défie maintenant son père d'un regard supérieur...

-        Va dans ta chambre, maintenant!... Je veux plus entendre de la musique!... C'est fini!... Obéis!...

            Avec un sourire insolent, elle se retourne lentement devant son père sans souffle... Après avoir marmonné quelque chose, elle disparaît dans un couloir... Une porte qui claque... Puis plus rien, plus un bruit...

            Le père se tourne alors vers la petite en fauteuil :

-        Latifah, je sais que tu n'as rien fait... C'est ta soeur... Tiens : prends la télécommande, tu peux regarder... Mais pas trop de bruit, hein?... Nous avons un invité... C'est important... Soit sage, ma petite chérie...

            Les yeux levés vers son père, la cadette prend la télécommande, et disparaît derrière la porte qu'Ahmed referme en revenant, toujours essoufflé de son coup de sang...

-        Je suis désolé... C'est notre fille... Tu te rappelles Salima, Sahib?... Elle était encore petite lorsque tu l'as vue, maintenant c'est presque une femme... Mais elle nous en fait voir, la vérité, elle nous en fait voir... Depuis qu'elle a vu que son frère ne trouvait pas de travail malgré tous ses diplômes, elle refuse de travailler à l'école... Elle a de très mauvaises notes depuis des mois, et là elle a réussi à se faire renvoyer...

-        Pourquoi?

-        Elle a insulté son professeur, Sahib!... La vérité la honte qu'elle m'a fait!... La honte!... Moi qui l'avait présentée le jour de la rentrée comme la sœur de Karim le bon élève, de Karim le bon exemple!... La honte!...

-        … La honte... reprend Fatima la tête baissée...

-        Et bin... Et qu'est-ce qu'elle lui a dit pour se faire virer?...

-        Ce qu'elle lui a dit, Sahib?... Ce qu'elle lui a dit?... La vérité j'ai du mal à te le répéter sans sentir la honte remonter sur mes joues!... Elle lui a dit qu'il n'était qu'un « bâtard de privilégié de merde » et qu'il avait dû « acheter sa place comme tous les bourges qui ont du fric »!... Mais tu te rends compte, Sahib?... À son professeur!...

            Il grimace en m'expliquant devant la haine portée par ces mots...

-        Tu te rends compte, Sahib?... Tu te rends compte comment sont les jeunes, maintenant?... C'est pas comme ça que je l'ai élevée, c'est pas comme ça... Et ça depuis qu'elle voit que son frère a disparu... Ah s'il était là elle filerait plus droit, la vérité!...

-        Elle ne croit plus en l'éducation?...

            L'espace d'un instant, je me dis « Comme je la comprends! »... Moi aussi ça ne m'a pas sauvé de faire des études... Ahmed, de son côté, recommence à s'enflammer :

-        C'est sûrement pour ça, Sahib!... Sûrement pour ça!... Elle se dit que ça sert à rien d'aller à l'école!... Ha la la!... C'est quoi cette société dans laquelle les érudits ne récoltent plus le fruit des leurs connaissances?... Où les professeurs sont insultés, où les diplômés sont au chômage... La vérité j'ai peur pour ce monde, Sahib... J'ai peur pour ce monde...

-        C'est surtout pour elle que j'aurais peur à votre place...

            À ma remarque, un éclair d'inquiétude passe dans ses yeux, et il se calme un petit peu...

-        Oui, Sahib... J'ai peur pour elle aussi... Elle se détourne du droit chemin pour contempler ses idoles, ses émissions pour devenir célèbre... Je n'arrive pas à la raisonner... Je n'y arrive pas... Je ne vais quand même pas la frapper... Il faut que son grand frère revienne, lui il avait le respect... Lui il savait la remettre en place...

            Un instant de silence... Désespoir du père qui n'a plus d'influence sur ses enfants... Pensée pour l'absent, le potentiel sauveur, et je reprends :

-        Karim est vraiment important dans cette famille, s'il n'avait pas été là...

-        … Sans lui jamais on aurait pu s'en sortir! s'exclame Ahmed qui me coupe dans ma phrase... Jamais!... Regarde, Sahib : moi ça fait trente ans que j'habite là, à Schaarbeek... Depuis que je suis arrivé du Maroc avec Fatima ma bien-aimée...

            Sourire de l'intéressée qui se tortille derrière lui... Le poids des années, qui trop souvent détruit tant de couples, avait au contraire scellé ces deux-là dans une tendresse réciproque, dans une connivence entendue...

-        Trente ans, Sahib!... Et bien j'ai toujours l'accent du pays... La vérité c'est pas simple de le perdre, dans ce quartier, quand tout le monde que tu connais il parle arabe : c'est pas si simple... C'est pas si simple... Alors apprendre bien la langue d'ici!... Et l'écriture!... C'est difficile... Encore si on avait habité dans un quartier avec les... gens comme toi... les...

-        Les blancs?...

-        Oui, voilà... Comme tu dis, Sahib...

            Le sourire que je lui adresse est amical, celui qu'il me rend est gêné... Mais je sens chez lui le besoin de continuer à parler, de déballer ses problèmes à quelqu'un qu'il croit important... Il poursuit :

-        Si on nous avait laissé vivre ailleurs, alors on aurait perdu l'accent... Si on m'avait appris, j'aurais pu lire tout seul... Mais depuis qu'on est là, c'est comme si on nous parquait... La vérité, Sahib, c'est comme si on nous parquait...

-        … Comme si on nous parquait...

            Derrière lui, sa femme acquiesçait d'un signe de tête, toujours en reprenant ses paroles... Sentiment d'enfermement dans un quartier dans lequel tout le monde se connait, joyeuse prison aux barrières invisibles, dont quasiment personne n'a jamais pu sortir...

-        Encore, Sahib, quand j'avais du travail on s'en sortait à peu près... Mais depuis qu'ils m'ont mis dehors... Depuis qu'ils m'ont mis dehors... Vingt ans là-bas et ils m'ont viré comme un chien... La vérité : comme un chien... Quand Babel Corp a racheté la fabrique... Pourtant tout ce que j'ai pu donner, dans cette usine... Tout ce que j'ai pu donner... Mes jours, mes nuits, mes mains, mon dos...

            Le corps voûté, le vieillard avait levé ses mains abîmées par les ans et les montrait bien haut pour que j'en voie les cicatrices... Il s'épanchait toujours, heureux de crever l'abcès... Sa femme avait maintenant posé la main sur son épaule, contenant par ce geste les larmes qui humectaient ses yeux...

-        Maintenant que l'usine est fermée en partie, Sahib, toute la journée je vois d'anciens camarades passer dans la rue... Ils n'ont rien... Rien à faire... Ils vont voir les prostituées dans la rue en bas, près de la gare... Je suis sûr qu'ils ne rentrent même pas chez elles sinon avec quoi ils les paieraient?... Avec quoi?... Ils n'ont plus rien... Plus rien...

            Plus rien... Moi non plus je n'ai plus rien... Babel a tout avalé dans la région...

-        Alors comment veux-tu que je résonne mes enfants, Sahib?... Comment?... Quand leur père n'a pas de travail, comment veux-tu qu'ils m'écoutent alors que je n'ai pas su réussir, et que même à mon fils je n'ai pas su apporter la réussite?... Ça m'inquiète, Sahib!... Ça m'inquiète!... Parce que la vérité c'est que je ne vais rien transmettre à mes enfants, Sahib!... Rien!... Toute une vie de travail et il n'en reste rien!...

            Le fier vieillard baisse à nouveau les yeux... J'ai cru un instant qu'il étouffait un sanglot, et c'est avec un trémolo dans la voix qu'il reprend :

-        Tu comprends, Sahib : on a bien essayé de faire quelque chose... De voter pour ceux qui nous promettaient du changement, par exemple... Mais jamais rien n'a changé, Sahib... Jamais rien n'a changé... Babel Corp fait toujours ce qu'elle veut.... Elle broie les gens comme des riens du tout...

            Des souvenirs d'usine me reviennent en mémoire, des souvenirs d'injustices où parfois les incompétences mutuelles se tiennent la main pour s'unir contre ceux qui veulent seulement faire leur travail... C'était prémonitoire, peut-être, annonçant ce qui se passe maintenant... Le signe de l'émergence d'un nouveau type de domination...

-        Oui, je comprends : c'est moche ce que vous a fait Babel Corp... Tout ça je pense que c'est la faute de l'Héritier, depuis qu'il est là...

            Le vieillard me coupe encore :

-        Tu veux que je te dise, Sahib... J'ai pas beaucoup été à l'école, mais je crois pas que ce soit la faute de l'Héritier... Ça je l'entends souvent mais je crois que les gens se répètent ça parce que ça les rassure... Je crois que la Tour de l'autre côté du pont... La Tour Noire... La Tour immense de Babel Corp... Et bien c'est nous tous qui l'avons construite... Nous tous... En continuant d'acheter les produits Babel... Nous tous... On aurait dû arrêter d'acheter quand on a vu les premiers camarades se faire licencier dans les autres usines... On aurait dû réagir... On aurait dû lutter, s'organiser... Mais on n'a rien fait... Rien!... Trop égoïstes... Trop vaniteux... Trop contents de rester au travail quand les autres étaient virés... On s'est crus meilleurs qu'eux, par vagues successives... J'ai cru que j'y échapperais mais un jour mon tour est venu, comme les autres... Un jour ils m'ont dégagé, les gens de Babel... Pas solidaires qu'on était, nous les ouvriers... Trop contents de s'acheter les derniers objets vantés par les publicités... Tout le monde se disait « je suis innocent », « je n'y suis pour rien »... En vérité nous avons tous été lâches et c'est notre lâcheté qui nous a perdu et qui a élevé cette Tour de malheur au dessus de nos têtes...  Nous sommes tous coupables de ce qui nous arrive... Nous tous...

            Le vieillard continuait de répéter la même phrase... « Nous tous »... « Tous coupables »... Et ces mots résonnaient étrangement à mes oreilles...

            Tous coupables...

            Tous...

-        Tous des PUTES!

            Tout le monde relève la tête devant la voix surgissante... C'est Salima, revenue sur ses pas, dont la silhouette se découpe maintenant dans l'encadrement de la porte... Sous le coup de la surprise personne n'a réagi, même pas son père...

-        Tous des PUTES! répète-t-elle, les yeux flamboyants de fureur... Nous sommes tous des PUTES!...

            Le mot est martelé, appellation surprenante... Réaction du père qui s'étrangle à moitié :

-        Salima!... Qu'est-ce que tu me fais la honte encore?... Tu vas arrêter et...

-        Non j'arrêterai pas!... C'est vrai ce que je dis : on est tous des putes quand on fait partie des pauvres... Tous!... Pas que les filles près de la gare!... Tout le monde!... Les ouvriers, les chômeurs, les étudiants!... Femmes, hommes, enfants!... Arabes, blancs ou noirs!... Réduits à vendre tout ce qu'on est pour une bouchée de pain!... Toujours pour moins cher!... Quel que soit ce qu'on a gagné!... Quel que soit ce qu'on a appris!... Quel que soit qui on est!... À ceux qui vivent de l'autre côté, du côté des riches... Si tu vis ici c'est que tu es pauvre... Et si tu es pauvre alors tu fais partie des putes... Des PUTES! Des PUTES! Des PUTES! Des...

            La gifle est partie, stoppant là l'épanchement... Sous l'élan de la main du père la petite n'a pas flanché, et son immense colère est restée dans ses yeux... Les dents serrées elle retient ses larmes, et présente à son père une joue déjà rougie...

-        Va dans ta chambre, Salima... Va dans ta chambre... murmure le vieil homme, la voix tremblante...

            La petite s'exécute, désespérée de tant de résignation, tandis que le vieux se rassoit lentement... Les yeux baissés vers la table il paraît sous le choc de ce qui vient de se passer, et c'est presque dans un murmure qu'il me déclare alors :

-        C'est la première fois que je lève la main sur un de mes enfants, Sahib... La première fois... Ça n'était jamais arrivé... Jamais... Jamais...

            Alors dans le silence des humains sur notre assemblée revenu, seul le bourdonnement du poste voisin dominait et se faisait encore entendre... Nous restions là ballants, méditants, presque aphones devant ces évènements nouveaux, et désarmés sur la conduite à adopter pour se sortir de l'ornière de la rébellion des plus jeunes...

            Mêlé d'ingratitude, le désespoir avait attaqué l'unité familiale...

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