Le silence dans la tempête

lise-rose

La fenêtre qui donne sur le boulevard Industriel est grande ouverte. L'heure de pointe est passée. Les coups de klaxons doivent s'être estompés. Il reste les rares voitures qui, sans doute en retard, poussent sur le champignon pour faire vrombir leur moteur. Au loin, j'aperçois la pointe de l'Eglise Saint Julien et les quelques touffes vertes qui l'entourent. Je regarde ma montre. Bientôt, les cloches sonneront l'heure pile mais je ne les entendrai pas. Je regarde l'écran de mon ordinateur. Le ventilateur se met en route. Il crie pour mieux refroidir les composants sous tension. L'air brassé caresse ma main et j'attrape des frissons. Les chiffres s'emmêlent et je ne parviens pas à trouver l'erreur dans ce maudit bilan. Je suis distraite par des lumières bleues qui dansent sur les fenêtres. Une ambulance passe, toute sirène hurlante. Les voitures se rabattent et ralentissent pour la laisser passer, puis accélèrent. Les pots d'échappement toussent.

J'ai à peine reposé mes yeux sur l'écran que je sens le sol vibrer. Des pas de femmes en hauts talons résonnent dans le paysager. Des pas assurés, réguliers et dynamiques. Je les reconnaîtrais parmi mille. Les tremblements sur le sol stratifié s'amenuisent pour disparaître complètement. Joséphine doit s'être assise. Je ne la sens plus. Son bureau se trouve à l'opposé du mien et, derrière les armoires, je ne la vois pas.

Charlotte se balance en rythme sur sa chaise. Elle a ses écouteurs sur les oreilles. Elle ne les enlève que quand elle parle. La pauvre se plaint du bruit des convecteurs. Eté comme hiver, ils grondent et provoque des maux de tête à mes collègues. Moi, j'ai l'avantage de ne pas être sensible à ce genre de chose.

Mon collègue a décroché son téléphone. Ses paroles se perdent dans sa longue barbe grise et je ne parviens pas à comprendre ce qu'il raconte. Il a un air enjôleur. Des fossettes se creusent sur ses tempes. Il doit parler à une femme et l'éblouir par ses jeux de mots. Je l'imagine glousser de plaisir à l'autre bout de la ligne.

J'essaye d'examiner une nouvelle fois la centaine de chiffres alignés sur mon écran. J'ai analysé la première ligne quand une agrafeuse se fracasse sur mon bureau, juste à côté de la photo de ma fille. Je sursaute et me mets à rire. Généralement se sont des élastiques ou des boulettes de papier qui me font sortir de ma bulle. Mon collègue m'explique qu'il a une question urgente à me poser et qu'il a agrippé le premier objet à sa disposition pour attirer mon attention. Il n'avait pas le temps de froisser un morceau de papier. Je ne comprends rien à ce qu'il me demande. Je peste intérieurement parce que cela fait des années que je lui demande de couper cette sacrée barbe plus court. Il répète sa question en articulant mieux et les mots qu'il utilise me font comprendre qu'il est irrité. Je lui réponds calmement. Il ne faut pas réveiller un chat qui dort au risque de se retrouver devant un lion qui rugit.

Je regarde de nouveau par la fenêtre mais me rends rapidement compte que tout le monde s'affaire. La porte de l'étage s'est ouverte pour laisser entrer des pas trainants, léger et peu assurés. Le chef vient vérifier que nous sommes encore tous à notre poste. Il serre toutes les mains. Il s'arrête longtemps près de Paul. De dos, je le vois acquiescer, puis il semble se rétracter. Sa tête passe de gauche à droite avec une force que je ne lui connais pas. Sa petite carrure ne laisse présager qu'une voix douce et conciliante. Il ne doit pas être d'accord avec la proposition que lui fait Paul. L'orage passé, il continue son tour, un sourire peint sur son visage. Il s'approche de mon bureau et me signe un bonjour. Ca doit être le seul signe qu'il connaisse, peut-être aussi suis-je la seule sourde qu'il connaisse. Je lis sur ses lèvres bien dessinées un « bonjour Elizabeth, tu as trouvé l'erreur ? ».

Signaler ce texte