Le silence de la toile

manou-croze

Assis devant cette toile encore vierge, il contemplait ce blanc en songeant à la liberté à laquelle il n'avait jamais eu droit. Il se rappelait des paroles que sa mère lui avait hurlées quand elle avait su qu'il était désireux de devenir un artiste. Quelle idée ! Devenir une personne vivant d'amour et d'eau fraîche, qui préférait suivre ses goûts d'adolescent rêveur plutôt que les sages conseils d'adultes expérimentés. C'était tout simplement inacceptable pour cette mère qui avait toujours espéré avoir l'honneur de déclarer fièrement à ses amies, toutes des bourgeoises assez vieux jeu issues d'un même quartier conformiste et prétentieux, que son fils était devenu un chirurgien de haute renommée, ou encore un banquier plein aux as. Ainsi, les tableaux déjà finalisés de l'artiste en herbe avaient tous été brûlés par la délicate attention maternelle.


Penché sur cette fameuse toile qui semblait désormais le fasciner autant qu'elle le perturbait, il ne parvenait plus à laisser ce pinceau, outil merveilleux, guider son bras agile pour créer une œuvre à l'image de la personne qu'il était. C'était comme si un voile le séparait de la peinture, tel l'ancien dépendant qui craint de retomber dans les filets de la drogue. Il faut avouer que ces créations sur lesquelles ils avait passé des jours et nuits, ce monde qu'il avait fait prendre vie, s'était soudainement enflammé pour ne laisser en souvenir qu'un tas de cendres volatiles, ce qui n'avait pas laissé intact le cœur du malheureux. Il avait observé la fumée sombre s'élever dans les airs, et en avait déduit qu'il s'agissait d'un mauvais présage, ce qui l'avait convaincu que se battre pour continuer de s'exprimer dans ce langage artistique était inutile. Il avait rangé ces peintures en haut de son armoire, derrière de nombreuses photographies familiales lui remémorant sans cesse à quelle famille d'origine aristocratique et intolérante il appartenait.


Il était tout bonnement inconcevable qu'il recommence ; une hérésie, même. D'une main, il caressa la toile. Son inspiration avait-elle été consumée dans les flammes avec l'âme de peintre qui avait abrité son corps mince et svelte ? La blancheur du tissu, devenue une véritable étrangère, lui évoquait une liberté dont il avait été privé, la clarté d'un esprit innocent, sans limites, qui avait disparu en une nuit ; ou encore le cœur de marbre de sa mère, qui ne lui ressemblait définitivement pas. Mais surtout, il y voyait la lumière qui allait à nouveau éclairer sa vie et lui donner un sens.

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