Le soleil a rendez-vous avec la thune
Rosanne Mathot
C'est hier, en début de soirée, que le soleil s'est fait écraser par l'autobus de sept heures. Bêtement. Juste ici, devant la terrasse. C'était un machin tout pâlichon, je ne l'ai pas reconnu, a commenté, à la presse, dans un sanglot penaud, Marcel M., le conducteur du car mortifère, qui, quelques instants auparavant encore, fonçait, déterminé, sur l'asphalte nerveux, comme s'il voulait aller flanquer une raclée aux étoiles.
Très vite après l'impact, rassemblée près d'un projecteur oblique, la foule s'est mise à meugler sans coeur tout le mal qu'elle pensait du malheureux Marcel M.. Pourquoi ? Parce que c'est ainsi que fonctionne la foule. Peut-être que ça entend mal, la foule. Du coup, ça aime bien crier. Fort, si possible.
Si elle hurlait en Français et en Flamand, le soleil, lui, contre toute attente, au moment pénible où il s'est pris le car en pleine figure, a bramé son grand frisson blessé en Espagnol. Pas en Anglais. Pas en Chinois. Pas même en Espéranto. Fallait admettre que l'intrigue était puissante. Pour la presse et la police, cette énigme aussi solaire qu'ibérique était à son zénith. Dans le crépuscule éclipsé, tout le monde soupira : l'affaire s'annonçait ardue. Dure. Sèche. Résistante comme une caillasse.
Bien évidemment, les réseaux sociaux et les médias s'affolèrent, malgré le lockdown total imposé par les forces de l'ordre. C'est ainsi que, dès 19h40, à plus de mille kilomètres du lieu du coup de soleil, depuis sa Galice natale, la dénommée Maria Angeles Durán, une infirmière espagnole au féroce sens des affaires, décrocha son téléphone et appela son notaire. Elle lui rappela que, depuis 2010, c'était bien elle, et elle seule, l'unique propriétaire mondiale du soleil.
De facto, l'astre avait bel et bien été acquis le plus légalement du monde, dans l'indifférence générale, six ans plus tôt, à la faveur d'un navrant vide juridique. C'était bien simple : à l'heure qu'il était, business oblige, Maria réclamait le rapatriement illico presto de son astre blessé. Depuis l'annonce de l'accident, son site internet s'emballait : des parcelles de soleil se vendaient comme des petits pains à une cadence de dingue. Maria voulait son soleil. Pour le dépecer.
A partir de là, tout alla très vite. Les coups de fil s'enchaînèrent, façon domino, dégringolant des rédactions de presse au siège de l'ONU, de l'oreille de l'ambassadeur de Belgique à Madrid aux royales esgourdes de l'Observatoire national, avant d'échouer, in fine, dans le cerveau ébahi du commandant Walter, le policier le plus haut gradé en faction sur les lieux.
Voilà. Le soleil était Espagnol. Ses gémissements de castagnettes prenaient soudain tout leur sens. La foule se tut. Les médias frôlèrent la syncope. Marcel M., qui grelottait sous une couverture de survie, s'évanouit sur le champ.
L'étrange information avait donné au corps céleste, étendu de tout son long sur le boulevard, un halo aussi international que surréaliste. Encore sonné, le soleil bafouilla brièvement un patchwork intrigant de litanies gitanes, avant de décréter qu'il n'était pas blessé pour deux sous et qu'il ne resterait pas espagnol une seconde de plus. S'il le fallait, il demanderait l'asile céleste à une autre galaxie. S'ébrouant sous les flashs des photographes, le soleil se leva dans un silence de feux. Puis, il s'envola, dans un bond prodigieux, échappant tout à la fois aux lois de la physique (si contraignantes) et aux lois des hommes (si consternantes).
Ce soir-là, l'aube fut révolutionnaire.
Mais c'est pas tout ça. Où est encore passé le serveur ? L'heure tourne. S'agirait pas de louper le film qui va démarrer sur la Une, à 20h15 !
NB : L'acquisition du Soleil, par l'espagnole María Ángeles Durán, a été validé par voie notariale, en 2010. http://www.angelesduran.es/