Le songe d’une Idelma " C’est le pourquoi qui répond au comment "
Sonia Taguet
Les pieds dans l'eau de Dolé, j'étire mon corps au maximum, la tête dans les bananiers. Le ciel est étoilé, la lune pleine. Quel doux moment ! Telle une caresse apaisante. Tout est réuni pour que je savoure cet instant rare, pleinement. Un décor magnifique, des senteurs à en perdre le sens. Un calme olympien. Je me prépare à aller danser dans un léwoz. Ici sur mon île, par l'intermédiaire du Gwo Ka, les douloureux maux emprisonnés de l'Histoire de la Caraïbe se libèrent aux rythmes des tambours, le temps d'une chanson, d'un calypso, d'un kompa ou d'un Rub a Dub. Les rythmes nous dévoilent à nos propres énergies. Nous devenons les Acteurs de notre existence ; nous refusant à devenir de simples Spectateurs du fil du temps, raccrochant les jours un à un. Des Champs de canne, chants de résistance, des chants de dignité et de liberté qui traversèrent, traversent et traverseront chaque génération. Un espace de liberté où les mots, les rythmes, la musicalité, la langue, les sens, les voix… Les âmes se sont ruées à corps perdus. D'ailleurs, à mon tour je m'y réfugie … Chez moi, trois générations cohabitent sous le même toit. Trois générations. Trois créoles. Trois identités. Une seule revendication commune : la reconnaissance de notre existence, des actes passés. Et non, pas juste survoler du bout des doigts l'Histoire de la Caraïbe. Juste l'affirmation de notre peuple caribéen, de notre identité caribéenne. Je parle comme mon grand frère Isaac. Lui, en plus, il revendique le Kréyol. Il le parle, l'écrit, l'étudie de près, il le vit. Kréyol comme Culture, Langue, Identité. Il adore notre île. Il ne voit pas ce qui pourrait y avoir de mieux, dans un ailleurs, surtout pas en métropole. Moi, Idelma, benjamine d'une fratrie de quatre enfants, je suis la seule fille. Contrairement à mes aînés, je n'ai de cesse de rêver en cachette, de visiter tout l'Archipel des Grandes Antilles et plus loin encore… J'imagine les grandes villes de la métropole, la capitale Paris et sa tour Eiffel. Je voudrai juste voyager pour voir comment les gens vivent sous d'autres climats. Voir de mes yeux si les pays sont comme ils sont racontés dans les livres de Géographie. Et, c'est dans cette indescriptible envie que se pose définitivement tout mon problème. Je voudrai vagabonder le Monde. Je me débrouille bien en anglais, en français, j'ai des cartes du monde entier. Des camarades me donne l'eau à la bouche quand ils me racontent leur séjour dans la famille de Métropole. Cela me paraît si grand, si long de nous. Moi qui je rêve si fort de partir, je reste désespérément bloquée ici. Il faut vraiment que j'arrive à vivre mes rêves. Mais comment donc pourrais-je convaincre les miens de me laisser m'envoler de notre île paradisiaque vers l'inconnu, le parfum de la nouveauté ? Quitter notre manière d'appréhender la vie, la mort, le temps, l'amour pour rencontrer des visions différentes. Plus, j'y songe et plus l'idée de l'exil me séduit. Mes voûtes plantaires me chatouillent farouchement ! Je m'imagine l'aventurière des temps modernes. Une sorte d'Indiana Jones au féminin. J'aime ma langue, mes racines, mon île si contrastée avec ses multiples paradoxes. Je la sens qui gronde en moi mais mes yeux cherchent en vain l'immensité d'une terre, les grandes villes, l'étrangeté de la découverte, d'un ailleurs. Notre beau papillon est bien loin de l'Europe, tout près des Etats Unis alors nous connaissons Internet, les MP3. Pour le net, tout le monde n'y trouve pas forcement son utilité. Moi, j'y ai trouvé le moyen de commencer à voyager, j'écris à des gens de partout… Je maile, tisse des liens dans des contrées qui me laisse rêver… Avec des noms d'endroit rien que de les prononcer, j'en attrape le hoquet à force d'en rire ! Je me glisse dans ces escapades virtuelles, le plus souvent possible…Merci les ordinateurs du lycée. Je corresponds beaucoup avec un garçon de mon âge, 17 ans… Giovanni… Lui vit en Métropole dans ce qu'il appelle une " téci " de Panam, il est à mon opposé. Il suffirait que nous échangions nos places ! Il rêve de revoir son île qu'il a quitté voilà dix ans et lui tout comme moi, n'arrive pas à en parler à sa famille. Ses parents se sont saignés aux quatre veines pour ce vaste projet : Vivre en France… Tous ses frères et sœurs se sont très bien intégrés, lui est l'exception ! Nous nous comprenons et aimons à essayer de nous entraider. Je lui raconte tous les potins, et ce qu'il lui manque comme informations de Karukera comme aime à l'appeler Giovanni. Lui, il me raconte Panam à sa manière. J'adore son phrasé. Tellement lointain, je lui demande souvent de traduire certaines expressions de verlan. Sa réaction sur la traduction demandée : - T'as qu'à mâchonner le mot, que tu gueules avec toute ta hargne ou alors ton blasé selon l'humeur… Peut-être là tu vas capter… Il me donne l'espoir de trouver la façon d'aborder mon ultime ambition. À nous deux, nous avons trouvé le moyen de calmer nos pulsions. Le plus fou est que 8 000 kilomètres nous séparent et pourtant notre ressenti est semblable. L'ennui, le refus de faire les sales boulots pour rien. Finir avec des sourires accrochés pour servir les touristes ou des boulots que personne ne veut faire, vivre à base de crédit à vie sur le dos. Merci bien. Nous voulons mieux. Nous vivons le système D d'un genre … Persuader maintenant que la fuite est notre seul avenir. 17 ans et une vraie conscience de la réalité. Vouer à marcher entre la marge et la norme. Issus de l'Entre-deux, nous voulons exister, pas survivre, pas essayer de vivre, non, Exister. À ce mot si puissant je repense à la soirée qui se prépare, mon exutoire, délivrance dans la danse… Le tambour vous emmène si loin… Bientôt je pourrais échanger mes impressions avec Giovanni … Me revoilà à méditer, monologue dans l'antre de Trois-Rivières au lendemain de ma fameuse soirée. Mes yeux absorbés par la délicate perfection d'une fleur de maracuja… Cette beauté m'emmène vers mes propres ambiguïtés. Pour apprécier ou supporter cette introspection incontrôlée, je m'allonge le corps endolori par mes efforts de la veille dans cette nature si dense aux allures indomptables. Je sublime cet endroit si cher dans mon cœur, l'éclat de la nature est un spectacle unique… Pourtant, je ressens une vraie lassitude de ma vie ici… Je me réfugie dans des rêveries, en respirant ma terre ; terre forte d'odeurs d'humidité par les rivières, embrun de l'air marin ne masquant aucune fleur, aucun fruit. Je continue à bloquer près des maracujas, mon fruit par excellence acide et sucré. Sa forme brune, ronde et cabossée me ressemble un peu. Brune, ronde no comment ! Cabossée, ben forcement, l'aventure, les escalades ne me laissent pas un corps lisse et soyeux… Juste une priorité différente actuellement… Enfin, une pause. En Guadeloupe, on se parle beaucoup. La musique est dans la ville, le marché, ça brasse, la ville, la vie. Ici, la rumeur est presque imperceptible. Je sens s'avancer des pas. Le bruit s'approche Concentration… Je devrais arriver à savoir leurs provenances, ou tout du moins leurs destinations. Les pas s'arrêtent net devant moi. Relevant la tête, je vois mon frère le plus jeune Patrice, l'air krazé autant que le mien. D'un bond, il se jette à mes côtés ; dans sa chute je vois se suspendre un livre de sa poche. Tout en s'installant, il m'interpelle : - Je ne savais pas que tu venais là, petite cachottière ! Il m'amuse avec ses airs de grand frère. Je lui réponds du tac au tac : - J'en ai autant à ton service, non ? Ma répartie le fait sourire et m'annonce tout de go la raison de sa venue : - La soirée d'hier était tout bonnement bonne. Nos corps peuvent en témoigner le marqueur était vraiment chaud ! Mais… Je suis venu pour lire… Pas trop pour palabrer… Etant toujours dans la même position, je lui lance une perche : - Tu lis pour deux, dis ? Se chauffant tout seul : - T'as envie ? Comment ne pas avoir envie ? J'adore sa voix quand il lit, il le vit, conte : - Oh oui, si le texte me berce ou me transporte vers d'autres cieux ! Patrice connaît la valeur de son partage du trésor : - Ah ! Sistà, j'ai exactement ce qu'il te faut…. Un livre que nous aimons tous les deux…. Indice : retour en Haïti Une énergie traversa mon être comme un moment languit et les yeux pétillants je lui réponds d'un ton certain : Pays sans Chapeau Nous adorons tous les deux ce texte, une complicité ; assoiffés, il étanche pleinement notre soif d'émotion et l'envol littéraire nous conduit à boire chaque parole goulûment. Toujours surprise de l'intrusion délicieuse des proverbes haïtiens et de leurs places. De sa vision du réel, d'un mélange de ressentis, de fiction. Pimenté de l'oral et de la force du mot. D'autres auteurs me plaisent…. Le plus avec lui, le plaisir est partagé. Une rencontre. Une voix supplémentaire. Des échos. Mots en bouche. Ma confiance en la littérature est naît de cette jolie rencontre avec l'œuvre de monsieur Dany Laferrière. Avec les autres auteurs caribéens, je connais essentiellement plaisir, surprises aussi les résultats de notre Histoire. Des styles détonants, jouant des mots comme d'un instrument de musique mais également comme d'une arme redoutable ; une littérature du combat. Certains francophones se sont collés à l'écriture académique française, d'autres s'en sont éloignés mais avec toujours l'envie d'Exister dans l'univers littéraire de leur île et plus si affinités ! Un espace de liberté baroque mi-figue mi-raisin, métissage de l'oral de l'écrit, des langues, de toutes les cultures multiples et riches des Caraïbes. La voix de mon aîné est déjà bien lancée, je me raccroche à ses intonations, guidée par l'auteur. Mon corps s'affaisse dans le sol, je suis totalement détendue, propulsée dans Haïti. J'ai une courte pensée pour ceux que j'aime ; je respire profondément, en plein envol, la voix s'arrête…. Emplis de mots, de sensations le silence gagne du terrain, le temps pour nous d'atterrir, de revenir… Mon frère toujours dans sa dynamique, il se lève d'un bond, les yeux plein de lumière : - Je vais me baigner, tu viens ? - Tu veux aller où ? Il fit une pause avant de m'inviter si et seulement si : - Matouba, mais tu viens avec moi à une condition, tu as du son avec toi ! ? En me relevant, jouant avec mes bouclettes caramel qui me cachent les yeux mais pas mon air coquin : - Peut-être même tu auras du choix…. Ses yeux pétillent : - Ce que j'aime avec toi, c'est ton côté prévoyante ! Tu pourrais vivre sans musique, toi ? - Non, je ne crois pas que cela soit possible. Aucun compromis. Tu veux me dire que toi…. Tu pourrais ? M'agrippant les épaules : - Ben non, nous venons du même moule ! Sauf que nous les garçons, nous développons notre côté musicien et pas toi…Nous savons que tu aimes…. L'interrompant dans son idée : - Aucun instrument ne me plait vraiment pour que je m'y mette et puis la musique que j'aime existe déjà.. Bon, on y va, prendre le frais de la rivière Avec un regain d'énergie : - An nou ay, Idelma Cheveux aux vents, le paysage défile. La musique à fond dans l'auto. Mon frère gesticule en rythme. Je chantonne. Je ne reconnais pas l'endroit où il se gare. Nous marchons un bon moment dans un sentier humide. L'odeur du frais nous enveloppe. L'eau est limpide. Mon pas s'accélère. Patrice sentant mon envie croissante de me jeter à l'eau : - Idel, tu veux rester dans ce coin là ou auras-tu la patience d'arriver jusqu'aux cascades ? Mon bras entier montrant une direction : - Par-là, y'a des cascades ? ! Son bras fort m'entourant, il me guide et me chuchote : - Un lieu unique, que peu connaissent…. Suis-moi….. L'escapade continue. Des arbres immenses, des herbes folles nous fouettent les mollets. Bien regarder où nos pieds se posent. Nos corps à l'ombre se refroidissent. Je commence à me demander si mon frérot n'a pas déliré. Un éclair dans ma tête, le bruit des chutes ! Je cours…. Elles sont sublimes, scintillantes de lumière ensoleillée. La vapeur d'eau les habille. Mes yeux s'illuminent, le sourire accroché. Main dans la main nous rentrons dans l'eau en direction des cascades. Glaciale. Ma peau se rétracte. Les rayons du soleil adoucissent l'effet du froid. Nous savourons sans parler. Des onomatopées sortent sans contrôle de nos bouches : - Houhou !-Woch !-Hum ! Avec la pression de l'eau, nous massons un coup le dos, les pieds, le cou et le summum se mettre droit sous l'une des chutes. Après la secousse, petite pause dans un bassin. Assis les pieds en éventail, la tête vers l'immensité du ciel. Le must de la relaxation. Le temps et les soucis, les choses même les plus importantes, plus rien n'existe. Une jolie parenthèse. Mais tellement connue, cette échappée là. Mon esprit s'évapore. J'aimerai bien arriver à le fixer sur mon tracas, mais, avec l'ivresse de l'endroit et mon frère que je sens heureux. Son visage m'apparaît tout sourire. Ses mini locks qui piquent vers le ciel m'amusent. J'entends sa voix ventrale : - Sa nice. Mwen relax ! Ma réponse fut immédiate : - Mwen même ! Et je ne mens pas ! Je n'ai que des bons souvenirs avec mes trois frères mais j'ai comme l'impression qu'ils ne connaissent qu'une petite partie de moi, de mes aspirations ou croyances. Ils vont me manquer. On se lève bizarrement en même temps. Retour à Basse-Terre. La maison de l'extérieur nous paraît bien animée. Le changement est radical comme les propos. Les parents, Isaac et des amis conversent sur l'état actuel de notre île. Après avoir saluer tout le monde, préparer un plateau repas, je fonce dans ma chambre, un fond de musique toute douce… Leurs discours me fatiguent, les sujets sont pourtant graves trop graves : notre île est à la dérive ; le crack tue, ravage, empoisonne. Le chômage crée aussi un ennui permanent. La jeunesse veut toujours plus et elle a raison ! Ils en évoquent certainement d'autres plus glauques encore… Je m'allonge sur mon lit avec de quoi écrire, histoire d'avoir les idées claires pour le mail que je vais envoyer demain à Giovanni. Je me demande subitement s'il s'acclimaterait ici dans cette ambiance échauffée. Les grandes vacances sont dans trois mois. Idéal pour bouger. Un échange ou mieux, nous pourrions passer les deux mois ensemble, un d'un côté et l'autre de l'autre. L'idée est folle et me plait d'autant plus…Rien que le prix du billet oubli ! Je peux quand même lui en toucher deux mots ; il trouvera peut-être une solution… Après l'argent, le plus gros souci les darons enfin chez moi, c'est la mère a décidé. Si elle refuse, et que les autres sont d'accord et ben tant pis, je resterai sagement ici ! Mais l'inverse est vrai aussi ! Le droit de veto. Elle nous a transmis l'amour, la langue et la culture créole. Le père, c'est l'application. Il nous pousse à aller au bout, nous surpasser. Un peu le manager familial. Il est également arbitre et juge. L'autorité. Je n'aimerai pas les décevoir. Comment est ce possible en vivant mes propres envies ? Le sommeil me prend, je voltige au-dessus de la Basse-Terre en très longue robe blanche. Je me vois souriante. Regard d'une île d'en haut, l'immensité de la mer. Je vois se dessiner sa forme si incroyable d'un papillon. Ma terre devient microscopique couleur grain de sable. Si légère, je me sens aspirée dans un trou. Une sensation : prise dans une toile fine de la moustiquaire invisible. Je m'entends crier. Je me retrouve vraisemblablement dans un autre rêve. L'endroit m'est totalement inconnu, je parle avec une personne dont je ne me souviens pas. Pacôme, le cadet me secoue : - Eh ! Ma belle, ça fait 10 minutes que cet engin de malheur fait crin-crin pour te dire de te lever ! Ses longues locks me dérangent, me chatouillent, jouant sur mon visage. Je les repousse en grognant. Il me parle doucement dans l'oreille : - Tu vas être en retard au lycée. Allez Idelma, le soleil et le petit-déjeuner n'attendent plus que toi… Je m'assieds sur mon lit. Pacôme est le plus séduisant de mes frères, aussi le plus doux avec moi, mon chouchou. Il me regarde : - Idelma, tu es une jolie fille, intelligente. Que comptes-tu faire avec le bac en poche ? - Ah ! Dès le réveil la pression commence. Je n'en sais rien et c'est pas gagné le bac en poche ! Je prépare mes affaires, il est toujours là : - Je te sens préoccupée depuis quelques temps. Y'a un truc qui te tracasse ? Tu deviens solitaire, associable, fermée comme une huître perlée. C'est volontaire de ta part ? Continuant à farfouiller dans mes vêtements : - Sans doute ma crise d'adolescence ! Lui, assis me fixe en s'accrochant les locks : - Tu veux venir avec moi en Grande-Terre après tes cours, je dois aller rendre visite à des amis et on pourrait faire un tour… - D'accord, attends-moi vers 15h30 au lolo à côté du marché… Il s'apprête à sortir et revient sur ses pas, m'embrasse sur le front : - Très bien 15h30 au lolo. Bonne journée. En guise de réponse, je lui souris de tout mon cœur. Vite mon timing est serré, pas moyen de somnoler. En trois mouvements, je suis au guidon de mon moyen de transport préféré : le vélo. Je prends la direction du lycée à toute allure ; je veux le temps d'aller naviguer sur le net et de jeter un coup d'œil à mes boites aux lettres. Mon souffle se ralentit, mon cœur bat fort, je le sens palpiter dans mes tempes. Je pédale en fermant les yeux dans ce morne au frais. Notre corps est une fabuleuse caisse de résonance. Je pédale dans ce décor tant convoité par les touristes, décor ineffable par des plantes indescriptibles, tant de diversité dans les couleurs. Je devrais être heureuse d'assister à tant de splendeurs. Je ne savoure plus. Ecœurée de cette beauté passionnée, tumultueuse… Enfin je vois les portes du lycée face à moi, j'arrive en sueur dans la salle informatique. Mes doigts claviotent à une vitesse folle sous l'emprise de mon impatience mise à rude épreuve depuis deux jours. Des publicités douteuses envahissent mes boites aux lettres, quelques personnes m'ont écrit mais pas celle que j'attendais. Dommage ! Après ma petite déception, je sors mon brouillon et s'est reparti : mes mains ont le contrôle, je les laisse agir. Le cœur un peu en peine bref d'humeur vastement morose, je pars en cours. Encore une journée qui commence en version " je ne suis vraiment pas contente ! " Les cours me paraissent interminables. J'entends sans écouter, note sans comprendre. Physiquement présente. Mentalement totalement déconnectée de ma réalité. Je cogite sur mon stratagème pour m'échapper de cet environnement étouffant. Puis-je compter sur l'appui de Giovanni ? Bien sûr, il est amical mais est-il prêt comme moi à déplacer des volcans ? Juste pour rêver les yeux ouverts, pour que notre réalité se transforme en songe… À l'appel insistant de mon professeur de mathématiques, je dégringole de mes idéaux pour me faire ridiculiser en public. Une fois n'est pas coutume. Il me sort donc son couplet habituel. Mes camarades de classe par besoin de décompression ricanent, moi, je dissimule mon attitude désinvolte par des excuses arrachées de ma bouche. Je déteste ce type d'altercation où sous prétexte d'être prof, on humilie, on vexe, rabaisse à gogo. Il s'amuse à nous dire régulièrement que nous sommes des ignares crasses ! Quel est le plus ignare celui qui n'apprend pas ou celui qui ne sait pas enseigner ses connaissances aux autres ? C'est un art ! Oui, je rêvassais, oui, je suis dans mon tort mais est-ce un motif suffisant pour aller aussi loin ? Ces brimades d'un genre sont-elles indispensables ? S'ils soupçonnaient ce que je pense d'eux tous, là… Les ricanements de ce bon monsieur et de ces camarades à un franc cinquante. Ils en auraient des sueurs froides dans le dos. En plus de l'écœurement, du côté morose me voilà énervée … Pendant la pause on essaie de me parler, voire de me faire rire mais décidément plus envie de me marrer ! J'en crève de venir m'asseoir là tous les jours, faire semblant, bachoter … Encore quatre heures et j'irai en Grande-Terre en souhaitant que le frérot ne me prenne pas la tête. Il faut rentrer en cours, je masque et m'installe dans le fond de la salle. Que l'on me laisse tranquille, qu'on ignore juste ça. Je ne demande pas plus. L'ambiance du lycée ne me plait pas, cela me stresse d'être obliger d'écouter des personnes sagement, d'apprendre toujours sagement, d'ingurgiter tous ce que l'on dit comme étant vrai. Aucune contestation. Je préfère travailler mon esprit critique avant d'apprendre bêtement et recraché tout ce que l'on m'a dit… Je laisse défiler les minutes, consciente que je perds littéralement mon temps ; tendant alors à m'intéresser au cours, aux propos du maître de la séance. A sa manière d'aborder son cours, je me cabre. Dans mon repli, j'attends de la sonnerie annonçant la fin de la journée. L'ennui, fléau de la jeunesse actuelle s'empare de moi. Ma seule échappatoire est de tenter de me distraire avant le dépaysement de la Grande-Terre. Je danse dans ma tête. Je sens mes jambes qui gigotent sous ma table, le rythme s'est emparé de moi. Je sors de cette ambiance, loin d'eux, échappée de survie… Je voudrais courir sortir comme une trompe de cette salle et non, je préfère mon attitude passive, danser dans ma tête… Et qui pourrait donc le savoir ? Qui sait vraiment ce qui se passe dans l'imaginaire de l'autre ? D'un coup, le fracas de ce que j'appelle des moutons me sort de mon évasion, mon heure est arrivée, sortir de mon quotidien. Je ne vais pas à la salle d'info comme je l'avais programmée, autant aller directement au lolo, Internet et les internautes attendront demain pour me revoir… Mon frère est déjà là, le son jaillit de son auto, je souris, trop contente. Me relâchant, je ne m'imagine pas l'entrée en matière de Pacôme, presque brutale : - Alors, quoi perle d'eau douce, t'es cachée dans une huître bien fermée, trop de soucis ? Ne sachant trop quoi lui répondre, saisie : - Faut croire ! Et là, la goutte d'eau : - Tu vas encore me la faire courte en te cachant derrière ta crise d'ado mal embouchée ! Prise à mon propre jeu, piquée sur mon vif : - T'as vraiment envie que je vienne avec toi ou tu veux me cuisiner ? - Raconte juste le pourquoi du comment de ton comportement ? Waou ! Je réalise le traquenard ; ma seule réponse l'agressivité : - T'as un problème avec mon comportement, de quoi tu parles au juste ? - Ben ! Je te parle du fait que tu mijotes dans ta chambre avec tes plateaux repas. Je te parle du fait qu'on ne sait de ta vie, de ce que tu veux faire ou fais… Excédée, je me laisse aller : - Partir. Je veux juste m'en aller au loin… Et là, à ma plus grande stupéfaction, il me répond avec un large sourire : - Ah ! Ce n'est que ça ! Limite vexée : - Que ça ? ! Il voit dans mes yeux la foudre, le mépris, l'indulgence et sûrement même mon désappointement. Détonateur du mélange, qui le fait revenir sur ses paroles, bafouillant : - Heu ! Je croyais que c'était plus grave… Tu vois ce que je veux dire… Je sors de mes gongs : - Ah oui ! Tu ne trouves pas ça gravissime de vouloir quitter l'île, la famille, les sounds, et tout le reste… Ben, Tu iras l'annoncer aux parents… Mon frère l'air ennuyé : - Non, c'est pas ce que je voulais dire mais je croyais que tu étais peut-être atteint d'un mal du type, maladie d'amour, grossesse, déprime. Je ne sais pas moi mais je trouve qu'avoir envie de partir, c'est une idée chouette, plutôt une bonne démarche. J'ai peut-être même un plan pour toi. Allons rendre visite aux amis en Grande-Terre, ils pourront certainement te donner un coup de pouce… Et à notre retour, si tu le veux nous en reparlerons ensemble avant d'aller affronter le conseil de famille, ma petite perle d'eau douce… Il continue à me parler en me jetant un coup d'œil : - Tu sais, les amis chez qui nous allons, sont des personnes du voyage. Aujourd'hui ils sont là à parler avec toi, prendre plaisir et demain ils sont déjà sous d'autres astres mais au fil des années, tu les croises dans de nombreux ailleurs. Je crois ne pas me tromper en disant qu'ils vont te plaire… Pensive, je ne réponds rien. Attendant la rencontre, je me penche du côté de la fenêtre, regarde le paysage changer. La réaction de Pacôme me surprend en fait il m'étonne toujours ; si je l'avais su, je lui aurai craché le morceau plus tôt… Nous arrivons, l'accueil est chaleureux, je reste discrète et absorbe les paroles comme des grands verres qu'on boit cul sec. L'un des hommes raconte leur dernier voyage dans le sud de l'Europe, photos à l'appui et une musique de Fado. En l'écoutant, je perçois bien ce qui a pu plaire à cet homme. Elle est terriblement mélancolique, terriblement belle : un écho de soi. Je crois saisir dans la conversation qu'ils resteront ici trois mois au maximum avant de jeter les amarres. Pacôme leur demande la destination : Venezuela. Il me fixe comme pour savoir si cela pourrait me tenter. Mes yeux pourraient briller dans la nuit tellement cet instant me semble bon. Mon cœur s'emballe. Venezuela me voilà. Oh ! Oui, je veux bien pour un début. Pacôme lisant en moi comme dans un livre ouvert, enchaîne directement pour savoir s'ils accepteraient un passager supplémentaire. Ils le charrient et l'un d'eux demande clairement qui serait de la partie. Les regards se bloquent sur moi. Je me sens mal à l'aise ; l'homme enfin répond qu'il n'y a pas de problème… Je crois m'évanouir ! Au bout d'un temps, nous repartons. Décrochée du réel, je ne sais même pas si je peux partir via le Venezuela ou pas avec eux. Mon frère ouvre ma portière de l'auto, il a le visage lumineux. Moi, je n'arrive pas à exprimer mon enthousiasme, je reste là ébahie et soulagée. A moi, l'aventure et le Venezuela. Je m'imagine ce pays par les consonances de son nom… Je tombe dans des rêveries et je sais que je n'en ressortirai qu'une fois installée dans l'avion… Flottante dans mon imaginaire je ne parle plus, ne suis plus triste. Le sourire accroché au visage, tout me paraît beau. À moi, la liberté d'être différente, d'aimer les terres lointaines … Ma famille m'apparaît formidable depuis que je sais que je vais la quitter. J'aime encore plus ma terre. En descendant de voiture, je n'entre pas immédiatement à la maison, je cours dans le jardin familial sentir l'odeur de la terre. A genoux, plus je la respire, plus les larmes coulent sur mon visage. Un vague sentiment de nostalgie embue mon bonheur. Je sais que quand je reviendrais plus ne sera comme avant. Que l'aventure soit bonne ou non, en partant je déchire cette toile invisible si fragile entre ma famille et moi ; même si l'amour est notre ciment. Je me serais détachée de ma fratrie si chère dans ma chair. Peut-être un besoin d'exister seulement à travers moi-même sans leur image devant moi, ni leurs exploits. Alors, dans ce jardin qui m'a vu grandir je fais le serment de montrer une belle image des Grandes Caraïbes, des Kréyols, de la culture et surtout de la littérature passion familiale. Mon serment achevé, Pacôme me rejoint tranquillise mon bouillonnement interne, me prenant dans ses bras immenses et m'assurant qu'il s'occupe de la famille si je m'occupe du bac et aussi de retrouver ma bonne humeur : - Montre ta brillance petite perle d'eau douce avant de nous quitter, avant de devenir grande ! Magnifique intensité, dans ces instants là, j'aime tout bonnement la Vie. Giovanni, lui de son côté, a pactisé avec ses " remps " comme il dit ; s'il réussit à avoir le bac, il viendra au pays pour deux mois chez une tante éloignée dont il n'a jamais entendu parlé…. Il m'a dit qu'il va l'avoir juste pour leur mettre la haine. Il a l'impression qu'ils le prennent pour le dernier des " tebè ". Je sais que fâché comme il est, il est capable de le décrocher avec une mention. Moi, le marché est le même mais depuis que je me suis libérée de mes envies, je n'ai plus aucune pression. Avec Giovanni, nous avons décidé que si le Venezuela est dément, il me rejoindrait histoire de faire une escale. Une fois, les oiseaux envolés du nid, certains reviennent contraints et forcés. Nous, nous voulons voler haut et longtemps avant de regagner le cocon familial. Goûter au monde sans restriction et sans espace temporel. Revenir quand je serai sûre d'être heureuse et à la hauteur de ma terre. Terre, si précieuse dans mon cœur même si je ne souhaite pour le moment que la quitter. .