Le Sourire des Anges

Isabel Da Rocha

Le sourire des anges est celui d'une femme amoureuse et comblée, ce sourire de lumière que certains qualifient de niais.

 

Lundi 7h50

Visiblement ils ont fait l'amour ce matin, une fois, deux fois, trois... non une fois. Elle, est tournée vers lui, comme en attente. Je ne vois que son profil régulier de jolie rousse à peine déformé par le frémissement d'une narine. Lui, tient sa serviette de professeur sur les genoux, les deux mains crispées sur la poignée de cuir, les jointures blanchies, le regard vide de ceux qui sont repus.

Elle lui parle à l'oreille. Lui, incline à peine la tête, les yeux rivés sur le fond du bus. De Poussin à Mozart, il n'offrira qu'un seul, bref et pâle sourire d'amant épuisé, prenant soin d'alimenter ainsi la lumière qui nourrit sa vanité au quotidien.

Je descends rue de la Pompe...

 

Mardi 7h50

Il bruine. Cohue. Je suis debout, malmenée par les soubresauts du bus et les coups de frein intempestifs du conducteur.

ELLE, est assise en face de moi. Hier je n'ai pas remarqué qu'elle est enceinte, visiblement presque à terme. Elle tient les mains en protection sur le ventre sanglé d'une écharpe verte. Je ne vois pas ses jambes cachées par le parapet, mais je les devine serrées l'une contre l'autre, pieds joints sous le siège. Elle est tout silence concentré, les yeux fermés.

Et je le vois, lui. Trois sièges derrière elle, toujours aussi beige, corps, visage et imperméable confondus. Il est vacant.

Arrêt chaotique et couinant. Le bus vomit et avale tout en même temps des corps mal réveillés, maladroits, mouillés, des têtes dégoulinantes, des parfums variées ; une effluve assassine de Shalimar se faufile à travers l'odeur ambiante d'humidité rancie ; elle joue des coudes, s'étouffe avec l'oignon sudoripare, hélas se ravive, bouscule l'after-shave, forcit, enfle, snobe l'eau de Cologne, aplatit l'Air du Temps pour venir s'écraser à côté d' ELLE. Le choc est énorme - autant que l'envahissant popotin qui, en se trémoussant pour mieux se caler, la rejette contre la paroi du bus. De ce mastodonte enturbanné de mauve s'échappe une voix aussi traficotée et usée que le visage plâtré, peinturluré, enguirlandé :

- "Paaaardon ! Je suis enceinte, je suis prioritaire." Le mensonge est tout aussi gros, la ménopause ayant visiblement fait son œuvre, mais personne ne saura si la rumeur d'indignation est due à la remarque ou au violent démarrage du bus qui nous frictionne d'avant en arrière. Je donnerai l'avantage au bus. ELLE se lève, très pâle, tire sèchement  sur le pan d'écharpe bloqué sous les lourdes fesses. L'outre lève des yeux globuleux, lourdement fardés de vert métallisé, se fige net, lâche : - "Ah ! Vous aussi…", avance une main courte, griffue, sacrilège sur le joli ventre rond : - "Ça porte bonheur ! "

Le pan se dégage, ELLE s'échappe, le bus freine, la main vient se cogner et se tordre sur la barre chromée. Justice immanente ! Je ne peux m'empêcher de sourire.

ELLE descend  à La Muette et je la vois s'engouffrer dans le café tout proche.

Étonnant, lui n'a pas bougé. Il ne l'a même pas regardée. Il est toujours aussi vide. Seraient-ils fâchés ?

La grosse dame vitupère en se massant le poignet. Elle fait un drôle de bruit chuinté avec son nez. Personne n'ose s'asseoir à côté d'elle.

Le sourire des anges a failli.

Je descends rue de la Pompe.

 

Mercredi 8h10

Je suis en retard, j'ai loupé mon bus, me sens d'humeur maussade. Je la vois tout de suite dans le fond de la voiture. Aucune trace de lui. Je m'assieds en face d'ELLE, nous échangeons deux regards de reconnaissance, sans plus. Son regard glisse tout de suite à travers la vitre, en fait non, il glisse sur la vitre, miroir de ses pensées ; je le devine à l'intensité de son reflet, au port de tête un peu raide, surtout aux yeux posés sur son âme ; ils n'ont pas cet aspect sautillant de ceux qui tentent de suivre le mouvement de la rue. Son visage rayonne, auréolé du soleil de ses cheveux et moi, je me sens soudain grise d'ennui. Un instant nos yeux se croisent par fenêtre interposée, elle, la pupille aimantée par ma curiosité, moi, surprise en flagrant délit d'indiscrétion. Je détourne le regard, brusquement gênée par cette proximité, coupable. Je force ma pensée et la dirige vers les rendez-vous qui m'attendent. Combien sont-ils aujourd'hui dans le couloir gris de la Mairie ? Y aura-t-il des habitués ? Ibtisem m'attend sans doute, elle arrive toujours à 8h00 précises. Elle prépare un doctorat à la Sorbonne sur le difficile sujet de la littérature confrontée à la violence faite aux femmes. Elle a été mon élève et maintenant elle remplit à la perfection son rôle d'écrivain public dans la même mairie que moi. Sa qualité de femme musulmane a contribué à créer un climat de confiance dans ce service d'aide si particulier et elle assure la permanence pendant mes absences. Elle aussi est enceinte de presque huit mois, elle aussi rayonne ; sa peau fine, soyeuse et chocolatée irradie de l'intérieur, de la même lumière qu'ELLE. Elles ont le même sourire. Le sourire des anges serait-il celui d'une femme porteuse d'espoir ?

Je descends rue de la Pompe.

 

Jeudi 8h00

Il pleut fort, il y a bagarre de parapluies sur le trottoir. La pluie tape de ses talons aiguilles sur leurs dos ronds, avant d'éclater en fines lames de colère. Les baleines s'entrechoquent, s'accrochent, se rejettent, versent des torrents de larmes qui atterrissent sur les pieds de leurs porteurs. Je porte un Stanton brun qui protège mes yeux de leurs piques agressives, amortit la chute de la pluie, la fait chanter d'une voix douce et grave. Je suis sereine.

Le bus arrive, freine dans un crissement de cigale écrasée. Les portes s'ouvrent en postillonnant ; le temps que les parapluies baissent leurs gardes, je m'engouffre dans les entrailles embuées du véhicule ; je me faufile entre des ventres luisants, des bedaines flasques, des parois sèches et humides, des os inondés et saillants, je butte sur des bottes, des battes, des pattes, des pieds peut-être et je me trouve coincée enfin entre deux pâles ventouses renifleuses – horreur ! Je migre vers le fond du bus. ELLE n'est pas là, lui si. Il est debout adossé, tout son être terne cramponné à la poignée du cartable, le regard vitreux. Comment une femme peut-elle s'intéresser à un homme dont la vie et le centre de gravité sont enterrés dans une vieille sacoche ?

Je pense à Ibtisem ; je suis invitée à déjeuner chez elle, dimanche prochain. Je connais une partie de sa famille ; son frère en particulier, étudiant aussi à La Sorbonne, et qui l'accompagne souvent. 

Il pleut. Ibtisem ne viendra pas aujourd'hui.

Le sourire des anges existe-t-il ?

Je descends rue de la Pompe.

 

Vendredi 10h30

Je monte rue de la Pompe.

Le véhicule est en partie vide ; deux américaines bavardes s'assoient en face de moi. L'une, blonde, lorsqu'elle ne parle pas, se gratte la base du nez avec l'auriculaire en dilatant les narines, roulant des yeux, mangeant sa lèvre supérieure. L'autre, grisonnante,  joue avec la mèche échappée de son chignon laqué.  Elles minaudent d'une voix suraiguë qui me hérisse le poil.  Je vais m'installer au fond du bus entre un vieillard libidineux mâchouillant un reste de cigare éteint et un étudiant plongé dans la lecture de  "Un monde selon Garp". Décidément, l'Amérique me poursuit ; au moins sont-ils silencieux. L'image de la jeune femme rousse me hante ; j'imagine un intérieur clair, blond, rond, musical et soudain un recoin sombre, un bureau de fonctionnaire et lui à l'évidente vacuité penché sur de sombres dossiers.  Mais pourquoi l'ai-je remarquée, ELLE ? Certainement ce regard si vivant, ce regard d'enfant émerveillé, ce regard habité au milieu d'une foule de mort-nés ; certainement l'antagonisme entre ELLE et son compagnon ; certainement cette sensation de reconnaissance dès le premier regard. Le sourire des anges serait-il celui, gratuit, inoubliable d'un être inconnu reconnu ?

Je descends précipitamment à La Sorbonne ; mes élèves m'attendent.

 

Lundi 8h00

Ce n'est pas un bus, ce n'est pas une boite de sardines, c'est un bocal de rollmops gluants et odorants !

Le mari d'Ibtisem m'a appelé hier matin très tôt pour m'annoncer la naissance de leur fille. Ibtisem va bien, je peux aller la voir dès demain à l'hôpital ; le déjeuner est bien sûr reporté. Il m'appelle Madame Mimi. Sa voix est envoûtante et chaude comme le siroco,  un souffle d'Afrique... Sa voix ressemble à Ibtisem. La petite fille s'appelle…  Ma pensée est happée par un éclair roux ; elle est là coincée au milieu du bus ; un sentiment d'urgence me fait bouger, jouer des coudes parmi la masse humaine pour la rejoindre : ses yeux sont cernés, son profil las. J'arrive juste pour l'entendre demander d'une voix claire : - "Pourriez-vous me laisser une place, s'il vous plaît ? "

Sur les quatre sièges près d'ELLE se trouvent trois vieilles femmes et un homme assez vulgaire, le visage acéré et les moustaches en bataille. Il tourne un regard torve, sournois et crache : 

- "La femme, elle reste debout ! "

- "Je vous en prie, monsieur, je me sens mal… "

- "La femme, elle reste debout ! " répète-t-il, agressif.

- "Je suis enceinte…"

- "La femme, elle reste debout ! La femme, elle reste debout ! " Hurle-t-il.

Instinctivement, les gens se reculent, détournent le regard, se font inexistants ; d'un seul coup, l'étreinte des corps se desserre, l'espace se fait vide. Là où chacun s'étalait pour marquer son territoire, il ne reste que des brèches par lesquelles fuient les consciences. Un silence pesant, opaque… et une voix d'homme de l'autre côté de l'allée :

- "Madame, prenez ma place…"

Je la prends par le coude pour l'aider à se tourner, mais l'homme, mauvais, se lève d'un bond :

"La femme, elle reste debout ! Et toi, connard, tu restes assis ! La femme, elle reste debout ! La femme, elle reste debout !" Il est ivre ou drogué, heureusement il trébuche, s'accroche à l'accoudoir. Le bus pile d'un coup, ELLE atterrit dans mes bras, se redresse, se dégage désemparée : - "Pardon." Soudain sa bouche et ses yeux s'arrondissent dans un mouvement de surprise ; elle essaie de parler, elle me regarde, ses lèvres bougent, son regard s'accroche, perdu, égaré ; elle respire à peine. Je panique, regarde l'homme fou juste derrière elle ; il hurle mais je ne l'entends pas. Un millième de seconde, une éternité, j'ai peur. Je la regarde, elle semble tétanisée, le souffle coupé. Les lourdes portes s'ouvrent et je l'entraîne avec moi hors de ce bus infernal. Et là, sur le trottoir, un sourire s'empare d'elle, les yeux d'abord, puis la bouche et tout le corps. Elle éclate alors en un rire cristallin et incongru. Elle me regarde, n'arrive toujours pas à parler, hoquette en se tenant le ventre. J'entends le bus repartir indifférent. L'homme vient de descendre en se vautrant par terre, il continue à psalmodier, d'une voix hagarde : - "La femme, elle reste debout ! "

Un taxi arrive, s'arrête à mon mouvement de main intempestif, ouvre vite la portière. Elle monte avant moi et je la vois de dos, je vois l'énorme tache qui s'agrandit sur ces vêtements. Et le rire me gagne alors que je m'affale à côté d'elle. - "Saint-Vincent-de-Paul" murmure-t-elle entre deux gloussements. Puis un merci. A chaque regard, nous nous esclaffons en cœur, toujours incapables de prononcer le moindre mot ; et à chaque secousse hilarante, elle porte la main à son ventre ; et ainsi jusqu'à l'hôpital ; je paye le taxi et la suit vers l'accueil de la maternité où elle se précipite. Elle arrive enfin à articuler :

- "J'ai perdu les eaux et j'ai des contractions assez rapprochées ; je crois qu'il arrive très vite…" Elle remplit nerveusement les fiches que l'infirmière lui tend, s'impatiente :  - "Je vous dis qu'il va naître ! Faites vite." et ses jambes se croisent, font un nœud, se serrent comme pour retenir l'enfant. Nous nous asseyons, dans un silence complice ; deux sages-femmes arrivent enfin.  - "Venez, nous allons vous examiner."  ELLE m'attrape par la main et dit : - "Elle vient avec moi ; c'est ma sœur."

Et là, j'avoue que je ne me souviens plus très bien. Tout allait trop vite. Je crois simplement qu'elle houspillait les sages-femmes trop lentes. Je crois que l'une d'elles a râlé : - "Pourquoi n'êtes–vous pas venue plus vite ? Le col est complètement ouvert, vous êtes inconsciente ! En salle d'accouchement, vite ! " Je crois qu'elle n'a pas crié, ni geint. Je crois que j'avais la main posée sur son front, le regard absorbé par ce ventre rond qui se soulevait, s'abaissait, vibrait. Je crois que j'ai entendu un souffle, un petit cri. Je crois que j'ai vu deux mains gainées de caoutchouc poser un petit paquet crispé sur ce même ventre et ses jolies mains à elle entourer cette chose toujours étrange qu'est une nouvelle vie.

Puis cet instant précis dont je me souviens parfaitement. ELLE a tourné son visage mutin vers moi, a souri de ses grands yeux verts et m'a parlé enfin :

- "Je m'appelle Julie. "

- " Moi, c'est Mimi, enchantée. "

- "Madame, il faut nous laisser maintenant. Revenez dans deux heures. "

- "Quelle chambre ? "

- "29"

Il est onze heures. Mon corps remonte l'avenue de l'Observatoire jusqu'au "Luco". Il fait enfin beau ; l'air est léger, odorant, annonciateur de  printemps.  Il a besoin de cette promenade pour calmer le tumulte de ses pensées, maîtriser la peur étouffée trois heures auparavant qui renaît plus forte que jamais ; il tremble comme désarticulé et il lui faut marcher vite pour rassembler muscles et tendons, les rattacher au squelette, en reprendre possession, les replacer sous les ordres d'un esprit qui est peut-être moi. Je ne sais plus. Je divague un peu et lui avec. Il m'entraîne le long des serres d'orchidées, zigzague vers le rucher, puis au-delà des grilles du jardin, longe la Présidence du Sénat et la Chapelle de la Reine, descend la rue Bonaparte, s'endort un instant sur la margelle de la fontaine des Orateurs ; réveillé par la fraîcheur de l'eau et de l'air, il continue vers la rue Jacob, entre au "Petit Faune" et décide enfin de me rendre la raison. Je m'attarde une bonne heure pour choisir des petites chemises et une petite grenouillère mousseuse. Fille ou garçon ? Je ne sais pas. De toute façon, je choisis du blanc. Au moment de payer je craque pour un nounours roux comme les cheveux de la nouvelle maman.

Il est quinze heures. Je cours vers l'hôpital ; j'ai hâte de la revoir. Je pense une seconde que lui sera sans doute là ; qu'importe, la vie s'est échappée de la sacoche.

Chambre 29 : je frappe doucement, entre et reste sur le pas de la porte : elle se repose. De l'autre côté du lit, un petit berceau. – "Viens ! " murmure-t-elle. Je m'approche tandis qu'elle se soulève sur ses oreillers. Elle porte encore cette grande blouse bleue ouverte dans le dos, prêtée par l'hôpital. Je regarde autour de moi, aucune valise. Elle comprend mon interrogation et répond : - "Ma mère m'apporte un sac ce soir, vers 18h00. "

- "Et votre mari ? "

- "Je n'ai pas de mari. "

- "Le père de votre enfant ? "

- "Il n'a pas de père… "

- "Mais l'homme avec vous dans le bus ? "

- "Quel homme ? "

- "Cet homme beige avec son cartable, il était assis près de vous, il y a huit jours… Vous lui parliez à l'oreille. "

Je rougis, soudain consciente de l'énormité de mes paroles, de mon indiscrétion.

Elle fronce les sourcils, s'interroge un long moment, puis éclate de rire :

"Cet homme ! J'étais assise à côté de lui en effet ; le bébé n'arrêtait pas de gigoter dans mon ventre, il avait faim et moi aussi. Mon ventre s'est mis à faire des gargouillis horribles. Il avait tellement l'air coincé que je me suis excusée ; comme il ne réagissait pas, je me suis penchée vers lui pour à nouveau présenter les excuses de mon énorme ventre qui réclamait de plus belle. Et j'avais vraiment envie de rire. Ce monsieur est devenu tout blanc, non beige, tu as raison. Comment as-tu pu imaginer ? Tutoyons-nous, veux-tu ? Assieds-toi là."  Elle tapote le lit à côté d'elle. Je m'assieds et pose les paquets sur la chaise.

Elle se penche vers le berceau, prend dans ses bras le nouveau-né endormi, le berce doucement. "Il se nomme Julien. Veux-tu être sa marraine, toi qui as présidé à sa naissance ? "  Elle le glisse tendrement dans mes bras.

Ce lundi 29 février 1988 ma vie a fugué à 8h10 rue La Fontaine, elle me revient à 16h00 à l'hôpital Saint-Vincent-de-Paul, chambre 29, comme une chatte honteuse, m'offrir non pas une, mais deux surprises : une amie et un filleul.

Le bébé sourit les paupières closes. Son teint est si doré, sa peau si fine, un léger duvet de soleil recouvre son petit crâne délicat.

Demain le bébé d'Ibtisem m'attend.

Le sourire des anges est celui d'un enfançon aux yeux clos, avant qu'il ne se métamorphose en être humain.

N° de dépôt SACD : 190583

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