Le sourire des personnes prêtes à chuter - premières pages
Gaetan Serra
Quelque part entre Taudis-les-Bains et Paumé-sur- Loire, dans le centre de la France. Comme environ toutes les deux minutes, la porte grinçante du relais routier s'ouvrait, laissant le champ libre à n'importe quel assoiffamé du volant. Les mines étaient rouges et déconfites mais ce n'était pas tant la fraîcheur de mars que la spécialité locale, qui en était la cause. L'ambiance de la salle se mariait à merveille avec ce petit coin de nationale : velours délavé sur les banquettes, animaux empaillés rangés par ordre grimaçant, formidable camaïeu de gris. Le bruit y était roi et on y entendait un incroyable mesclun d'accents, le tout rythmé par le clinquement régulier des verres de vin, servis à volonté. À chaque entrée ou sortie, les regards en coin convergeaient tous vers la lumière, cet endroit qui permettait à ce lieu lugubre de garder contact avec la réalité extérieure.
Guillaume ne ressemblait pas à un chauffeur de poids lourd, d'ailleurs il n'en était pas un. Mais ce lieu de restauration s'était plusieurs fois trouvé dans son secteur de travail et c'était avec un plaisir, certes contenu, qu'il retrouva la gouaille de Georgette, toujours fermement installée derrière son bar.
- Salut mon gars, de retour par chez nous ? Tu m'aurais dit, j't'aurais gardé une place ! C'est vrai qu'aujourd'hui, la salle ressemblait à un océan de sardines, dont la houle était dessinée par les allers-venues des routiers, se rasseyant ou se levant pour aller pisser. Georgette tenait l'établissement depuis tellement longtemps qu'elle donnait l'impression d'avoir été placée là en même temps que les fondations de la ville. D'ailleurs, l'énorme décolleté qui valsait entre le navrant et le vomitif laissait des doutes quant au type de service dispensé en ces murs. Le seul fait de la voir posait des doutes quant à l'hygiène des lieux. Mais bon voilà, tout le monde aimait Georgette. Elle avait le sens de l'accueil. Trouver une place où s'assoir. Deux possibilités. La place vacante avec le gars, au fond de la pièce, ou celle-là, avec les trois idiots repérés près de l'entrée. Après être allé chercher son pichet, Guillaume s'avança pour prendre possession de son coin de pitance. Ça sentait la clope bien que cela soit officiellement interdit d'y fumer et passer entre les tables lui donnait un haut-le-cœur tellement il détestait cette odeur. Son futur compagnon de déjeuner ne semblait pas l'avoir vu, il était toujours plus agréable de ne pas voir avec lesquels vous allez partager le repas tirer une gueule de trois kilomètres quand ils vous voient arriver. D'autant plus que dans cet endroit à majorité camionneuse, la moue du routier avait facilement tendance à lorgner vers les quatre bornes.
Il avait beau lever très légèrement les yeux pour vérifier, mais c'était sûr, le gars debout avait bel et bien décidé de s'avancer vers lui. «Je peux m'asseoir ? » Et s'il avait envie de dire non ?
- Oui, bien sûr, pas de problème. De longues minutes passèrent sans que Lomé ne levât la tête hors de son assiette. Son acolyte d'en face n'en demeurait cependant pas plus bavard. Puis, finalement, pour faire la discussion : - Routier ? La surprise de la question fit passer la dernière rasade de travers. - Non, je suis VRP pour une marque d'accessoires automobiles et vous ? renchérit Guillaume. - Je suis routier. J'ai fini ma livraison et je rentre chez moi. - Oui, moi aussi, je suis sur le retour. Tout en prononçant ces mots, Guillaume tripotait avec insistance son alliance, ce qui n'échappa pas à son comparse méridien. - Plutôt pressé de rentrer ? - ... C'est un peu personnel comme question. C'était juste histoire de discuter. Levant les sourcils et baissant la tête, Lomé se replongea de plus belle dans son tête-à-tête hypnotique avec sa plâtrée d'haricots blancs. - Pas vraiment, reprit finalement l'invité inopiné. - De quoi ça, pas vraiment ? - Je ne suis pas vraiment ... pressé de rentrer.
Finalement il avait répondu. Peut-être avait-il envie de soulager sa conscience, expier ses pêchés ou toute autre chose à tendance religieuse. Ou juste parler. Seulement Lomé n'était pas assistante sociale et aucun de ses tatouages ne semblait comporter de caducée. Il ne chercha donc pas à approfondir la question. Mais la graine était déjà plantée.
Les allers-retours des dînants entrants ou sortants commençaient à faire un sacré remue-ménage. On ne s'entendait plus manger. Surtout face à un énergumène qui avait saisi ma perche quelques instants auparavant et m'assénait à présent un monologue assez chiant sur le mariage. Sans qu'il le remarquât, monsieur le commerçant avait exposé ses soucis conjugaux depuis un temps indéterminé. C'était clair : s'il venait à prononcer le mot « statistique », « probabilité », « sondage » ou « taux de divorce », Lomé lui foutrait sur la gueule. Si seulement chacun pouvait relativiser ses problèmes.