Le spectre

damian

Le vent effilochait les nappes de brume enveloppant le vieux château. Si le ciel de plomb ne suffisait pas, la douleur lancinante qui courrait dans ses phalanges et dans ses genoux usés aurait renseigné Iula sur le temps à venir ; la pluie arrivait à grands pas.

« Nous allons avoir une belle averse, Oswin. » chevrota-t-elle en direction de la cheminée, là où se tenait le vieux braque lorsqu'il était encore de ce monde.

Le regard délavé par le temps de l'octogénaire dériva sur les pierres disjointes et les fenêtres ouvertes à tous les vents de la ruine au sommet de sa butte. Quel beau manoir cela avait été, du temps de sa jeunesse ! Mais ses occupants l'avaient quitté depuis si longtemps, maintenant. Iula revoyait encore les splendides voitures venant décharger leurs riches occupants lors de fastueuses fêtes.

« La plus belle était la Célébration du Printemps... »murmura la vieille femme.

A cette évocation, la ruine semblait reprendre vie. Ses murs effondrés se redressaient, arborant leurs fières couleurs d'autrefois, des guirlandes de fleurs fraîches étaient suspendues sur les façades et dans les couloirs et des tentures vaporeuses habillaient les murs de la salle de bal. Et les toilettes de ces messieurs et dames ! Qu'ils étaient beaux ! Iula les revoyait tournoyer dans des robes chamarrées et des capes de velours. Elle distinguait même la silhouette du comte dans sa sombre redingote se tenant sur le balcon du premier étage...

Sortant de sa rêverie, la petite vieille cligna des yeux pour chasser ces fantômes surgis du passé. Elle se rapprocha alors de la vitre pour mieux voir car il lui semblait que la silhouette sombre était toujours là, sur ce balcon à demi détruit. Pas de doute, il y avait bien quelqu'un là-haut.

Pendant quelques instant, Iula s'interrogea sur la conduite à adopter. Comme ses parents avant elle, elle avait hérité de la charge de gardienne du domaine. Mais les occupants étaient partis depuis si longtemps qu'ils avaient sans doute oublié l'existence de ce petit bout de terre perdu dans la campagne profonde. Jamais personne ne passait par ici, hormis le garde chasse lors de ses tournées d'inspection. Il en profitait pour lui déposer son courrier et s'assurer qu'elle ne manquait de rien.

Toute à ses réflexions, la vieillarde trottina vers la porte, attrapant son châle sur le dossier d'une chaise pour s'en couvrir les épaules. Parvenue devant l'huis, elle ouvrit le battant de bois et s'avança sur le seuil de son logis.

« Ohé ; appela-t-elle ; que faites-vous par ici ? »

Mais seul le vent lui répondit. La vieille plissa les yeux pour mieux voir : l'ombre avait disparue. Le manoir en ruines se tenait sur son sommet, vide de toute présence.

« Allons bon, voilà que je vois des choses qui n'en sont pas, mon vieil Oswin. Iula, tu dérailles. » dit-elle en refermant la porte.

Chassant le frisson qui la saisissait à cause de l'air humide, elle referma la porte et se dirigea vers sa cuisinière pour mettre de l'eau à chauffer. Lorsque le liquide fut à la bonne température, elle y laissa glisser quelques feuilles de thé et oublia bien vite l'incident, se délectant de l'odeur que ces dernières dégageaient. Elle s'installa confortablement dans son fauteuil favori avec une tasse du délicieux mélange et, bercée par la douce chaleur du feu dans la cheminée, ne tarda pas à s'assoupir.

Plusieurs heures avaient passées lorsque la petite vieille fut tirée de son sommeil par des coups frappés à la porte. La nuit était tombée et l'unique lueur éclairant la demeure était le rougeoiement des braises. Dehors, le vent soufflait comme toujours, faisant battre les volets et s'écraser la pluie contre les vitres de la bicoque. Iula s'extirpa non sans mal de son fauteuil puis, resserrant son châle autour de ses épaules, se dirigea vers le battant. Au passage, elle se saisit de sa canne pour assurer ses appuis ; une douleur dans sa hanche s'était réveillée en même temps qu'elle.

Cheminant lentement, elle parvint devant l'huis et demanda :

« Qui est là ? »

« Le comte d'Aisignan ! » répondit une voix grave.

« Monsieur ? » s'exclama la vieille dame.

Aussitôt, elle déverrouilla le battant et l'ouvrit.

« Entrez ! Ne restez pas au dehors par ce temps ! »

En effet, sur le seuil se tenait un bel homme d'âge mur, enveloppé d'un manteau de brocart noir, ses longs cheveux bruns lissés vers l'arrière. Quelques gouttes de pluie glissaient sur son visage, ce qui ne semblait pas le gêner outre mesure. Pourtant à quelques pas de lui, la petite vieille percevait un halo flou autour de sa personne. Elle mit cela sur le compte de son âge et de sa vue baissant.

A son invitation, l'homme entra dans la pièce en s'ébrouant légèrement.

« Installez-vous, je vais remettre une bûche dans la cheminée. Il fait un temps à attraper la mort ! » dit-elle.

Pendant que son visiteur se rapprochait du foyer, Iula s'affaira à mettre un peu d'ordre, faire chauffer de l'eau et préparer une collation pour lui.

« Voilà bien longtemps que je suis parti. Mon si beau château est à l'abandon... » dit le comte en se frictionnant les mains devant le feu.

« Le temps a fait son œuvre. Et je suis une bien petite chose face à lui... »s'excusa l'octogénaire.

« Je ne vous blâme pas, Iula. Que pourrait une femme seule contre les méfaits du temps. Mes héritiers ont abandonné les lieux, sans aucun respect pour la terre de leurs ancêtres. »

L'homme se laissa tomber sur un siège et indiqua son fauteuil à la gardienne.

« Asseyez-vous, Iula. Nous avons à parler. »

Sa hanche la lançant de plus belles, la vieillarde se glissa sur son siège, non sans avoir déposé quelques biscuit et une théière fumante sur un petit guéridon.

« Que peut une vieille femme comme moi pour votre seigneurie ? » dit-elle docilement.

« Racontez-moi donc ce que vous avez fait tout ce temps. J'ai besoin de savoir quelles sont les nouvelles du village maintenant que je suis revenu. »

Alors, Iula se mit à raconter : la vie du village lointain, les hauts et les bas des derniers occupants du château, l'incendie qui l'avait ravagé à cause d'un feu mal éteint, son abandon et sa lente décrépitude comme plus personne ne se souvenait de son existence. Elle parla longtemps, comme elle aurait parlé avec un vieil ami plutôt qu'avec le seigneur du domaine dont elle était la gardienne. Et l'homme la laissa raconter sans l'interrompre, se contentant de hocher la tête par moments.

Lorsqu'elle s'arrêta, la bûche qu'elle avait ajouté sur les braises était déjà grandement consumée.

« Mon dieu, que je suis bavarde ! Veuillez me pardonner, monsieur le comte. Je manque à tous mes devoirs... »termina-t-elle.

« Ne vous en faîtes pas, Iula. Vous les avez plus que largement remplis jusqu'à présent. »dit l'homme.

La petite vieille l'observa alors avec attention.

« Vous n'êtes pas monsieur le comte, n'est-ce pas ? »

Le visiteur laissa passer quelques secondes avant de répondre.

« Non, en effet, vous m'avez démasqué. »

« Mais qui êtes-vous, alors ? Et que faîtes-vous là ? »

L'inconnu se redressa gracieusement et s'approcha de la petite vieille pour lui saisir la main.

« Je suis venu vous emmener, Iula. »

« M'emmener ? Où ça ? »

« Loin. Loin d'ici, de cette contré oubliée, de votre grand âge et de vos regrets. »

L'octogénaire le regardait sans comprendre ce qu'il voulait dire.

« Venez, Iula. Il est temps de partir. Tout le monde vous attend. »

« Tout le monde ? »

« Oui, tout le monde. Annabelle, votre cousine, votre chien Oswin et Poul Bradley aussi. »

« Poul Bradley ? Mais il est mort il y a au moins quarante ans ! »

« Ceci importe peu là où nous nous rendons. »

Tout en parlant, il avait doucement mis la vieille dame sur ses jambes et, la tenant galamment par le bras, il la guidait vers la porte. Cette dernière s'ouvrit sans qu'il la touche, dévoilant le chemin qui montait vers le sommet de la colline baignant dans le clair de lune. La pluie qui battait encore l'instant d'avant semblait avoir disparue.

« Allons-y, Iula. Une nouvelle vie vous attend... »

Et, sur ces mots mystérieux, il guida la petite vieille sur la sente. Ils disparurent de l'autre coté de la colline alors que la dernière étincelle de lumière s'évanouissait avec le feu mourant dans l'âtre, plongeant la petite maison dans l'obscurité.

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