Le sursaut

Rodolphe Gayrard

LE SURSAUT

Saloperies de chaussures !

C’est tout ce qui me passait par la tête à ce moment là. Trois heures que je crapahutais, les orteils au supplice. Les doigts de pieds ratatinés, j’avais l’air de répéter un pas de danse sur le trottoir. C’est elle qui les avait choisies. Des mocassins rigides qu’on achète à bas prix dans les grandes surfaces. Trop petites, comme d’habitude. Quand on peut gagner une pointure…Peu importe, je tenais bon. Tant que j’aurais ces boîtes de fer aux pieds, je ne serai pas de retour. Même si le doute me serrait la poitrine, elles seraient là aussi. Écrasantes. La tête basse, j’avisais mon chemin qui disparaissait sous la pluie. Ma vieille peau semblait boire la flotte des nuages. Je me sentais une plante verte qui palpite à nouveau sous l’effet de la sève. Trois heures que j’avais quitté mon pot. Trois éternités, qui me séparaient toujours plus de la terre étroite sur laquelle j’avais poussé. Le regard planté dans le gras de la nuit, je ressassais.

Auparavant, ce soir là, j’étais de retour chez moi, comme d’habitude, vers 18h30. J’avais salué et quitté mes amis du bistrot, avalé le dernier pour la route, et mollement, j’étais rentré chez ma femme. Pour laper ma soupe et me coucher comme une poule. Elle et moi nous n’échangerions aucun mot.

Tout avait été dit jadis. Le tendre ciel des engueulades s’était évanoui et ne restaient que les grognements en guise d’averses. Sur le même côté de la table, chacun emplissait la solitude de l’autre, en vidant sa gamelle. Nous avions réussi ce prodige de ne jamais croiser nos regards.  Même en passant les portes. Chacun de nous deux pouvait imaginer vivre seul.

Autrefois, je soûlais ma colère et battais froid mon désespoir. Au Picon bière. Fallait voir la corrida. Je buvais d’accord, mais je ne cognais pas. C’est la rue que je tapissais d’injures et de déchets en tout genre.

J’avais le vin maussade. Et verbeux, abondamment verbeux. Surtout la nuit, quand les gens heureux dorment. Sans savoir. Durant plusieurs années, j’ai confié à l’alcool mes malheurs d’homme marié, sans compter. Quand on aime…

Puis un jour, cela ne valait même plus de boire. Je n’avais plus le goût. Je n’étais plus en colère. Juste quelques fois, une tâche noire, tapie dans ma viande, coulait dans ma bouche comme du jus de pierre. Puis plus rien. L’indifférence. La solitude béante. Insatiable.

Mais cette fin de vie hivernale avait connu un Printemps. Au début, nous étions jeunes. Réflexion faite, j’étais jeune. Elle, elle avait toujours été comme ça. Jolie, mais pas marrante. Même à vingt ans, pour notre mariage. Elle s’emmerdait tellement en sa propre compagnie, qu’elle détournait chaque seconde en taux horaire. Fallait faire. Être actif, s’oublier. Une fourmi. De la race des besogneuses. De celle qui ne donne pas la vie.

Elle aurait pu, mais elle ne savait pas. Elle ne savait pas s’arrêter pour bouquiner un truc ou respirer le matin. Alors, pensez ! Gazouiller bêtement,  un bébé dans ses bras, en regardant fleurir un amandier… Ça empestait le bonheur. Et le temps perdu. D’ailleurs, elle commençait ses journées en fanfare au chant du coq. Elle se lançait à l’ouvrage comme Moïse ouvrant la mer Morte, d'un auguste levé de balai.

D’abord, le café à faire, puis à boire. La vaisselle du café, puis les draps à étendre. Le carrelage à cirer, les parquets à briquer, la poussière à ôter. Les rideaux, les fenêtres, les tapis, le repas, la vaisselle, re-café, re-vaisselle… comme ça jusqu’au soir, toujours en robe de chambre, le regard de l’alpiniste au fond des orbites. Une sorte de furia chimico-ménagère.

J’ai vécu cinquante ans dans un nuage, incontestablement frais, de Javel et autres détergents à la framboise. Jusqu’aux pluies acides. Au matin, les fruits dans la cuisine brillaient du poison retombé du plafond. Ils ne pourrissaient jamais, figés dans leur jeunesse. On les eu dit de cire. Au fait, peut-être l’étaient-ils ? Je n'y ai jamais goûté.

Le seul loisir officiel de cette femme, ma femme, c’était les plantes.

Même ça elle le faisait gravement, d’une méticulosité d’O.H.Q. Ca prenait des heures, mais c’était sans amour. Pour s’occuper les doigts. Les voir bouger. En hiver, quand tout était propre, que ses fleurs étaient cirées, et qu’elle avait tricoté cent paires de chaussettes, elle s’abrutissait dans la confiture industrielle. Laquelle d’ailleurs, trahissait toujours un arrière goût d'encaustique. Elle s’étourdissait dans la chose domestique d’une manière arithmétique. J’affirme que nul homme que moi n’a jamais eu maison si bien tenue. Je crois cependant que nul homme que moi n’a jamais si peu rencontré sa femme en cinquante ans.

Moi, j’attendais qu’elle s’arrête pour la toucher, la renifler. Lui faire fleurir son jardinet, la réchauffer sous mes aisselles, couver son cœur et son petit corps. L’aimer, quoi! Tu parles ! Autant attendre que la lune me demande de lui gratter le ventre. Quel gâchis ! Et puis tout cet amour je ne le donnais à personne, même pas à un chien. Je le pissais.

Parce qu’elle était quand même belle dans sa jeunesse, ma femme. Les jambes pleines des filles de la terre, la mâchoire massive et le nez fin, les seins orgueilleux et les fesses cuivrées. Une chevelure plutôt brune sur des yeux plutôt durs et clairs. Elle valait le détour. Et moi, j’étais un bouc. Avant elle je foutais le feu à toutes les filles que je touchais. J’étais le chéri de ces dames, le gars qu’il fallait connaître dans le bourg. Il avait fallut qu’elle se sacrifie pour m’attirer dans ses bras. Elle m’avait fait le coup de la reine de Saba. J’ai eu droit aux plus belles parties de jambes en l’air jusqu’à l’église, jusqu’à la bague au doigt. Mais après, bernique ! Le désert. Vingt ans, marié et eunuque. Même la nuit de noce, elle ne me l’avait pas donné.

Alors au début, il m’arrivait de me jeter sur elle, le dimanche. Comme possédé. Une sensation d’être fait de fer m’envahissait et me donnait la force de trois bonshommes. J’y arrachais la nuisette et essayais vainement de la prendre, là,  sans préambule. Le casse-pipe. L’assaut sous la mitraille au son des cornemuses. Beau, mais désespéré.

-         Non, mais ça va pas ! Qu’est ce qui te prends ? Espèce de malade obsédé…

-         Mais te fâches pas, voyons ! Je voulais juste…

-         - Mais rien du tout, espèce de dégueulasse. Pendant que je fais mon ménage en plus ! T’es vraiment qu’une bête ! 

-         - Mais tu fais toujours ton ménage ! C’est tout le temps le ménage ! C’est jamais l’heure avec toi… 

 

La dernière réplique était généralement sanctionnée d’un coup d’aspirateur sur la tête, ou de ce qu’elle avait sur elle. C’est vrai qu’elle cognait dur. Mais elle n’avait aucun talent pour la conciliation. Moi j’aurais bien voulu m’expliquer, lui dire que c’est de son cul dont j’avais envie, pas de vivre dans une salle d’opération. Qu’il fallait qu’elle me le donne, de temps en temps. Que j’étais pas un obsédé, juste un homme. Tout ce qui me venait, quoi ! Elle n’a jamais rien voulue entendre. L’avait trop peur. Elle ne savait que cogner.

Moi aussi, je lui ai bien foutu quelques raclées, remarquez ! Les premiers temps, mais j’ai pas continué. Je ne goûte pas de battre les femmes, fussent-elles rossables. Ça me rend l’âme misérable. Alors, j’ai arrêté de lui sauter dessus et je me suis arrangé tout seul. J’avais eu ma ration d’amour, fallait plus y compter. Abondance de l’ânerie, je ne suis même pas allé voir ailleurs. J’attendais. Étienne me présentait régulièrement des filles mais je n’en ai jamais voulu. Quand j’y repense aujourd’hui, je me botterais les fesses. Ça aurait peut-être sauvé ce mariage à la noix. Va savoir ! 

Non, moi mon opium, je me le procurais à l’usine. Je me noyais dans le boulot. J’étais devenu un employé exemplaire. Sur place avant tout le monde et chez moi le plus tard possible. Bénis soient ces temps où la boîte marchait bien. Je faisais des heures supplémentaires avec un entrain qui me valait la grimace de mes camarades et la tendresse du patron. Dans cette usine, nous fabriquions des parapluies noirs. Un seul modèle. Un temps j’ai cru que ça me portait malheur. A force de les ouvrir pour les tester.

Mais je ne pouvais pas travailler tout le temps. On aurait jasé. Donc, après le boulot, j’étais fourré chez Étienne, mon bistrot. Le samedi et le dimanche aussi, chez Étienne. Quoi d’autre ? J’avais pas de sorties, pas de cinéma, pas d’anniversaires, pas d’amis, pas de famille...Étienne.

Alors, le temps lentement s’alliait à la vieillesse et poussait sur ma vie des nuages sans humeur. Au début, j’avais travaillé. Après la retraite, je vieillissais. Ça m’avait pris comme ça. Un beau jour, j’étais vieux. Irrémédiablement. Comme tous les vieux, j’étais malade. Mes os, mon sang, tout ce qui restait de viande, étaient boucanés. Si le malheur a ses propres rides sur les joues, l’ennui aussi y grave sa marque. Je les portais toutes. 

Étienne vieillissait aussi et chaque soir nous nous quittions en nous disant Adieu. Avidement. Ce serait peut-être notre prochain rendez-vous.

Mais le jour reviendrait obstinément, pareil à la veille.  Chassant l’homme de la torpeur de la nuit, il le jetterait dans la lumière pour finir de griller. Le purgatoire à domicile, tous les matins à l'aube. Comme si quelque chose restait à comprendre. Comme si chaque jour de cette vie à n’en plus finir était une chance. Une opportunité permanente de faire mieux. De vivre mieux. Le pouvoir de commencer ou de recommencer. Le pouvoir de faire de sa vie ce que l’on souhaite qu’elle soit. Tous les jours. Jusqu’au dernier. Car il y a un dernier.

Tous les matins de Dieu, j’accomplissais les multitudes de lenteurs de la vie d’un vieillard. Et malgré ses efforts pour se faire remarquer, le temps, contrariant, finissait par passer. Je devenais moi aussi un vieil automate affairé, attrapant les secondes pour les mettre en sachet, puis les minutes pour en faire les rouleaux de ma vie… Je ne gardais plus un instant à moi. C’est facile quand on est vieux d’occuper chaque seconde. Ouvrir un paquet de chewing-gum peut vous voler 20 bonnes minutes.  

Le soir, régulier, je quittais mes amis à 18h30, en me souhaitant vivement une mort de dormeur. Je me mettais à table et mangeais le silence de ma femme jusqu’au matin d’après.

… Ainsi se vidait la vie de Georges. Ma vie.

Le sablier se retourne

Ce soir là donc, lorsque je parvins chez moi, c’est ce silence qui m’accueillit. Déjà. Je fouillais la pièce, d’un œil. Pas de femme. Je toussais, à voix basse. Rien. Pas une silhouette voûtée qui revient à la hâte, pas un bruit de porte ou de chasse d’eau. Pas une odeur. Le vide. Depuis cinquante ans, la casserole de soupe m’attendait toujours là, sur cette table. Mais ce soir, les deux bols ventrus qui marquaient la place de chacun n’y étaient pas.

Ensuite, j’aurais dû voir les deux serviettes posées près des bols, pliées de manières différentes. Seule entorse à la symétrie ambiante. Elle, derrière son tablier, m’aurait regardé entrer en me faisant les gros yeux, aurait servit la soupe pendant que je quittais mon manteau, nous aurions mangé, puis lut chacun de notre côté, et nous nous serions couchés. Pressés de glisser nos vieux corps dans le linceul de nos lits séparés. La scène était immuable. Depuis 40 ans. Quatorze mille six cent jours de la vie d’un homme. Et nuits.

Soudain, la fracture. Le coup de hache furieux dans la mécanique. Un glas étouffé semblait monter sur les murs, du lointain. Rien sur la table, ni sur le feu. Le tablier était au clou et les couverts dans les tiroirs. Elle n’était pas là. L’absence tapageuse. Tourbillonnante. Vertigineuse. Une drôle d’idée me parvint. Et si elle était morte pendant que je tapais le carton au bistrot. Si elle était quelque part, raide et froide. Juste un peu plus que d’habitude. Elle était forcément morte, elle ne sortait jamais. Sauf pour aller chez le coiffeur, une fois par mois, d’où elle revenait les cheveux mauves. Après un rapide calcul je réalisais que c’était la semaine d’avant.

Je restais immobile de longues minutes, à tanguer sur mes jambes. L’âme tendue d’alléluia à Requiem. Mon cœur tapait maintenant comme battant sur carillon. D’un geste, j’effaçais l’idée. Elle n’avait pas pu mourir, parce qu’elle ne saurait pas mourir. Voilà tout. Par convention je me demandais où elle était ? Je m’en foutais, mais la question devait être posée. Sans réponse, une autre vînt. La vraie, qui martelait : Quand va-t-elle arriver ? Combien de temps me reste-t-il ? Je me surpris à penser tout haut

-         Si j’suis toujours là quand elle entrera, c’est foutu. Faut que j’me tire !

Mon cœur éternua. Partir ? Peut-être ! Mais ne pas réfléchir trop longtemps… La force commençait à me quitter. Comme pour me rappeler que j’en avais encore. Le monde pesait sous mes pieds m’attirant dans un abîme que je croyais atteint. Saisi de l’énergie de celui qui se noie, je bondissais dans la chambre, traversant la pénombre comme un aveugle pressé. J’attrapais un sac de voyage, cadeau de la Blanche Porte, y fourrais quelques vêtements en vrac. Mes médicaments, que j’ôtais immédiatement, la photo de Clara à vingt ans et me jetais sur la porte que je fermais derrière moi. Là, je respirais un grand coup.

Devant moi, le même couloir en sens inverse. Plus long. Plus noir. Et au bout, la porte. Mais d’abord la cuisine.  Éclairée comme la nasse que l’on hisse à la pêche au lamparo. La lumière dénonciatrice. Une trouille de gosse me faisait transpirer les ailettes du nez. Fallait que je me décide. Au bout du couloir, la porte de la cuisine. Après la cuisine, le jardin et dans le fond le portillon. Derrière tout ça, la rue. C’est à la fin de cette énumération angoissante que je me retrouvais dans cette même rue. Un peu surpris.

Je ne m’étais pas vu courir, ouvrir les portes, les fermer, traverser les lieux en les citant. Comme dans un rêve de l’esprit. Je respirais encore un bon coup et me pinçais.  J’étais bel et bien dehors. Dans la rue. Je pris soudain conscience de ma situation, dans le même fracas que celui du marteau qui s’abat sur l’enclume. Il me fallait pourtant continuer à agir.

Je ne pouvais pas risquer une explication à un voisin indiscret. Je me recroquevillais, profitant de la pénombre et pris mon élan pour le premier pas. La peur, mais aussi l’arthrite, rendaient l’exercice douloureux. Comme une fièvre métallique à l’intérieur des os. Un froid du dedans, sensation commune aux porteurs d’âme. A chaque instant je tremblais d’entendre dans mon dos la voix sèche de ma femme, « Georges !  ». Cela aurait suffi. 

Ce premier pas sous la pluie, dans des chaussures trop serrées, m’avait éloigné de chez moi plus qu’aucun autre ne le ferait… Ces chaussures, d'ailleurs, ont une histoire que je dois raconter. Naturellement, nous n'avions jamais eu l'habitude de nous faire des cadeaux, ma femme et moi. En revanche, nous avions pris celle de faire les courses séparément, chaque fois. Il n'y avait toujours que le nécessaire pour deux, ou un et demi et l'argent était dépensé avec une extrême parcimonie.

Cette fois là pourtant, j'avais retrouvé des chaussures neuves sur la table près de mon bol. En m'asseyant j'en regrettais l'odeur de plastique et interrogeais ma femme du regard, puisque le fait était exceptionnel et que je ne pouvais faire moins. Elle me répondit d'un rapide haussement d'épaule, suivi de ces quelques mots : J'en ai pris pour moi aussi…

C'était en quelque sorte un équilibrage. Un zèle de partage pour conserver le silence amiable. Je fus étonné de cette situation, c'était la première fois. Alors, à ce moment là, je lui dis : Bon ! Et ce fut fini. Je jetais mes vieilles chaussures, dans un geste inconscient, et adoptai les nouvelles, encore songeur de ce geste inhabituel. Lorsque je les chaussai, mon âme se noircit de haine pour celle qui était incapable de penser à moi. Mais je les ai gardé, car cette haine était un doux vent frais, un peu amer, en regard du vide qui occupait mon âme depuis longtemps. L'amour est bien meilleur pour cela, mais quand il est impossible… 

Je marchais. Aussi vite que possible. Droit devant, par les petites rues. Petit à petit je quittais la ville. D’abord le centre que je traversais comme une ombre. Mes semelles claquaient le bitume dans un vacarme dénonciateur. Je croisais des visages mouillés, se fondant tout autant que moi dans le décor terne de cette ville médiocre.

Plus tard, j’arrivais dans les bas quartiers et les zones commerciales. Un vrai dédale où poussaient des baraques en aluminium, fleuries de marques colorées. Je me guidais au bruit du train. Je passais la voie ferrée et parvenais dans la campagne. La pluie et la nuit me camouflaient. J’étais invisible, presque libre. La lune, plaisante, m’accompagnait derrière les nuages. Je n’avais ni froid, ni faim, ni soif, ni peur. Mon pas était régulier et mon vieux sang pétillait à cet exercice nocturne. Mes poumons me brûlaient un peu, il leur fallait réapprendre l’air.

Sur le bord de cette route se répandaient les parfums de l’herbe, de la terre, de tout ce qui grouille à l’intérieur de tout. Des senteurs d’arbre, aussi. Brutales. Je n’avais jamais appris l’odeur des arbres. J’avançais le nez en l’air, humant à toutes narines la nature alanguie. Les parfums d’ammoniaque et de dissolvants avaient disparus.

Ma bouche s’ouvrait naturellement pour jouir pleinement de l’air. Je mangeais un gâteau d’odeurs. J’essayais d’en distinguer les saveurs et de leur donner des noms. Je ne reconnaissais rien. Je bâfrais cet air sans me soucier des bonnes manières. J’ai dû gâcher. Mais j’avançais. Cette orgie olfactive m’avait enfoncé d’avantage dans la nuit et loin du pays. La ville avait disparue. Le souffle du silence s’élevait dans l’atmosphère comme une rumeur sourde. Je n’avais pas peur. Seulement mal aux pieds.

C’est le bruit d’un moteur qui me fit réaliser que je n’avais croisé personne depuis mon départ. J’avais profité d’une brèche et elle se refermait. La voiture arrivait vite, à contre sens. D’abord, je vis la lueur de ses phares puis un reflet métallique. Très vite elle fut à ma hauteur. Je montais sur un talus, sur le bord du bitume et me figeais. La voiture passa dans un grand vent et continua sa route. On ne m’avait pas vu. Un vieil arbre tordu, un panneau délabré… Mais point de vieillard, trempé jusqu’aux os, en rase campagne à 10 heures du soir.

Après le passage de la voiture, je me mis à avoir froid. La tremblote. Et puis je n’avais plus de jambes. Le coup de barre. Faut comprendre ! A cette heure, depuis cinquante années, dans ma vie d’avant, j’étais au plumard depuis lurette. J’en écrasais, au sec. Triste et sec. Et puis j'avais pas eu ma soupe.

C’était l’heure de réfléchir. Un peu. Passer au deuxième pas. Et il coûte aussi. Où allais-je comme ça ? Qu’est ce que je foutais, perdu dans la nature, à soixante dix ans ? A point d’heure.

La pluie continuait de tomber sur mon dos dans un cliquetis sourd. Je m’étais assis sur une souche, dans un champ pour réfléchir mais rien ne venait. L’eau nettoyait ma tête, mais pas la moindre idée ne se détachait. Pas d’issue de secours. Des questions. Plutôt des interrogations de confirmation. Si je m’en retournais, qu’est ce que je trouverais ? C’est durant le vol suspendue de cette question que mes pieds se mirent à gonfler.

Opportune douleur, seule urgence maintenant. Cent mètres de boue plus loin, une bâche, qui avait dû être bleue, gisait lourdement sur une botte de paille. Je pataugeais jusque là et pratiquais une entrée dans la paille crissante. Au bout de quelques minutes j’avais confectionné un igloo honorable et m’y affalais. J’ôtais mes chaussures en grimaçant, comme un cavalier retire ses bottes et défaisais mon manteau. Je me frottais la tête avec le foin sec du cœur de la botte. Enivré du parfum, la poitrine et les pieds libres, je sombrais lentement dans une inconscience visqueuse, emplie de rêves de rivières qui quittent leur lit.

C’était ma première nuit à la belle étoile sous un ciel de paille. Ma première nuit d’homme libre. La pluie clapotait sur le toit de plastique et glissait vers la terre dans un frou-frou soyeux. Sous mon poids, le cœur de la planète venait se lover dans mon dos, à chacun de ses battements interminables. Je me sentais accepté, jouissant du précieux don de la sphère fantastique : La chaleur. Je dormais vivant. Et tout, autour de moi, l’était aussi. Surtout.

Au matin, le soleil jouait avec la paille hirsute et s’y accrochait comme laine sur églantier. Mes paupières tièdes s’ouvraient prudemment sur le jour. Je me redressais jusqu'à m'asseoir et découvrais le paysage que la nuit avait dévoré puis rendu au jour pour l’habiller. J’étais à une cinquantaine de mètres de la route. De son côté  s’étendait une prairie ondulant ses nuances vertes entre les bosses et les creux du terrain détrempé. De mon coté à moi, c’était des blés, fauchés depuis quinze jours, tardivement, pour cause d’été mesquin.

Quelques arbres à têtes noires luisaient de la dernière averse avant le jour, se faisant orfèvres en robes de perles. Les serins matinaux se chauffaient la voix et préparaient cette journée comme si ce fut la seule. Le cycle reprenait. Dans quelques minutes, des armées d’insectes allaient se mettre en branle. La nature allait petit déjeuner. J’aurais volontiers assisté au spectacle, mais une ancienne sensation de faim m’envahissait aussi. Ma main fouillait la paille à la recherche de mon sac pour y trouver un morceau de pain. Peut-être dans ma cavale de la veille, avais-je emporté quelques vivres.

Sans y croire, j’avançais au hasard et mes doigts fouillaient la paille. Ils y rencontrèrent une boule chaude et ronde. Ce n’était pourtant pas du pain ! J’écartais le fourrage pour voir avec mes yeux et je tombais dans ceux d’un minuscule chat qui avait l’air aussi étonné que moi. Il ne semblait pas effrayé cependant. Je le contemplais, niaisement ému.

-         Ben, tu sors d’où, toi ? Tu as fugué, aussi ?

Il me répondit d’un bâillement placide qui me laissa voir ses quenottes affûtées d’apprenti carnassier. 

-         Hi hi ! regarde-moi c'te bestiau! Hé hé…Bon, ben…on va faire la route ensemble ! Qu’est ce que tu en penses ? Bon, c’est pas tout ça, mais va falloir trouver quelque pitance ! Allez !  Dis-je tout haut à mon nouveau compagnon qui s’étirait, toutes griffes dehors.

 

Ma fouille n’ayant bien sûr rien donné, je rassemblais mes affaires, enfilais mes boites de fer et jetais un œil au dehors. Personne. Je me dépliais dans un râle et, dehors, reprenais contact avec le sol. Une fois dégourdi, je me remis à marcher. En emportant le chat dans ma besace. Nous nous étions mis d’accord. Il partait avec moi. J’avais préféré quitter la route et la guetter de loin, sur les chemins tracés dans les champs. Je suivais une direction maintenant. Elle m’était apparue dans la nuit. J’irais à Bourges. Là-bas vivait encore un homme qui avait été mon ami autrefois.

Je ne lui prendrais qu’un peu d’argent, il m’en ferait cadeau, je sauterais dans un train et m’en irais. En bas. Vers le Sud. Au chaud. Mais il me restait encore une bonne trottée. Le chat s’était installé aux premières loges du sac et toutes oreilles dehors surveillait les abords. Ses yeux de verre avalaient de l’appétit de sa jeunesse. Quand il serait un vieux chat comme moi, il s’économiserait les mirettes. Il sélectionnerait. Pour l’heure, rien ne lui échappait et le roulis ni le cahot de l’homme qui marche ne le dérangeaient. Les pattes arrondies sur le rebord de ma besace, il était ma sentinelle. Je m’étais rendu compte un peu plus tôt que j’avais perdu la photo de ma femme. Je ne fis pas demi-tour. Je risquais de la retrouver.

Nous marchions ainsi gaillardement, le chat et moi, sur les sentiers crottés, depuis le lever du jour. Nos estomacs chantaient famine. Le sien, d’un miaulement interminable et le mien dans un sourire. Je croyais n’avoir jamais eu faim comme ça. J’aurais mangé un arbre. J’entendais la fière musique de la fringale s’ébuller* dans mes entrailles. Un irrésistible sourire me montait aux lèvres. Et sur le paradoxe qui dit que c’est dans un ventre vide qu’on trouve le cœur, j’accélérais mon pas.

Comme récompense, à peine une lieue plus tard au rythme de l’Andante, la providence plaçait sur mon chemin un splendide pommier. Tellement vert, si tâché de rouge et d’ocre, si plein de sa vie. Je m’arrêtais à son pied, déposais mon sac et son occupant, tombais la veste, retroussais mes manches et cueillais. Eusse-je été Shiva et son tombereau de bras, je n’en eu pas cueillis d’avantage.  

Nous mangions. Moi, des pommes, lui un lézard mal réveillé. Moi je laissais les trognons, lui non. Nous en étions à nous lécher le poil, quand une fulgurance que j’avais perdu de vue depuis la veille, me traversa. Par le ventre. J’enviais le chat qui assouvissait la sienne sans manières, près de moi, toujours aux aguets. La décontraction vigilante de cet animal me faisait rougir. Tout chaton qu’il était, il possédait déjà les manières gratinées de ses congénères adultes. Le ridicule n’est pas une notion de chat. Mais je ne suis pas un chat. Une vie entière d’homme des villes m’avait privée de certains réflexes. Pour l’heure, je calais quelques boyaux récalcitrants et soulageais l’indispensable dans la plus grande honte.

Soudain, un extraordinaire sentiment de paix intérieure m’envahit. La douleur n’était plus. Mon ventre était de nouveau mon ami. Mon souffle reprenait son rythme assuré et nulle crampe n’assaillait mes entrailles. Au lieu de me rassurer, ce calme avant la tempête me décida. Je me levais, calmement, avisais trois hautes pierres dressées qui me feraient des murs et m’y rendais. En sifflotant, néanmoins prudemment. J’avais choisi quelques grosses feuilles du pommier, juste retour des choses et flânais presque.

Paisiblement, je commençais à me défaire. Aux prises avec mes bretelles, j’essayais de reprendre patiemment le contrôle de la matière. Si bien que je ne sentis pas le nerf de la bête sournoise qui remontait à l’assaut. Il s’en fallut d’un rien, mais le pire était évité. Pêché d’orgueil, s’il n’est pas toujours mortel, peut s’avérer diablement emmerdant. Le chat m’avait rejoint, pour observer. Je me demandais s’il ne se marrait pas. Dame ! Qui a déjà vu un chat rire ? Ça peut ressembler à n’importe quoi.

Nous quittâmes les lieux et nous remîmes en marche. Forces faites, nous parcourûmes plusieurs kilomètres, de bon allant.  Le soleil était déjà haut et le pommier minuscule. Au loin, dans le creux d’un vallon, une ville sortait de terre. C’était Bourges. Avaricum, la perle des Gaules. Un des endroits où l’histoire tourmentée de ces barbares s’est jouée. On dit que les lieutenants de Vercingétorix le supplièrent un jour d’épargner la ville. Elle était incluse dans son plan de terres brûlées qu’il laissait aux légions romaines. Il épargna. Mesquinerie fatale à laquelle Jules s’est accroché sans vergogne. Peut-être, cette précaution nous vaut-elle aujourd’hui de parler un français arrondi plutôt qu’un sabir rugueux ?

Aujourd’hui cette ville ressemble à toutes les villes quand on sort de la campagne : Elle pue. Plus j’approchais des constructions, plus l’air empestait. Du haut de ma butte, un tapis de maisons grises s’étirait vers le nord. Je visais un centre approximatif et partais, droit devant. Si mon cœur racontait, il dirait je dévalais la pente…

Mais c’est moi tout entier qui parle et je glissais à grand peine, emportant avec moi de larges touffes d’herbes. J’arrivais échevelé au pied de la colline, et je dû m’arrêter une minute. En me retournant, je vis le sommet du tertre et refusais de croire que je l’avais descendu. Je vérifiais la santé de mon chat et il en profita pour se poster à nouveau sur le bord de mon sac. Le souffle revenu,  je repartais.

Je traversais des lotissements où des masures par centaines semblaient se renifler les aisselles tant elles étaient proches. Les rues aux noms parfumées, se suivaient en un dédale botanique. Rue des Violettes, rue des Acacias, passage de la Sarriette, impasse des Pétunias. Si un troupeau d’enfants ne m’avait sorti de là, sans doute y serais-je encore. Le chat les avait attirés. Surtout les filles.

Ils me larguèrent sur le bord de l’avenue principale en m’indiquant la direction et s’évanouirent dans un envol joyeux.  Après le labyrinthe, la ville dessinait ses rues d’une plus franche manière. Moins bucolique, il faut bien le dire, mais plus commode pour un que l’âge rend aveugle. J’avançais prudemment, laissant un temps d’adaptation à ma mémoire. Je devais reconstituer la ville, que je connaissais fort bien, et retrouver l’adresse de mon ami. Le soleil de midi semblait vouloir m’aider en soutenant d’un gris clair les contours de la ville. Cela me revenait facilement, dans une sorte de joie cérébrale, quand tout se remet en place. Dans quelques minutes je serais au pied de la maison de mon vieil ami. Et je connaîtrai un deuxième départ.

-         Jusque là, ça marche pas trop mal ! Gloussais-je, bravache.

 

Mon coup de folie se métamorphosait en promenade, et ma lâcheté de fugitif en acte de bravoure. Je ne pensais plus à ma femme depuis le pommier. Ce vénérable végétal avait été une frontière. Celle de la captivité. J’étais un homme libre qui marche. Un vieil homme ivre. J’avais attendu cinquante ans, et j’étais plus que mûr. Je faisais des projets et en discutais avec le chat. Démocratiquement.

Pour la première fois depuis longtemps mon esprit fonctionnait vers l’avant. Devant mes yeux, passaient des idées folles de vies refaites, de fantaisies nubiles. Je les chassais. Comme si la vie pouvait s’offrir deux fois à un même homme ! Je ne referais pas ma vie, soit. Mais, elle n’était pas encore tout à fait terminée !

Projets de morts

C’était encore possible. Me tricoter une fin paisible d'homme libre, pauvre et vieux. Au soleil et près de l’eau. Je partagerais mes sardines avec le chat et avec l’argent de mon ami, j’achèterais une cabane près d’un étang. J’y vivrais tout mon reste. Simplement, joyeusement, en ermite qui prépare sa Rencontre. Et peu importaient les circonstances du départ, tant que ce n’était pas dans la prochaine seconde. Je me sentais un avenir…un peu au dessus de mes moyens. Maintenant j’avais faim à l’âme. Demain n’était plus une corvée. Mais un cadeau. Je ne maudirais plus la course des planètes qui apporte le jour après la nuit. Cette solitude froide qui trempait mon échine allait se réchauffer.

Et puis, je n’étais plus tout seul. Il y avait le nouvellement baptisé « Châtaigne ». Je glissais de temps en temps une main dans mon sac et la posais doucement sur son ventre.  Il sautait sur l’occasion de jouer et plantait dans le gras de mes doigts, les épines acérées qui ornaient ses pattes rondes. Il trouvait dans mon cuir de quoi stimuler ses dents de fauve et s’en donnait à cœur joie. Il semblait toujours en état d’affût et prenait très au sérieux son statut de prédateur. Il m’amusait.  Un p’tit gars sympathique, quoi ! Présent.

La rue défilait sous mes pas, et nous approchions. C'est ici que j'ai fait la pire rencontre de ma vie. Sur une place encombrée, en cherchant furtivement mon chemin avec le nez, mon regard se plongea dans celui d’un étrange bonhomme. Il me regardait fixement. Visiblement, ce type me connaissait. Je le dévisageais un peu gêné, à la recherche d’un souvenir. Il faisait de même. Ses cheveux blancs tombaient en rideau sur son front plat et mat. Ses traits s’enfonçaient dans une peau de cuir culotté et son nez, massif, surplombait une lointaine moustache à l’abandon. Mais le plus remarquable résidait dans ses yeux. Quelque chose que je n’aurais su dire. Un sentiment familier.

C’était aussi un vieillard. Un vrai, déprimé. Il faisait peine à voir. Je comparais sa situation à la mienne et me faisais remarquer ma très honorable déchéance.

Il portait un air mystérieux, comme une ancienne culpabilité, une faute non rachetée. Dans ses yeux, toujours, passait un éclat oscillant de brillant à vitreux. Je quittais son visage et passais au reste de sa physionomie. En suivant son épaule voûtée, je constatais qu’il portait aussi un sac en bandoulière. Presque aussitôt, comme un diable de sa boîte, un chat en sortit. Une immense vague de peur me laboura l’échine.  Je reculais de quelques pas, comme giflé. C'était mon reflet qui m’avait scruté et m’avait rejeté. J’étais horrifié. Je m’écartais vivement de cet immonde miroir et respirais cinq minutes adossé sur un mur. Opaque.

J’étais donc ça ? Une épave pitoyable qui se prend pour un trois mats. Un guignol pantelant qui se rapproche du centenaire. Qui fait des projets indécents. Qui se prend pour un homme. Des torrents de sueurs froides gagnaient mes omoplates et je m’asseyais pour de bon, par terre. Quelque chose m’avait giflé. Quoi de mieux qu’un miroir pour dénoncer l’orgueil. Je crois qu’à un moment donné, j’ai manqué d’air.

-         Monsieur ! Monsieur ! Vous m’entendez ? (à une tierce) Vous vous rendez compte, les vieux maintenant…

-         (la tierce) M’en parlez pas ! La mienne perd la tête, c’est pas mieux !

 

Deux bonnes femmes étaient penchées sur moi, si près que j'en sentais l’haleine.

-         Attendez-voir ! Bougez pas, je vais lui chercher que’que chose.

-         Ho ! regardez, il a un chat dans son sac, pauv’bête…

-         Vous allez voir ! (un moment) Tenez monsieur ! Mangez, ça vous fera du bien. (à la tierce) Ça lui fera du bien !!!

 

La boulangère m’enfonçait son croissant dans la bouche sous le regard compassé de sa cliente. J’ouvrais les yeux, elles reculaient.

-         Ça va mieux ? me demanda la boulangère.

-         Oui, merci ça ira… mentais-je.

-         Il va pouvoir rentrer chez lui ? Troisième personna-t-elle.

-         Mais oui, c’est un solide gaillard ça, pas vrai ! assura la cliente.

-         Oui, oui, merci mesdames, excusez-moi…je dois partir.

-         Prenez quand même le croissant, ça peut pas vous encombrer. Et puis vous avez les joues bien creuses…

 

Un croissant, c’était juste assez pour que j’aille mourir de faim plus loin. De la générosité géographiquement gérée en quelque sorte.

-         Vous n’auriez pas quelque chose pour le chat aussi ? abusais-je dans une grimace.

-          Si. Bougez pas !

Elle revint avec un petit pâté de crème pâtissière dans une barquette et me la tendit.

-         Merci. Au revoir.

Je les quittais, le croissant dans le sac, le chat dans la main qui lapait sa gamelle. J’étais un peu abruti. Après le choc de la révélation, la boulangère à la vitrine perfide venait de me faire la charité. Et je m’y étais conformé. Ça faisait beaucoup pour un seul homme en une journée. Mais la charité a cela de bon que si elle rend l’homme dépendant de son prochain, elle l’affranchit de tout le reste. Je zigzaguais quelques mètres et me reprenais. Progressivement. Après tout, cette image effrayante dans le miroir était la mienne. Il me suffisait sans doute de l’accepter. Et puis, je ne m’étais pas reconnu. C’était bon signe.

Le chat avait réintégré le sac pour se  livrer à sa toilette, pendant que j’engouffrais le croissant en une bouchée. Toujours cette sensation de faim. Immense. La ville s’agitait mollement et les rares passants ne manquaient pas de noter ma présence. Les restaurants et les troquets étaient pleins. La ville mangeait. La seule idée valide qui me restait ne consistait qu’à retrouver mon ami. L’argent, le train, la mer. Mais d’abord, la rue des Cinq Grands. Numéro 11.

Une heure de ma marche fut nécessaire pour y parvenir. La porte était colossale. En bois plein, ouvragée, noire. Je frappais le marteau sur le socle de fer. Quatre coups pour commencer. Voyant que rien ne bougeait, j’en assénais derechef trois autres. Au septième, une fenêtre voisine s’ouvrit, vomissant une femme furieuse.

-         C’est pas fini, oui ? Vous voyez bien qu’il n’y a personne !

-         Excusez-moi Madame, je cherche monsieur Talard.

-         Mais mon pauvre monsieur, il y a longtemps qu’il n’est plus là Monsieur Talard.

-         Ah, Bon ? Où est-il ?

-         Hé bien, il est mort !

-         Comment ça mort ?

-         Comme décédé, pour vous dire…

-         C’est pas possible…

-         Il y a plus de dix ans de ça… On l’a retrouvé chez lui, dans sa cuisine. C’est l’odeur de brûlé qui nous a alertés.

-         Dix ans… ?!?

-         Vous étiez de la famille ?

-         Non.

-         Bon ben, voilà monsieur, au revoir. Mes condoléances…

Cette bonne femme joufflue venait de me jeter un tour de roue en pleine figure. Là, je n’avais plus de plan. Ça dégringolait. Henri Talard mort, pas d’argent, pas de train, pas de mer, pas de sardines. Des emmerdes.

Je reculais de la porte et levais les yeux au ciel. La rue s’obscurcit soudain, les murs se rapprochèrent dans un grondement irréel et lorsqu’ils en vinrent à ne laisser qu’une cheminée sur le ciel, je m’effondrais lourdement sur mes fesses maigres. Je gisais. Un seul mot à la bouche : Merde. Sur tous les tons, dans tous les souffles. En me relevant, je continuais ma litanie les yeux dans le vague, jusqu’à un square. Un carré de verdure, échut là plutôt qu’ailleurs, pour faire respirer cette ville. J’y trouvais un banc à l’abri d’un chêne. L’endroit était sombre, mais rien ne s’étouffait. Je m’y laissais tomber, les bras ballants.

Assis, à une extrémité, je fixais un point vide, vaincu. Au bout de quelques minutes, le vent sourd qui traversait ma tête se calma. Une étrange géométrie dans mes pensées faisait sa place. Étirant des idées générales, sous lesquelles une myriade de petites questions attendaient la becquée. Un désespoir machiavélique envahissait ma carcasse méthodiquement. Une sorte de raz de marée me fracassait la poitrine. A l’intérieur, ma vie d’avant tambourinait.

Pas encore bien avalée. Restaient encore les regrets, la culpabilité, les remords, le doute…l’essentiel. Mes yeux se troublèrent, mes lèvres tremblèrent. Mon cœur sautait de manière anarchique. Cette belle foulée qu’il avait connu sur la route de campagne ce tantôt, avait disparue au profit d’un virulent hoquet cardiaque. J’essayais de le calmer de ma main, mais celle-ci se crispait et mes doigts blanchissaient. Une puissante souffrance me tenaillait le côté, jusqu’à mon bras gauche. Mes jambes aussi se cyanosaient. La mort approchait. S’annonçait. 

Dans les bosquets, je la vis s’avancer, hideuse. Ses hardes se mêlaient aux ténèbres du bois. La peur, pour la première fois, s’enfonçait dans ma bouche. Mes os se cristallisaient et l’angoisse dévorait ma chair. Le spectre étendit ses ombres sur ma tête et ouvrit une gueule abjecte où finissaient de pourrir les restes de mon ami Talard. Un torrent d’amertume me saisit aux lèvres et d’un cri d'effroi immense je chassai la harpie, vomissant  le son de ma voix de vieillard et mon dernier repas. L’instant d’après le nuage immonde redevint ombre et la lumière réapparut. Comme si rien ne s’était passé.

-         Non, mais ça va pas de crier comme ça ! Vous êtes dingue…!!!

Je sursautais au son de cette voix de trique subitement apparue à l’autre bout du banc.

-         Ho ! excusez-moi ! Dis-je, avant de voir tout à fait qui était là. Je vous ai fait peur ?

-         Peur ! Ho ! non ! J’ai juste frôlé l’infarctus.

-         C’est parce que…j’ai vu…la…le…  bredouillais-je en dénonçant le bosquet.

-         Oui, ho ! Je sais ! On en est tous là ! On voit des trucs… Mais on le hurle pas, nous autres.

-         Excusez-moi monsieur… conclus-je en reprenant mon souffle.

Quelques minutes suffirent. La mort m’avait presque goûté et je respirais maintenant normalement. J’étais surtout confus. Le chat, effrayé s’était enfui du sac, le poil hérissé. Je pensais maintenant de façon limpide. L’angoisse était évanouie, restait le problème. Monolithique. De toute évidence mes projets de chaleur tombaient à l’eau. De toute évidence aussi, je ne retournerais pas chez moi. D’ailleurs, je n’avais plus de chez moi. Tant que mes chaussures se tiendraient à mes pieds.

Je ne pouvais cependant plus compter sur l’argent d’Henri Talard, le pauvre vieux.  Alors, quoi ? Ben, rien ! Je pensais à ma retraite qui tombait sur un compte, là-bas, tous les mois. Mais je n'avais plus le contrôle de mon argent depuis longtemps. Ma femme m'avait fait signer tout un tas de procuration qui me destituaient du droit de retirer de l'argent. Je n'allais pas y retourner pour lui demander de l'argent pour mon escapade.

Non ! Tout se ferait seul, avec ce que je possédais sur moi, c'est à dire rien. Depuis longtemps, je n’avais plus accès à l’argent. Ma femme retenait chéquiers, comptes, relevés et m’interdisait toute tentative de gestion pécuniaire. Il y aurait bien une solution qui se présenterait dans ce foutoir ! La vie, cette chienne, ne jetterait pas un grand-père dans le ruisseau. Voler ? Fallait être jeune. Rapide. Travailler ? C’est ça ! Travailler, c’est autorisé, même pour un vieux.  Mais que faire ?

Mes jambes de vieux ne pourraient me tenir debout. Mon dos ne pourrait me laisser assis. Mes yeux me trahiraient à coup sûr. Que restait-il ? Je pourrais toujours tenir un emploi dans une association pour miséreux. Trier des boites de lait avec au cœur le sentiment curieux de sauver l’humanité. Oui, je pourrais toujours faire ça et attendre mon tour, patiemment. Mais je ne voulais pas servir, je voulais vivre. Dans la joie et l’excès, dans l’oubli et l’insouciance. Je voulais me soûler et brûler toutes mes heures, voyager à cheval jusqu’à mon dernier souffle. Mais ma cavale s’arrêtait sur ce banc, jeté à terre. 

Vassil

 

Le chat s’était enroulé sur les genoux de mon voisin et me regardait inquiet. Je découvrais cette personne.

-         Il est marrant ce matou. L’est à vous…

-         Oui. Répondis-je. Enfin, nous voyageons ensemble.

-         Où c’est-y que vous allez ?  

-         Au Sud. Enfin...  j’y allais.

-         C’est quoi son petit nom à lui ?

-         Châtaigne !

-         C’est marrant. Alors, comme ça vous allez au Sud ! Vous y allez comment ?

-         Ben, jusque là j’avais des intentions ferroviaires, mais c’est remis.

-         Ah ! Dommage ! Dites, on ne s’est pas déjà vu quèque part ? Me toisa-t-il, le regard pointu.

-         Je crois pas !

-         Z’êtes sûr ? Dans la rue, sur une place… Sous un pont quoi ! Vous êtes dans la cloche !

-         La cloche ? répondis-je, feignant de ne pas comprendre.

-         Ben oui la cloche ! Ne le prenez pas mal, mais attifé comme vous l’êtes vous avez l’air d’un vagabond.

-         C’est vrai ? Déjà ?  Je ne suis dehors que depuis hier, enfin je veux dire…

-         Ça veut rien dire, une heure suffit. Vous cassez pas ! Moi aussi, je suis…Je m’appelle Vassil.

-         Georges.

Nous parlâmes un long moment. Je lui racontais mon histoire et lui gardait la sienne secrète. Nous occupâmes le banc jusqu’à la fin de l’après-midi. Rapidement, nous nous tutoyâmes. Copains comme cochons. Sa présence me réconfortait. Il parlait avec une assurance légère et transformait l’environnement urbain en une multitude d’adresses à lui. Des hôtels de luxe en plein air. Des restaurants bon marché et des combines de pinard.

Chaque porche offrait un abri et chaque trottoir était une concession à exploiter. Nous partageâmes son repas fait de fromage dur, de soupe froide, de pain et de vin. Et aussi, du chocolat, pour le dessert. Le chat s’était restauré par ses propres moyens. Ces nourritures humaines le turlupinaient mais ne le nourrissaient pas.

-         Dis donc, puisque tu descends dans le Sud, pourquoi que tu ne profiterais pas de la grande migration ? Me dit Vassil, ingénument.

-         La grande migration ?

-         Dame ! Il n’y a pas que les oiseaux qui se mettent au chaud l’hiver. Rien qu’ici, il y a une trentaine de bonshommes qui se préparent à lever le camp.

-         A Bourges ?

-         Parfaitement.

-         Mais comment ils descendent ?

-         C’te blague. A pinces, pardine.

-         Allons, je ne peux pas descendre à pinces. Je ne suis plus tout jeune ! Objectais-je, sûr du poids que donne l’âge.

-         Tu as raison ! Moi non plus

-          Comment tu descends alors ?

-         Qui te parle de descendre ? Moi je reste ici. C’est chez moi ici. Regarde-moi cet automne. Et ce ciel, si gris. Et puis j’ai mes habitudes. M’a fallut trente ans pour connaître cette ville sur le bout de mes doigts. Alors, tu penses si j’ai envie d’aller me perdre ailleurs. Tiens, de tous les va-nu-pieds qui traînent ici, je suis le seul à soigner mon allure. Tu sais comment on me surnomme ici?

-         Non ! Dis voir ! Questionnais-je !

-         On m’appelle Vassil le bien-mis. Je suis connu. On me respecte. Et tu sais pourquoi ?

-         Non. 

-         Parce que je suis le seul à me laver de temps en temps et le seul à ne pas ramasser mes nipes dans les poubelles. J’ai mes fournisseurs. Du neuf ou presque, mais du propre toujours. Tout ça parce que ça fait trente ans que je fais risette aux mêmes bourgeois. Alors, quand ils ont un costume  à fourguer, c’est Vassil qu’ils appellent. Pour la becquetance, pareil. Moi je ne me nourris pas dans des sacs en plastique. On me met de côté. Le menu royal. Provenance restaurant, bien tenus exclusivement. Bon, ce soir, c’est exceptionnel, mes fournisseurs étaient fermés, alors je grignote, mais d’habitude… Attention !  Que du premier choix. Versailles, je te dis. Partir ? Ha ! Ce serait une belle connerie.

Sa fidélité à la ville faisait sourire. Malgré tous ses efforts, Vassil ne savait cacher son inquiétude. C’était un tourmenté volubile. Nous finîmes de manger silencieusement sur l’idée du départ. Lui, dans la peur d’y être obligé.  Moi, dans la crainte de devoir y renoncer. Vassil se roulait une cigarette. Dans ma tête, la question du gîte tintinnabulait. Le chat lui, dormait déjà, dans ma besace.

-         Tu veux une cigarette ? 

-         Non, merci.

-         Vraiment pas !

-         Non, merci, vraiment…

-         Bon. Dis donc, t’as un endroit pour ce soir ? Dit-il avant de tirer une longue bouffée crépitante.

-         Ben non ! J’aurais dû être dans un train.

-         Alors, pour ce soir t’es logé. C’est pas le grand luxe, mais c’est couvert.

 

Il se déplia, enfouit ses vivres dans ses poches et  lança :

-         Allez compagnons, faut y être avant la nuit.

 

Je me levais à mon tour, me saisis du sac et du chat et prenais la direction qu’il m’indiquait. Nous avions quitté le square et nous marchions dans les rues, à découvert. L’abri des arbres me manquait. Vassil, décontracté, marchait d’un bon pas. Je n’étais pas arrivé à déterminer son âge. Il était mince et de belle allure. Je lui trouvais un air slave.

-         Quel âge que t’as Vassil ?

 

Les mots étaient sortis de ma bouche, sans permission.

-         Hé ben, dis toi que je suis né avant la télévision.

 

Je faisais un calcul rapide et me estimai que cet homme devait avoir 10 ou 15 ans de moins que moi.  Il accéléra.

-         Plus vite bonhomme ! Sinon on sera marrons.

 

Je trottinais pour le rejoindre et lui demandais :

-         Dis donc, pourquoi on est si pressés ?

-         Tu vas voir, on arrive.

-          

Vassil me désigna le fond d’une impasse où un homme tenait une porte de fer, l’air excédé.

-         C’est là ! Tais-toi et laisses moi parler. Ordonna Vassil.

 

Lorsque l’homme pu distinguer nos yeux, il tonna.

-         Putain Vassil, tu commences à me gonfler. J’ai dit sept heures ! Pas sept heures et demi. Un de ces jours, tu vas trouver porte close.

-         Ça va, te fâches pas ! L’homme libre n’entend pas les portes qui claquent ! répondit Vassil, un sourire aux yeux.

-         Ouais, et ben, tu les entends peut-être pas, mais un de ces jours tu vas les prendre sur le nez, nom de Dieu.

-         Béni sois tu, portier de mon cœur, d’avoir sacrifié ton temps pour me tenir la porte ouverte ! Ça te va comme ça ?

-         Ça va, arrête ton char. Qui c’est celui-là ? Gronda le portier.

-         Je te présente Georges, il va dormir ici cette nuit !

 

Je saluais l’homme en colère.

-         Dis donc, c’est pas convenu dans nos accords ça ! reprit-il.

-         Et bien, faudra les revoir ! Asséna mon compagnon, avec un étrange regard vers le portier.

 

Celui-ci me laissa passer. Nous entrâmes. Et il referma la porte sur nous. A travers l’épaisseur du fer, il nous adressa un dernier message.

-         Pas de bordel, hein ! Et demain matin, tu décanilles à sept heures ! Tapantes !

-         Mais oui, mais oui… soupira Vassil.

 

L’homme s’éloigna et nous laissait le silence.

-         Tu sais, je ne veux pas te causer d’ennui ! bredouillais-je.

-         Te casses pas ! Il aboie mais il ne mord pas. Vois-tu, nous sommes dans le local du gardien d’une usine de pompes à vélo. Et le gardien, c’est l’aimable personnage qui nous a ouvert. Je lui garde la boite pendant qu’il ronronne dans les bras de sa bourgeoise qui crèche à deux pas d’ici. Petit arrangement. Croisement d’intérêts, si tu préfères.  Alors tu penses s’il peut me causer des ennuis. Je le tiens, et par la peau des balloches. Ce con là, sans le savoir, s’est habitué à ses nuits conjugales. Il ne peut plus se passer de moi. 

-         Mais, s’il arrive quelque chose ? objectais-je.

-         Selon le degré du problème, je le règle moi-même ou je lui téléphone d’ici et il est là en cinq minutes. Te fais pas de bile, tout a été étudié.

-         Si je comprends, son patron paye ce type pour le boulot que tu fais, son boulot.

-         Correct.

-         Mais pourquoi tu ne dis rien ? Tu pourrais avoir son boulot. Être payé.

-         Et avoir un patron ! Non, merci. Je ne dois rien à personne, et personne ne me commande. Ca te dépasse ça, hein, mon petit père. Je suis sûr que toi t’as trimé toute ta vie.

-         Parfaitement ! rétorquais-je fièrement.

-         T’as vu où ça t’as mené ?

-         Ca n’a rien à voir !

-         Si tu le dis ! Tiens, tu te coucheras là. Il m’attribua une place qui me sembla être la sienne.

-         Et toi ?

-         Moi, je vais faire ma ronde du soir ! Et griller la dernière au clair de lune. Tu me prêtes ton chat ?

Je m’allongeais lourdement sur la paillasse et quittais mes chaussures. Une forte fatigue étreignit tout mon être. Je savais que le sommeil me surprendrait, alors je faisais un nouveau bilan rapide. Mes projets étaient évanouis, mais une sorte de chance insolente m’avait protégé jusque là. Cette nuit encore, j’avais un abri. Aléatoire, certes, mais réel. Mon dos resterait sec.

Mes yeux se fermèrent pour de bon sur Vassil qui revenait de sa ronde. La porte se ferma dans un bruit soyeux, le chat sauta sur mon lit et tout sombra dans le sommeil. Une nuit au calme envoûtant se déroula. Au repos réparateur. Dont on sort guéri des questions de la veille.

Le matin des solutions

Une odeur de café poivrait l’atmosphère de la pièce. Derrière mes paupières soufflées, je devinais la chambre, lentement. Puis j’ouvrais les yeux, en paix. Vassil était là, assis sur sa couche, le regard dans sa tasse. Il me découvrit et me sourit. Le chat contemplait la fenêtre où un maigre soleil jouait à écrire des reflets.  

-         Bien dormi ? me questionna Vassil, taciturne.

-         Comme une pierre ! lui répondis-je, pour l’honorer.

 

Le chat maintenant se frottait aux jambes de mon compagnon en produisant un frou-frou guttural, signe de bonne humeur, je crois. Vassil me tendit une tasse et un sachet en papier contenant une brioche.

-         Tiens, avale ça. Pour le chat, j’ai trouvé de la bidoche. C’est que ça se nourrit pas de viennoiseries ces bestiaux là.

 

Le chat était maintenant soumis à la main qui donnait la viande fraîche.

-         Regarde-moi ça s’il est vorace. 

L’animal engloutissait son repas dans un glapissement de plaisir. Nous le regardions amusés, sans un mot, avalant nous même notre ration. Dehors, le ciel brillait blanc et un vent léger refroidissait encore le bout frissonnant des branches pelées. Une vitre au verre timide nous protégeait de son mieux, mais le froid était dans la pièce.

- Bon, ben va falloir y aller camarade. C’est l’heure. Si on est pas parti dans cinq minutes, l'autre va encore gueuler. Et ce matin, je ne suis pas d’humeur.

-         D’accord, je suis prêt !  dis-je, me levant du plus vite que je pouvais.

 

A peine avais-je posé mes pieds sur le sol, que la porte en fer se mit à gondoler sous l’effet de coups de poing.

-         Nom de dieu Vassil, t’es encore pas levé. Sacré vache de paresseux ! Allez, bouge tes fesses, vieil homme, ouvre !  Hurlait le gardien à travers la tôle.

 

Ce butor devenait grossier. Je croisais le regard de Vassil qui lançait des éclairs sur la porte. Il fulminait. L’autre continuait à tambouriner. Le son de la tôle battue me venait aux tempes, me faisant vaciller.

-         Bon, allez, ça va comme ça… lâcha Vassil, en se dirigeant brusquement vers la porte qu’il ouvrit dans un tel mouvement que l’homme s’en trouva aspiré.

-         Ecoute moi bien, bougre de cochon… menaça Vassil, aidé de son poing. Toi et tous ceux de ta race, vous commencez vraiment à me tresser les nervures. Mais tu ne respectes donc rien, ma parole ! Tu vois pas que j’ai un invité ? Tu peux pas taper à la porte normalement ? Faut il  toujours que tu ramènes ta trogne ? Vous autres, vous savez pas vous exprimer autrement qu’en gueulant ?

 

La voix de Vassil devenait inquiétante. Une vibration métallique tremblait dans sa gorge. Deux poings serrés au bout de ses bras n’attendaient qu’un signal pour s’abattre. L’homme semblait pris de tétanie et m’adressait des regards effarés auxquels je ne savais que répondre.

-         Allez, Vassil, viens on s’en va ! dis-je d’une voix qui aurait souhaité être calme, apaisante.

-         Excuses-moi Georges, mais j’ai pas fini. J’éduque ce sanglier. Faut qu’y comprenne une bonne fois qu’il ne s’adresse pas à son chien…

L’homme bafouillait.

-         Mais j’ai pas de chien Vassil !

-         Tu devrais ! Les bêtes ça rend moins con. Alors, écoute moi bien, sac de viande. Mon ami que tu vois, va prendre le temps de s’habiller, puis quand nous serons prêts, nous partirons et tu nous souhaiteras une bonne journée. C’est vu ? Sinon je vais finir le boulot de mère nature qui t’as salopé la tête et ce qu’il y a dedans. Et sois sûr que je me ferais un plaisir de cogner ta bidoche. Des comme toi je m’en suis farci, mon p’tit père. Et pas qu’un peu. Des gros qui saignent. Des qui se mettent à couiner quand ça peut plus gueuler. Alors, un ton plus bas ou je distribue. T’as compris, Douleur ?

-         Oui, oui, j’ai compris Vassil. Faut pas t’énerver ! tu sais ce que c’est ! Je risque ma place !

-         Elle te coûte pas cher ta place, alors rends toi aimable, préhistorien !

J’étais prêt depuis 30 bonnes secondes et en fit signe à Vassil. Nous sortîmes.

-         Bonne journée messieurs ! Bonne journée Vassil !

-         Ouais, c’est ça… grogna mon ami.

J’étais fier de lui. De son courage. Je ne me souvenais pas dans ma vie d'avoir fait taire un imbécile. Je ressentais les délices de la force et du bon droit qui avaient fait taire celui-ci. Ce n’est qu’au bout de la rue que Vassil, lui, sortit de sa grimace de colère.

-         Excuses-moi vieux gars, mais ces types-là, faut leur faire peur. Ils ne savent rien faire sans gueuler. Et ce matin, je ne suis pas de bonne ! Merde !

-         T’as mal dormi ? essayais-je.

-         Encore ces foutus cauchemars !

-         Des cauchemars ?

-         Toujours le même… Je suis coincé dans un filet, pendu à la proue d’un bateau et une bande de géants ignobles s’amusent à me noyer chacun son tour. A moment donné la nuit tombe, alors ils arrêtent. Ils me laissent suspendu dans ma nasse, à me geler les miches toute la nuit. Et au matin, ils recommencent.

-         Merde !  Et c’est tout ce que j’avais trouvé.

-         Alors, quand j’en ai un à ma pogne de ces matelots de l’enfer, la tentation est grande de lui botter le train jusqu’à la mer.

Nous marchions en silence depuis son dernier mot. Il semblait se diriger précisément. Moi, et Châtaigne, nous le suivions. Moi, surtout.

-         Dis donc Vassil, où c’est qu’on va comme ça… Parce que si c’est nulle part, autant prendre notre temps.

-         Ho ! Merde ! Dis donc, avec ces conneries, j’ai oublié de te dire. Pour ton problème, j’ai trouvé une solution. Tu sais, ton voyage, vers le Sud.

-         La grande migration ! dis-je crânement, comme un ancien.

-         Voilà ! Et bien, la solution m’est apparue hier soir,  quand je fumais ma tige.

-         Ah !

-         On va aller voir les frangines. Là-bas derrière, il y a une sorte de couvent, de monastère…Enfin,  où il y a des frangines, tu vois. Et je sais qu’elles descendent régulièrement dans le Sud, en voiture. Elles s’occupent d’immigrés qui arrivent à Marseille, complètement paumés et elles les remontent ici. Il paraît que le climat leur plaît mieux. Elles en font des jardiniers ou des cordonniers. Enfin, je crois !  Moi je ne les ai jamais vu ces étrangers. Ce qui est sûr c’est qu’il y a du trafic. Donc, on va aller les voir et leur demander…

-         Tu sais,  je sais plus trop si je veux vraiment descendre.

-          Quoi ! Dis donc, c’était quoi ta première idée quand tu t’es taillé… ?

-         Aller au Sud. Dis-je, piteusement.

-         Alors, faut y aller. Faut suivre ta première idée.

-         Tu viendrais pas avec moi ?

-         Moi ? T’es fou. En bas, il y a la mer. Et moi la mer, je la bois assez pendant mes nuits. Non, merci.

Il riait.

-         Mais je te préviens, avec les frangines c’est pas gagné. T’as de la religion ? s’enquit-il.

-         Ben… C’est à dire, il y a longtemps…

-         Ouais ! T’auras qu’à dire comme moi.

-         Et pendant le voyage ?

-         T’auras qu’à dire comme j’aurais dit.

Phrase magique qui, plus qu’aucune autre, était vide d’enseignement et non de sens. Je fis mine. J’adoptais un air entendu et suivais mon camarade, affranchi que j’étais des futures et probables énigmes. La promenade fut courte mais j’arrivais tout de même bien réveillé à la porte de l’abbaye.

-         Bon, on y est ! tu…

-         Je te laisse parler.

Vassil sourit à pleines dents et je m’enorgueillis de cette chaleur dont il me gratifiait. Son doigt se posa sur la sonnette qu’il pressa longuement.

-         La plupart sont sourdes ! Me dit-il, d’un air narquois.

Quelques minutes plus tard, à l’intérieur, un doux crissement de gravier s’approchait de la porte. Vassil se redressa et se planta presque au garde à vous. Une lucarne s’ouvrit et un petit visage apparut. Celui d’une femme sans âge, à la peau blanche et plissée. Une frangine.

-         Bonjour ma mère… Ça va-t-y ce matin ? Gouaillait Vassil, insolent.

-         Trèèès bien mon cher Vassil, grâce à dieu ! Qu’est ce qui vous amène ce matin ?

-         Ben, si ça vous dérange pas ma sœur, j’aimerais mieux vous en parler à l’intérieur.

Le petit visage eut l’air de réfléchir un instant puis disparût derrière la lucarne. Quelques secondes après, une lourde serrure sembla se disloquer. Lentement, la gigantesque porte s’entrebâilla. Le petit visage y passa son nez et nous contempla.

-         S’il vous plaît, ma révérende ! dit Vassil, avec la mine d’un homme traqué cherchant asile. On peut entrer ?

Nous entrâmes et suivîmes la sœur qui nous conduisait au réfectoire. Lorsque la distance parcourue nous avait assez éloignés de la rue, elle questionna.

-         Alors ! Que puis-je faire pour vous, mon fils.

-         Pour moi, rien, mais pour mon ami, beaucoup.

-         Comment ? Demanda-t-elle.

-         Hé bien ! Vous avez bien un voyage prévue vers le Sud ce tantôt. Ce qu’il faudrait, c’est que vous l’embarquiez avec vous.

Le petit visage se tourna vers moi et me dévisagea, patiemment.

-         Vous descendez dans le Sud, monsieur.

-         Oui, Madame… Ma sœur !  Rectifiais-je.

-         Peut-on savoir ce qui vous y conduit ?

-         Hé bien, mon ami Georges a une furieuse envie de soleil si vous voyez…

-         Et il n’a pas une langue, votre ami Georges ? Siffla la sœur en me dévisageant.

-         Ben… c’est comme il a dit ! répondis-je avec le sentiment de mentir.

-         Je dois en parler à la mère supérieure.

-         C’est ça ! dit Vassil, triomphant. On vous attend là. Dites, ma sœur… Nous n’avons pas déjeuné et…

-         Servez-vous Vassil, vous savez où c’est !

Le petit visage tourna les talons et s’éloigna. Vassil se pencha vers moi.

-         Ça va marcher ! Je le sens.

J’étais partagé. Je ne savais plus. Après tout, j’avais trouvé un ami ici. En bas, je ne savais pas où j’allais. Qu’est ce que j’allais trouver ? Rien, peut-être, ou pire. Le soleil ou ses insolations ? La mer ou l’humidité ? Nous foncions  vers le réfectoire. Vassil fouillait les placards avec une efficacité éprouvée. Les connaissant, il s’épargnait les vides.

-         Dis donc, tu mens à des bonnes sœur, toi ? On a déjeuné. M'indignais-je par réflexe.

-         T’en fais pas pour elle. Elles ont le bon Dieu comme fournisseur, elles manquent de rien. Et puis dis donc, elles doivent secourir les miséreux, pas vrai ? Bon, et les miséreux, c’est qui… ? Ha !

-         Vu comme ça ! Dis-je en m’approchant du festin.

-         Hè ! Et puis Lui, il sait tout. A la fin de la semaine, il fait un rapport. Le confessionnal, qu’est ce que tu crois que c’est ? C’est pas les gens qui viennent parler au bon Dieu à travers le curé… c’est le contraire.

-         Ah ! Tu crois…

Nous agrémentions ce deuxième repas fait de volailles froides, de pâtés et de tourtes aux légumes, de devises légères concernant les panthéons du Haut et ceux du Bas. Un joyeux appétit m’avait gagné et je dévorais, heureux de discutailler avec mon nouveau copain. De mâcher les mots de l’amitié qui mange.

Châtaigne attrapait les restes comme s’ils étaient proies. La nourriture glissait dans mon ventre et remplissait tous les creux qui s’y étaient gravés. Nous en étions à finir un poulet qui, malgré notre bonne volonté et celle de Châtaigne, nous résistait. Il nous fallut briser là.

Gavés, le regard vide, soulevés de rots, nous finissions d’attendre. Vassil, tranquillement faisait disparaître toute preuve de l’orgie et donnait les miettes aux moineaux. Le chat, écroulé, jouait mollement avec un os, oublié dans le ménage. 

Une bonne demi-heure s’était écoulée depuis la fin des agapes et toujours rien ne venait. J’en faisais la remarque à Vassil, qui se mit en devoir d’expliquer, tout en faisant siffler ses chicots qu’il triturait d’un cure dents.

-         C’est parce que, vois-tu, cette vénérable institution fonctionne comme une administration. Les personnes qui travaillent ici ne se peignent pas les ongles pendant des heures, soit ! Mais, ici, il y a des règles… La règle, ça prend du temps. Et puis faut pas oublier qu’elles ont toutes plus de 70 ans. Sont pas rapides. 

Je secouais le menton,  en signe d’approbation.

-         Et c’est pas tout ! continua Vassil. Dans ces bâtisses, il n’y a pas d’ascenseurs, mais il y a des escaliers. Alors, pour des petites grand-mères, prévenir la mère supérieure, qui comme son nom l’indique, est dans les étages, ça prend des plombes.

-         Pourquoi elle se met pas au rez-de-chaussée, la  colonel ?

-         Parce que depuis la première frangine des temps, les supérieures sont au dernier ! Hè ! La règle…

Le gravier musicien sonna à nouveau, dans le lointain. Ce fut le chat le premier qui s’en aperçu. Il se posta devant la porte comme pour prendre la nouvelle… et nous la rapporter, qui sait ? Petit visage apparut et nous commanda de la suivre. Ce que nous fîmes. Après les vingt mètres de gravier, nous arrivâmes à l’entrée de la chapelle. La mère supérieure nous attendait. Pour une gradée du crucifix, je la trouvais petite, menue, presque rachitique.

J’étais habitué à croire que les travailleurs de la foi avouaient un teint rose, un visage replet et une humeur joviale. J’eus droit à une seconde revue, infligée cette fois par la mère. Le bilan me paraissait réservé, car elle me souriait jaunement*. Mais…

-         Sœur Huguette m’a expliqué ce qui vous amène. Je lui ai donné mon accord. Vous partirez après-demain, avec elle. Départ à sept heures.

-         Merci, ma mère, merci pour mon ami. Dit Vassil.

-         Merci ma mère. Dis-je, imitant la dévotion un peu italienne de Vassil.

Nous quittâmes l’endroit, solennellement. Les sœurs repartirent en prière, ou autre. Nous avions bien mangé, je savais comment partir et il me restait encore deux jours et deux nuits à passer avec mon pote.

Une adresse

Pour fêter ça, nous décidâmes d’aller nous en jeter un. Ou autres. Vassil me conduisit chez un ami à lui, bistrot de son état. Je me disais qu’on avait tous un ami bistrot. En tout cas, qu’on devrait. Nous traversions deux quartiers où Vassil saluait les commerçants.

Au passage, je remarquais l’un deux qui glissait un billet dans la poche de mon ami et un autre plus tard, puis encore un. Je m’en étonnais tout haut quelques mètres plus loin. Il me déclara que c’était comme une rémunération pour service rendu. Je l’interrogeais plus avant et malgré ses réticences agacées, il finit par parler.

-         Le samedi, quand il y a marché, ils ont tous la moitié de la boutique dehors, alors moi je fais la sentinelle, tu comprends ? L’aigle au regard acéré. Et je chasse les malfaisants.

-          Tu surveilles les gens qui volent ! Clarifiais-je.

-         Correct. Alors, pour me remercier, ils me font l’aumône. Mais attention, je ne demande jamais. Ils donnent. C’est pour ça que je passe dans le quartier. L’air de rien. En fait, personne ne vient piquer. J’arrose quelques collègues qui font le guet aussi. Discrètement. Moi je défile. J’ai jamais eu à chasser les mouches. Remarque j’aime mieux ça… Je me sentirais mal à l’aise d’en emmerder un. Un qui a faim.

Sur ces mots, il fit demi-tour et m’invita à faire de même.

-         Allez viens, on s’arrache ! dit-il en vérifiant ses billets.

-         Ben, on va pas chez ton pote bistrot ?

-         Ben si ! C’est par là.

-         Par là ? Mais on en vient ! gémissais-je. Pourquoi qu’on est venu ici ?

-         Pour retirer du liquide, pardi. Avec quoi tu comptes payer le pinard chez Eddy, toi ?

-         Ah ben merde, alors !

J’avais conclu. Il fallait marcher maintenant. Traverser derechef les deux mêmes quartiers. Et lorsque nous parvînmes chez Eddy, il me fallut un coup d’œil pour reconnaître le quartier des frangines. J’avais soif. Il était encore tôt pour boire, mais l’endroit que je découvrais semblait ignorer la virtuelle tyrannie du temps et de ses légions passées. A neufs heure du matin, un peuple entier de soiffards trinquait comme soir de fête.

Des momies aveugles secouaient de trois doigts un verre de cognac, sur le zinc, en regardant nulle part. Occupés seulement à vérifier le niveau du liquide. Dans l’oubli total de leur humanité. Souffrant d’une hémorragie éthylique chronique. Habillés aujourd’hui comme hier et demain.

Des gueulards aussi. Des qui jouent au tiercé et pronostiquent haut et fort. Des que la chance à abandonné, un jour où ils lui ont pissés dessus, distraitement. Tous, prêts du comptoir, utilisant à volonté le quatrième attribut du poivrot, le coude. Qu’il lève à bon escient et qu’il pose sur le zinc, comme une béquille. Les trois autres attributs, étant la main, la bouche et le foie. 

Et dans ce concentré d’alcoolisme français, l’exception. Il y en a un dans chaque bistrot. Celui qui ne boit pas. Un café. Sur le zinc comme les autres. Il se mêle à la conversation, rit parfois, mais semble lointain. Différent.   Et abreuvant tout son petit monde, derrière son piano chromé, le gros Eddy.

Après la porte, nous fendions la foule. Le chat s’était enfoui au fond du sac car une clameur s’élevait dans la salle. Mon camarade était accueilli comme un prince. D’une bourrade virile, d’un «VASSIL ! » tonitruant,  d’une chiquenaude sur le béret. On saluait l'autorité. On s’écartait pour nous laisser la place et le patron vint à notre rencontre.

-         Salut Vassil ! Ça fait quelques temps qu’on t’as pas vu ? grondait-il gentiment, veillant tout de même sur son troupeau. Où que t’étais ?

-         Ho ! Ici et là, dans le coin, pas bien loin.

 

Vassil me prit le bras et me tira un peu à lui.

-         Georges, je te présente Eddy. Le «André Rieu du comptoir». Certifié Maîstre Bistrot. Eddy, Georges.

-         Bonjour, monsieur.

-         M’sieur. Alors, qu’est ce que je vous sers ? C’est qu’on est pas là pour rigoler nous autres.

-         Hé ben, on va commencer par un ballon, hein Georges ? Clama Vassil.

-         Volontiers ! dis-je, craignant tout de même de boire si tôt. Je me rassérénais en me souvenant du solide petit-déjeuner.

-         Vois-tu, commença  Vassil dans le dos du serveur, ce gros là a une réputation énorme dans son métier. Capable de suivre plusieurs discussions à la fois, servir deux kirs sans glaçons, une poire, deux cafés, dont un arrosé et compter la monnaie, tout ça, sans quitter la course des yeux. 

 

Je levais les yeux et remarquais l’énorme télévision qui pendait au bout du comptoir. Le barman ne la quittait pas des yeux, la fixait tout en travaillant. Il servait parfois de dos.

-         Pourquoi fait-il ça ? Il joue ?

-         Il jouait. Un jour, il était tellement sûr de son tuyau sur un bourrin qu’il a tout misé dessus. Le bar, l’argent de sa femme, ses éconocroques et même sa bagnole.

-         Et alors ?

-         Et alors, il a perdu bien sûr. Sa femme a menacé de le quitter, les huissiers, sont venus, la maisonnée expulsée… bref ! La Bérézina. Je te parle de ça, il y a quinze piges. Heureusement, il restait du bien à sa femme, ils s’en sont sortis. Alors, il a été obligé de jurer qu’il ne rejouerait jamais. Sauf, le jour où que sa combinaison sortirait gagnante. Ça voudrait dire que la Baraka revient, et qu’il pourrait recommencer.

-         C’est pas une vie ! M’exclamais-je, immédiatement rattrapé par le souvenir de la mienne.

-         La rage de jouer, ça te quitte jamais mon vieux. Ça te suit dans le trou. Sauf, que cette fois, il est encore plus riche que la première. S’il perdait tout One more time, il ne s’en remettrait pas. Allez, mon gros, la même !

-         Ça marche Vassil ! répondit le gros, toujours sur sa télé.

D’ailleurs cette réplique est mon dernier souvenir conscient. Non pas que je me sois évanoui, je ne suis pas un amateur. Je fus plutôt projeté dans une seconde conscience. L’alcool avait réveillé en moi ce qu’il avait stocké, autrefois. Une attitude très élaborée. Savant mélange d’abandon et de focalisation. Quelque chose qui guette dans la torpeur éthylique. Je tenais debout dans un vacillement lent.

Vassil, de son côté, buvait attentivement. Ses lèvres semblaient des éponges qui aspirent la goutte du bord du verre. Si précieuse pour un qui les compte. Nous parlions des quelques milliers de jours qui avaient fait toutes nos vies. Certaines ravissaient l’audience, d’autres la plongeaient dans un désarroi entendu. L’ivresse bouffissait les hommes. Une chaleur rouge emplissaient nos fronts, et nos gorges déliées proféraient les vérités oubliées du monde de dehors. Une véritable assemblée de druides qui aurait découvert le rouge et le tabac brun.      

Bien sûr, les verres que je pus boire ne furent pas si nombreux qu'antan. La tête me tourna bientôt, et il nous fallut respirer. Mais je me souviens de ma gaieté et de celle des autres, quelques heures avant la sanction, la souffrance. La gueule de bois. 

Une autre bonne adresse

Nous quittâmes Eddy et ses sangsues, dans une clameur molle cette fois, pour saluer notre départ. Dès les premières bouffées d’air, je compris l’étendue de mon ivresse. La lumière du milieu du jour me saisissait au front et appuyait sur mes yeux des boules de fer. Le chat refit surface, heureux aussi de quitter ce bar empuanti. La matinée s’était étirée chez Eddy et nous entrions dans la onzième heure du jour.

Vassil tanguait droit si c’est possible, me donnant l’impression qu’il savait encore où on allait. Je lui posais la question.

-         En salle de décuitage !  répondit-il.

 

Ma tête était trop lourde et mon cœur trop près des lèvres pour approfondir. Je me contentais de sa réponse, obéissant à une confiance nouvelle. Je suivais son ombre découpée sur le mur par la blancheur de plomb du ciel de ce pays. Elle me guidait dans des rues, puis dans d’autres, pour finir devant la porte de l'annexe d’une école. 

On y servait du café aux indigents, qu’ils sirotaient sur des lits de camps. Deux femmes aux cheveux blancs s’agitaient consciencieusement et servaient avec le plus grand zèle les deux seuls miséreux qui s’étaient présentés ce jour là : Nous.  Vassil, étendu comme un prélat romain, me contemplait. Il était fier, c’était une de ses meilleures adresses. Les deux vieilles femmes nous présentèrent des gâteaux secs sur une assiette. Châtaigne profita aussi de leurs largesses à grands coup de bol de lait et de saucisson. Leur servilité empruntée d’abord me dérangea. Puis, à l’image de mon ami, je pris la chose comme elle venait. Je me mis à choisir longuement parmi les biscuits que la femme me présentait, le dos courbé. Je chipotait presque et ne la remerciais pas. Je m’en étonnais en quelques mots.

-         Ce qui est étonnant, dit Vassil à haute voix, c’est qu’il y ait des bonnes âmes prêtes à servir les vilains pour gagner leur paradis. Ça, c’est étonnant ! Mais ce qui est miraculeux, c’est que je sache où elles sont.

 

Les femmes feignirent de ne rien entendre et continuèrent leur service. Nous eûmes droit à tout. Des cigarettes, des revues, du thé, la télé. Tout juste si nous ne les appelions pas d’un claquement de doigt. Auquel elles auraient répondues, sans doute.

-         C’est l’endroit idéal pour finir une journée consacrée à l’oubli, mon frère. Me dit Vassil, s’enroulant sur lui-même pour piquer un petit roupillon.

-         Et après, on fait quoi ? demandais-je.

-         Après c’est plus tard, maintenant c’est tout de suite. Alors, dors un peu, ou lis, ou chante, fais ce que tu veux, mais c’est maintenant.

 

Et il enfonça la tête dans son bras et s’endormit. Châtaigne le rejoignit et se fit une place dans la chaleur du corps de mon ami. Moi, j’avais nié le présent pendant cinquante ans, il ne reviendrait pas comme ça.

Je n’avais à l’esprit qu’un passé enlisant et un futur imaginaire. Je ne dormais pas. Les deux vieilles s’étaient installées à leurs tricots après s’être assurées que nous ne manquions plus de rien. J’entendais leur conversation. Il y était question d’une autre femme, vieille aussi, peut-être même plus, qui manifestait des mœurs suspectes. Je les oubliais un peu et essayais de reprendre contact avec ma réalité. Je n’avais qu’une image qui submergeait mon esprit. Celle d’un vieil homme, sur la route, la nuit. Je le voyais marcher vers un jour qui ne se levait pas. Marcher comme s’il pourrait y avoir une halte. Marcher d’un pas de vieux.

A travers la fenêtre, mon regard se portait au loin. Comme si un écran dans le paysage jouait ma vie, en reculant vers l’horizon et même après. Je rêvassais, somnolent, incapable de peur ou d’angoisse. Autour de moi le calme. Vassil dormait paisiblement et les deux vieilles tricotaient des chandails pour tout le monde. A quatre mains et à deux langues. La pièce était chaude, lumineuse. Tout, hormis chaque seconde qui vivait et mourrait, était absent de ma pensée. Mon esprit s’abandonnait lentement au présent. Tout ce qui en dépassait était chassé.

Une libération absolue me gagnait. Libération aussi de moi. Je n’avais plus qu’à être. Sensation de plénitude diablement fugace. Difficile à retenir. Fragile. Mais envoûtante. Je laissais ce qui tenait déjà Vassil et le chat, me prendre aussi. Le sommeil. Le vrai. Le sommeil dans le jour. Châtaigne me rejoignit quelques secondes plus tard, et lécha amplement l’entière surface de son corps.

Son ronronnement me berça plus que tout autre comptine et je sombrais. Pas longtemps, je crois.

Accélération

Le chat était encore debout à se terminer une patte lorsque l’homme maigre entra, brandissant des papiers. C’était un noiraud. Le poil dru, le sourcil exubérant et la pupille en mouvement. Un ancien paumé sans doute, que les bons soins des vieilles avaient rendu à l’état de décalé. Plus tout à fait paumé, mais pas complètement retrouvé. Une énigme, un entre-deux. Même lui mesurait l’instabilité de son état. Un rien pouvait le faire vaciller puis retomber.

Il nous jeta un regard rapide, inquiet. Le souvenir était trop frais sans doute. On aurait dit une bête agitée des tics de sa savane dans une forêt de béton. Les vieilles le regardaient comme un résultat. Elles exagéraient leurs manières pour lui manifester l’intérêt. La déférence du « Bonjour, Serge ! » dont elles le gratifièrent, compensait toute une vie de « Barre-toi, hé, cloche ! ».  Elles s’enquirent de sa santé, de sa vie, le grondant gentiment, lui faisant le reproche mièvre du doigt qui menace et d’une voix claironnante :

-         Alors, Serge, qu’est ce qui vous amène aujourd’hui ?

 

Je regardais la scène du coin de l’œil, ainsi que Châtaigne. Le noiraud se plongea dans ses papiers et prit un air de missionnaire pour annoncer :

-         Tenez ! On vient de recevoir cet avis de recherche à l’annexe Nord.

 

Les vieilles se saisirent du papelard et l’examinèrent du haut de leurs bésicles. 

-         Mon dieu ! se lamenta celle au tricot mauve, si c’est pas malheureux, à cet âge là.

 

Son amie prit la même moue et fit le même commentaire, à peu près. Serge et les vieilles secouèrent la tête ensemble une bonne minute, en silence. L’une d’elles punaisa d’autorité le papier sur le mur, puis proposa du café à Serge qui consulta sa nouvelle montre avant d’accepter. Une joyeuse conversation reprit, je me recouchais et Vassil s’éveillait. Il se leva, et se dirigea vers le café chaud en baillant immensément. Il participa à la conversation un moment. Le bruit des voix me berça à nouveau. Le noiraud parlait beaucoup, vite, en même temps que les autres. Je sombrais à nouveau.

Pour peu de temps. La forte main de Vassil rudoyait mon épaule. Longuement. Lorsque je levais un œil torve vers lui, sa bouche ordonna : Viens, on s’en va !

Les réveils en sursaut devenaient une habitude. Encore pâteux, je m’emparais de mon sac et me jetais dehors à la suite de Vassil.  Châtaigne m’avait dépassé.

Inquiet, Vassil revint vers moi et chuchota comme un sourd.

-         Presse le pas camarade ! Y a urgence.

-         Qu’est ce qui se passe ? haletais-je en trottinant.

-         La tuile. Ta matrone, elle a sûrement prévenu les bourres. L’affiche, chez les vieilles, y a ta bobine dessus.

-         Merde, c'est emmerdant…

-         T’as fait des photos récemment ? Pour des papiers…ou quelque chose ? me demanda Vassil.

-         Attends voir… Non, les dernières c'était pour ma carte de retraite, il y a 15 ans !

-         Hé ben, c’est celles là. T’étais plus jeune, mais on te reconnaîtra quand même.

-         La vache ! Elle me cherche, alors ! Elle a du donner ma photo aux flics.

-         Tu croyais quoi, toi ? Qu’elle s’était rendue compte de rien ? 

C’est vrai ! Qu’est ce que j’avais cru ? Que celle que j’avais prise pour un robot n’avait pas gardé des réflexes. Comme celui d’appeler la police pour signaler un vol. Le vol de sa solitude. L’enlèvement de sa tristesse. Ma fraîche liberté m’avait soûlé, j’en avais oublié ses dangers. A ce moment là tout de même, j’étais curieux de connaître son sentiment.

En tout cas, je savais une chose. Elle n'était pas morte. Mais dans quelles conditions se trouvait-elle ? Était-elle éplorée ? Se rendant compte soudain que sa vie était partie. Se pouvait-il que son cœur se remette en route, après tant de temps ? On dit cet organe solide, mais tout de même, il ne ressuscite pas. Quant à moi, avais-je encore quelque amour à lui donner ? Et surtout, était-ce ma volonté ? Ce sont ces deux questions qui rompirent définitivement les ponts entre elle et moi. Je ne la haïssais pas, mais je ne pouvais plus être là. J’étais parti. Débarrassé. L’aventure de l'avis de recherche faisait de moi un homme en passe de ne plus être libre, donc libre.

Nous avions accéléré le pas. Vassil était blanchâtre. Il avait l’air de prendre tout cela très au sérieux. Je m’en sentis coupable. Car de mon côté, je vivais tout cela plutôt bien. Nous nous éloignions des  vieilles au tricot et la ville était calme. Elle buvait son café. Le soleil de deux heures semblait nous faire des appels de détresse au dessus des nuages. Vassil continuait sur sa lancée, de plus en plus soucieux. Il revint soudain sur ses pas, à ma hauteur et remit un tour à la roue.

-         Je t’ai pas dit le pire !

-         Ha ? déglutis-je.

-         La prochaine étape du colleur d’affiche, c’est les frangines. Tu saisis ? Si on n’y est pas avant lui, les sisters vont faire du foin. Et quand elles s’y mettent, c’est pas de la tarte.

-         Tu veux intercepter l’affiche ?

-         Non, mon pote ! Des affiches il va y en avoir partout si c’est pas déjà fait. Elles finiront pas le savoir.

-         Alors ? 

-         Alors ! Faut qu’on court-circuite la machine infernale. Tu pars maintenant.

-         Quoi ? Mais c’est après-demain qu’elle s’en va la petite.

-         Faudra trouver un voyage ce soir. Le temps que ta bobine fasse le tour de la volière, tu seras à Clermont-Ferrand !

-         Et si y en a pas ? glapissais-je.

-         Y en aura. Sinon, c’est Waterloo.

-         Merde. Mais ils ne me forceraient pas à rentrer chez moi, tout de même !

-         Va savoir. Allez, faut tailler vieux !

 

Comme poursuivis, nous arrivâmes à la porte du couvent. Cette fois Vassil ne frappa pas. Il prit l’entrée des cas de force majeure. Celle des clandestins. A quelques mètres à gauche de la porte, un portillon. Bas, inconfortable, dissuasif. Vassil me fit le signe du silence et attrapa mon bras. Nous longeâmes le mur d’enceinte pour arriver bientôt aux premiers bâtiments. Les sœurs allaient et venaient, paisiblement. Aucune menace ne semblait sourdre de cet endroit. Vassil restait cependant sur ses gardes.

Il savait que deux toutes petites questions inopportunes mettraient la puce à l’oreille des servantes de dieu. Il fallait les éviter. Et pourtant en voir une. La bonne. Celle qui écouterait et qui surtout réglerait le problème.

-         Peut-être le mieux c’est de voir la mère sup’ ! dit Vassil en grattant son menton. D’un autre côté, si on se plante, on n'aura pas d’autre chance. En même temps, si on tuyaute une simple frangine, elle va sûrement aller le claironner chez la mère sup'.

-          Qu’est ce qu’on fait alors ?

-         J’ai une panne, là ! Faudrait un miracle.

On se dit dans ces moments là qu’il va s'en produire un. Une ferveur étrange nous saisit aux tempes et on s’agenouillerait bien pour une petite prière de circonstance. On croit. Plus que de raison. Et bien, ce jour là, il y eut un miracle. Point ne fut besoin de génuflexions. Le Très haut nous les épargna, indulgence d’arthritique sans doute. Nous entendîmes la grande porte grincer, puis s’ouvrir et une sorte de petit fourgon arriva, roulant sur les graviers. Il vint se garer devant l’entrée du bâtiment principal. Un homme en sortit, tranquillement, salua une cornette et la suivit.

Nous regardions la scène, pressentant que nous pourrions tirer parti de la situation. Elle se confirma au retour de l’homme. Il tenait quelques paquets qu’il déposa au pied du fourgon pour en ouvrir les flancs. La soute à bagages. Vassil me jeta un regard extrêmement pointu et je compris. L’homme sortit de la soute et repartit où l’attendait la suite, d'autres bagages. Les gens dans le car ne bougeaient pas. Attendant patiemment le départ. Ce devait être une congrégation en route pour Lourdes. C’est ce qu’indiquait le panneau au front du camion.

D’un coup de coude, Vassil m’entraîna. Nous courûmes comme des vieux jusqu’au fourgon sans nous faire remarquer. Tout cela allait trop vite. Malheureusement, les miracles doivent être saisis lorsqu’ils se présentent.

Je savais que je devrais quitter mon ami sans prendre le temps de quoique ce soit. Voir la porte se refermer et me plonger dans le noir. Comme dans une triste nuit où le visage des êtres chers s’estompe.

-         C’est bon, il y a la place. Installe-toi par là. Je vais te cacher avec les bagages et distraire le type. Vas-y installe toi !

-         Je vais pas manquer d’air la dedans ?

-         Tu rigoles ! Tiens, prends ce manteau parce qu’il ne va pas faire chaud.

-         Merci Vassil, tu…

-         Vite, il arrive, plus un mot, je me charge de lui.

Je me blottissais du mieux que je pouvais entre deux valises noires et un sac de sport. Dans un rai de lumière je vis Vassil allant à la rencontre du bonhomme. Il lui prit deux paquets des mains qu’il plaça devant moi. J’étais invisible. Vassil discutait avec le type lui demandant des précisions. J'apprenais ainsi que nous partions bien pour Lourdes avec une escale à Clermont-Ferrand, puis une autre à Montpellier où l'on chargerait les derniers voyageurs et ensuite le terminus. Il me faudrait descendre à Montpellier. Tenir environ 600 kilomètres dans une soute à bagages, sans manger, sans boire et le reste. Je me demandais ce qui me valait cet enfer. Pourquoi ne pouvais-je rester à Bourges avec mon ami ?

-         Allez, bon voyage !

Vassil serra la main de l’homme et la porte de la soute se referma.  La nuit.

Le moteur s’ébranla et je sentis les vibrations de la route dans le ventre du camion. Deux coups résonnèrent sur la tôle du camion. C’était Vassil qui me disait au revoir. Je voulus lui répondre mais la tôle était loin et mes mouvements limités. Je criais un ‘au revoir’ que le bruit de l’engin dû cacher. C’était fini. Je partais encore. Cette fois avec la rage au ventre. Je ne voulais plus aller dans le Sud, vivre des rêves de vieux qui croit que le soleil dispense de l’amour. Je ne voulais plus voir la mer. A l’image de mon compagnon, elle ne me semblait maintenant qu’une immense bouche insatiable. Soudain je pensais à Châtaigne. Où était-il ? Je fouillais mon sac dans le noir et le trouvais comme la première fois. En boule. Chaud. Il en sortit, gentiment, pour me consoler.

Je me concentrais sur son ronronnement et oubliais celui du moteur. Dans les poches du manteau de Vassil, je trouvais de quoi manger, deux billets de 100 francs, quelques pièces, de la ficelle, du sel dans un sachet et un canif.

Comme j’ai aimé cet homme à ce moment là. Mieux que moi, Vassil savait que je n’étais que de passage. Il me l’avait offert. Je louais sa générosité et sa passion de l’autre. Son cadeau m’avait détaché de lui sans m’en séparer. Il me fallait une nouvelle fois suivre la tangente. Je m’y conformais dans la joie et l’exaltation que la situation et mes os me permettaient.

D’abord je dormis. Châtaigne avait exploré le lieu puis revenu, rasséréné, il se réinstalla au creux de mon épaule. A mon réveil, nous mangeâmes les bienfaits de Vassil, venus directement de Dieu. Andouillette, pain, fromage dur, et chocolat pour le dessert. Dans le noir de la soute, les yeux grands ouverts, je sentais le temps passer. Une épaisse ténèbres engluait mon présent. Seul ou presque, au fond de cette grotte je perdais mes repères. Je pensais que la nuit n’était pas bien loin et qu’il me faudrait sans doute dormir là-dedans. Où en étions-nous du périple ?

Je ne sentais pas de fatigue ni de lassitude. Seule une très légère nausée caressait mes boyaux. Au dessus de moi il n’y avait aucun bruit. Aucun pas sur le plancher du camion, aucun éclat. Le frottement des pneus sur l’asphalte, le moteur, voilà tout. Je crois que je ne m’ennuyais même pas. J’étais comme ces bagages. Inerte et plein. Une âme allongée dans une soute à bagages.  Mon esprit remontait le temps de la journée et je voyais Vassil, fier de cette évasion, triste sans doute. Peut-être pas.

Il était une borne dans ma vie et il avait rempli son rôle à merveille.  Légions sont ceux qu’on ne croisera jamais. Alors, il faut être présent de toute son âme lorsque l’on rencontre un de ceux qui jalonnent notre vie et peuvent en changer le cours ou l’aider à se décider. Peut-être quelques heures suffiront pour en garder un souvenir éternel. Toute la vie qu’il me restait je la devais à Vassil.

La faim revenue fut le signal d’un déjà long voyage. Je commençais à produire des sons incongrus à l’aide de mon estomac. Châtaigne en fut fort intrigué et cherchait sur mon ventre la source de ces gargouillis. Il sembla l’avoir trouvé lorsque il entonna le chant du chat qui a faim aussi et qui s’est déjà habitué à être servi. Je compatissais. Moi-même, je marquais des signes d’impatience. Nos provisions étaient épuisées. Alors, à l’image de mon compagnon, je me mis à tâter les bagages à ma portée. Nous fouillions naturellement le bien d’autrui. Sans le moindre scrupule. A ce moment là, je pensais que Nourriture n’a de maître que celui qui à faim. J’étais dans mon droit. Là-haut, ils pourraient partager. Ce que nous prenions était sans doute destiné à un parent. C’était remplaçable.

Avant que nous portions le premier coup de dent, le fourgon ralentit. Le sol sous les pneus crissait différemment. Nous étions sur un chemin de gravier ou de mauvaise terre. C'était la pause casse-croûte, sans aucun doute. Là-haut aussi, les estomacs rappelaient tout le monde à l’ordre. J’escamotais ma prise de guerre dans mon large manteau et me raidis en attendant la suite. Châtaigne me rejoignit. Le camion ralentit encore et sembla manœuvrer, longuement.

Puis, il finit par s’immobiliser tout à fait. Dans un grand bruit de frein à main, le chauffeur scella l’heure du casse-croûte dans la joie générale de ceux d’en haut et l’angoisse mesurée de ceux d’en bas. J’avais étudié le scénario en quelques minutes. Ils allaient me trouver. Je ne pourrais pas fuir. Cette soute m’avait donné un avant goût de la paix dans la mort et m’avait coupé les jambes. Et puis à mon âge, on ne fuit pas. Donc, ils allaient me trouver.

C’était simple, ou ils me  laissaient partir sans plus d’explication ou je retournais dans mon ancienne vie entouré de gendarmes consciencieux. Des pas maintenant martelaient le plancher du camion. La horde se mettait en branle. Plus tard, un piétinement incessant sur le gravier cristallin frôlait la porte de la soute. Soudain, elle s’ouvrit dans un souffle et cinq ou six têtes hirsutes y jetèrent leurs bras, arrachant les sacs à mes côtés dans un concert d’exclamations. J’eus à peine le temps de me jeter sur un bord. Je ne voulais plus qu’on me voit. Un réflexe qui ne figurait pas dans le scénario.

Les sacs sortaient, d’autres entraient. J’entendais distinctement les plaintes des jambes qui se déplient, des estomacs qui s’impatientent. L’un deux, cria qu’on avait une table pour s’installer plus loin et que ce serait plus confortable. Brave table en bois qui allait les éloigner de moi. J’étais content que dans ce pays on préfère toujours manger à une table. Pour tout dire, j’entrevoyais une opportunité. Si la chance était avec moi, la porte resterait ouverte. Je jetais des yeux de bête dans l’angle de la porte en tordant ce vieux corps encombrant. Soudain, je vis les deux jambes du chauffeur s’approcher, son bras disparaître et la porte s’abattre dans un fracas de tonnerre. Elle en rebondit longtemps sur sa serrure. Les choses en restèrent là.  On ne la ferma pas. Les pas des dîneurs s’éloignaient.   

Je vis soudain, dans un songe, Vassil qui criait : Ben vas-y…Vas-y donc ! T’attends qu’ils reviennent ? Les agapes ne dureraient pas, c’était sur le pouce. Œuf dur, fromage, saucisson et pinard. C’était un souper pris avant la route de nuit ou la nuit de route. Je me décidais dans un battement de cœur. Tout serré contre moi le chat, qui surveillait les victuailles et qui du coup se tenaient à carreau, me témoignait sa solidarité de toutes ses griffes dans ma chair. Je rampais jusqu’au jour qui forgeait une lame de lumière sous la porte. Je tendais l’oreille, pour estimer la distance, le champ. Il semblait libre. Fragile encore, dangereux, dégagé, un parking. Du bout d’un pied je poussais la plaque de tôle et passais mon œil. Rien. Personne. Je poussais la porte du pied, franchement, la rattrapais avec mes mains, sortais mes jambes, la taille et puis le reste.

J’étais dehors, debout devant la soute à bagages. C’était fini. J’étais libre. Un homme libre a tout de même le droit de se tenir debout devant une soute à bagages. Je prenais un pas naturel, qui se troubla lorsque je réalisais la quantité de nourriture que j’avais dérobé. J’accélérais.

Je me trouvais dans une de ces aires d’autoroute qui ressemblent à des bois de contes de fées. Quelques bosquets gras dont on s’attend à voir sortir quelque gnome ou farfadet. Il y régnait un vacarme d’aéroport et une odeur vénéneuse de carbone et consorts. Je m’enfonçais au pied d’une petite colline, au sommet de laquelle on devait avoir une vue effarante du grand serpent bleu. Nous avions décidés, Châtaigne et moi-même, Vassil eut été d’accord, que nous ne repartirions pas avec le fourgon. Qu’il aille au Diable voir la caverne miraculeuse.

Nous trouvâmes un nid dans la chair de la colline. Tissé de branches vertes et robustes qui faisaient un rideau végétal, il nous rendait invisibles. En revanche, l’aire nous apparaissait dans ses détails. Tels deux aigles, le chat et moi étudiions la carte verte et bleue qui s’étirait à nos pieds. En plein Sud, notre refuge nous protégeait du vent du Nord. La colline offrait son dos au vent et y opposait sa roche et sa terre sombre. Au fond de la vallée, devant moi, le soleil se noyait, empêtré dans un filet de nuages dont il ne réussissait plus à trouer les mailles.

Je pensais à Vassil. Puis, gaiement je sortis nos provisions. Le crime était de taille. On eu dit un échantillonnage de produits régionaux. Une boite de pâté de lièvre aux cèpes et Armagnac, une bonne portion de saucisse sèche, six œufs encore souillés de plumes du cul de la poule, un fromage noir croûteux, du pain si dense qu’il ne sèche jamais, six grosses carottes, une botte de radis, un pain de sucre, encore du sel dans un sachet, des bâtons de réglisse et pour le dessert, deux plaques de chocolat noir.  C’était curieux, le chocolat semblait me poursuivre.

Châtaigne parcourait à pattes l’étendue de cette manne céleste, ou presque. Son petit nez était pris de vie. Il ne s’attarda pas sur les carottes mais croqua à pleines canines dans la saucisse. Le corps au repos, la queue sagement posée à plat et la tête penchée du fauve qui mange. J’adossais mon dos à l’accorte colline et faisait sauter de la pointe de mon canif l’opercule métallique du pot de pâté de lièvre. Nous mangeâmes, longuement. Mon regard se plantait sur un coteau, puis sur la route, avec la distraction de l’homme qui mange. Nous goûtâmes à tout. Presque.

Je fini avec du chocolat et Châtaigne avec du saucisson. Plus tard, la nuit était tombée pour de bon et nous étions repus. La noirceur me révéla une ville, invisible dans le jour brumeux. Elle scintillait au loin. Ses lumières emplissaient mon regard. Le ciel, bas, m’interdisait le spectacle des étoiles.

Cette ville, au loin, me rappelait à ma condition. J’en avais quitté une inconfortable. Que serait la prochaine ? Les lucioles dansantes de cette ville étaient maintenant des tours de garde où l’état d’alerte était permanent. Je la quittais des yeux.

Châtaigne avait rejoint mon ventre pour y poser le sien. On eu dit un ballon autour duquel auraient poussées quatre pattes veloutées. Il se lança dans une de ces toilettes interminables, puis se prépara à dormir. Le fourgon était reparti depuis longtemps et je l’avais suivi quelques minutes du regard. Je rapprochais les pans de mon manteau sur mon ventre et ma poitrine, creusais la terre de mon dos et posais ma tête sur l’épaule de la colline. Elle me protégea toute la nuit. Aucun courant glacé ne vint broyer mes reins. Châtaigne tenait mon estomac au chaud, l’assistant dans sa lourde tâche de digestion. Je fus long à trouver le sommeil. Mais il vînt. Il s’étendit sur une nuit emplie du cri de la chouette et du woosh des voitures folles. Mes rêves, si j’en fis, ne me laissèrent aucune trace et se retirèrent au matin, courtoisement.

C’est un soleil tiède et tendre qui nous réveilla. Il avait laissé ses voiles de brumes de l’autre coté de la terre. Il était seul, flamboyant, en érection. Et moi aussi. J’en fus particulièrement bouleversé. C’était la première, depuis… un siècle. Et c’est un petit matin qui m’y rappela.  Je ne savais qu’en faire mais cela me plût.

Je me sentis à nouveau un homme. Je rougis d’ailleurs d’y trouver une si grande preuve. Avec ou sans érection, j’étais un homme… Mais ça aide, tout de même. Le soleil qui montait me donna la fringale de ce jour. Et pour commencer, une toilette s’imposait.

Aucune eau ne m’avait approché depuis mon départ. Châtaigne déjeuna d’un peu de saucisson, moi d’une carotte, puis nous descendîmes vers des baraques en dur où l’eau est gracieusement offerte aux usagers payants du grand serpent bleu. Le chat resta à l’écart. Je fis dans cet endroit tout ce que l’on peut y faire. J’en sortis moins sablonneux. L’air frais du matin gagnait ma poitrine et coulait dans mes jambes. J’étais prêt à partir. Sans destination, mais prêt.

J’avisais le Sud et je m’élançais. Devant moi, s’étirait une jolie pente herbue dont le sommet faisait une longue escorte le long de la route. Châtaigne sautillait de ci de là puis s’enfonça sur l’autre versant en passant la crête de la butte. Je l’y suivais machinalement. Je n’avais pas besoin de voir la route. Le bruit des voitures me parvenait, faiblement. Il y avait de longues minutes où le silence n’aurait pu être plus pénétrant, même en mer. De l’autre côté de cette colline s’étendait la vraie nature. Celle qui n’est pas apprêtée pour le confort visuel des automobilistes.

Seul ou presque, en pleine nature, je n’avais aucune idée de ma position. Mais, je connaissais ma direction. Ce qui, pour le marcheur, est déjà un grand pas. Châtaigne procédait par petits bonds verticaux à la poursuite d'un malheureux mulot. Je le suivais, amusé. Ces soubresauts agiles de petit chaton m'amusèrent tant que je me mis à rire franchement. Puis un fou rire inextinguible me prit qui rendait mon pas chaotique. C'était comme si toutes les occasions de rire réprimées se libéraient tout à coup. Mes éclats partaient dans tous les sens, obligeant au silence quelques passereaux du chemin.

C'est le regard interloqué du chat qui finit par me calmer. Ce fut difficile et longtemps sur ce chemin je rechutais. Je riais de tout. Un oiseau dans le ciel, les herbes qui dansaient sous le vent, mes pieds qui s'alignaient l'un derrière l'autre, tout faisait sortir de ma poitrine des éclats d'un rire que je ne connaissais pas. C'était la joie, la joie simple dont parlent les religieux.  Cette joie dont parlent ceux qui reviennent du royaume de la mort.

J'allais d'un bon pas, roulant sous ses saloperies de chaussures les cailloux blancs du chemin. La tête baissée, je gardais une sorte de sourire, malgré la douleur de mes pieds. Petit à petit ce chemin devenait sentier et s'enfonçait dans une nature moins brimée. J'étais distrait et me dirigeais selon la pente.

Celle ci m'amena sur un sentier plutôt qu'un autre. Désormais, les bords de ma route étaient exubérants de végétation et il y régnait une sorte de fraîche humidité. Des myriades d'êtres volants y prospéraient, profitant de tous ces sucs qui s'échappaient des fleurs. Les cailloux avaient laissé la place à de la terre, juste battue.

Le bois de Maucastel

Même si le jour était jeune il me fallait songer à la nuit qui viendrait. Et cette fois, nul Vassil pour me recueillir sous son aile. Châtaigne ne semblait pas préoccupé de cela. Et pour cause, son abri à lui, c'était moi. Je me rendais compte maintenant que nous avions quitté toute aire dégagée ou balisée. Pendant quelques minutes, je redoutais de me perdre, puis cette crainte disparut et je résolus de suivre le sentier, obstinément, puisqu'il semblait traverser ce bois. De toutes façons, il me mènerait bien quelque part et je n'avais pas besoin de plus d'indications. Je ne désirais pas trouver un asile de ciment ou de pierre où l'on dort comme l'on meurt, à quatre par chambre.

J'entrais dans le bois. Les arbres autour de moi étaient densément plantés, hauts et gras. Le soleil pénétrait tout de même au cœur et avait favorisé la croissance de petits arbustes touffus qui se serraient les uns contre les autres. Essayant toujours de gagner la lumière sur les grands ils  interdisaient toute circulation hors du sentier. D'ailleurs, mon sentier semblait le seul dans cet endroit. Les yeux fixés sur cette étroite bande de terre, creusée comme un canyon entre des parois végétales, je veillais à placer mes pieds l'un devant l'autre. Le chemin zigzaguait, contournant des arbres au trop gros tronc et je ne pouvais voir à plus de deux mètres devant moi. Nul bout du tunnel n'était visible, sinon celui que formaient les cimes des arbres dans le ciel, au dessus.

Je me sentais comme dans un puits. Châtaigne même ne s'écartait pas du chemin. Il en inspectait minutieusement les bords, reniflant chaque brindille mais ne tentait pas de franchir l'épais rideau vert. Soudain, je le vis bondir sur le côté tout hérissé et se faufiler entre mes jambes en soufflant. Je crus alors à un serpent et reculais brutalement, les yeux au sol.

-         Ben merde, alors ! C'est la première fois que je croise quelqu'un sur ce chemin.

Je levais la tête, en proie à une très vive surprise. Je faillis tomber, tant tout cela m'avait surpris. Mais la voix me rattrapa par le bras.

-         Oh, citoyen ! Attention, tu  vas te casser la figure !

Cette voix avait un fort accent rustique et roulait abondamment les r. L'homme me dévisageait de ses petits yeux, habitués à la pénombre des sous-bois.

-         Qu'est ce que tu fais là ? Reprit-il.

Je ne le savais pas moi-même. Qu'aurais-je bien pu lui répondre ?

-         Tu es vagabond ? Ou bien tu es perdu ?

En vérité, ni l'un ni l'autre. Mais, je ne parvenais pas à articuler un mot.

-         Tu n'as pas l'air gaillard. Vous allez où, toi et ton chat?

 J'avais l'intention d'aller au bout de ce chemin, avec le chat, et c'était à peu près la seule destination avouable.

-         Pas de la région, hein ?

-         Non ! répondis-je en hésitant tout de même car, brusquement, je ne me souvenais plus d'où je venais. Je suis de… Je viens de…

-         Tu as l'accent du centre !

-         C'est ça, je viens du Cher… Un village à cinquante kilomètres de Bourges… expliquais-je, heureux d'avoir été mis sur la piste.

Un vieux réflexe me fit poser une question :

-         Où sommes nous ?

-         Hé, hé ! Ma foi, c'est difficile à dire… Où sommes nous en France, sur la terre, dans l'univers ? me dit-il dans un sourire de malice dont je croyais seul les chats capables. Je feignis  de ne pas comprendre.

-         Non, je veux dire ici ! C'est quelle région ?

-         Nous sommes dans le bois de Maucastel. Mon bois.

-         C'est vôtre bois ! Pardonnez-moi je n'ai pas vu d'écriteau…

-         Y en a pas. Pas besoin. Personne ne vient ici à part moi. Y a pas un champ à des kilomètres à la ronde. Voilà soixante ans que je traverse mon bois tous les jours, je n'y ai jamais rencontré personne.

-         Je suis désolé ! Dis-je piteusement.

-         Donc vous allez où, déjà ? reprit-il en désignant Châtaigne.

-         Eh bien… en vérité, je ne sais pas. Cette demi vérité me paraissait pratique, plutôt qu'un lourd mensonge.

-         Tu sais pas où vous allez ? Ah, ben elle est solide celle là… Si tout le monde faisait comme toi, on irait pas loin… Remarque, ça peut arriver !

 

Il s'arrêta un instant, me dévisagea en se touchant le menton et sembla avoir trouvé quelque chose.

-         Si tu sais pas où vous allez, tu sais quand même pourquoi tu y vas ?

-         Ça oui ! j'avais répondu vite, avec une sorte de joie.

-         Mais vu ton allure, tu sais pas comment. Je me trompe?

-         Comment j'y vais…? Ben, à pied avec le chat. Celui-ci était toujours derrière moi.

-         Bon… et vous êtes pressés d'y aller ?

-         Heu… encore une question à laquelle je ne m'attendais pas.

-         Quel âge as tu, citoyen ? me demanda-t-il comme on demande à un jeune adulte.

-         J'ai soixante dix ans… bientôt soixante et onze ! Je ne saurais dire pourquoi mais je ressentis de la fierté à dire mon âge. Sentiment immédiatement refroidi.

-         Ah ! s'exclama-t-il. Moi, j'en ai quatre vingt douze dans les escarcelles ! A nos âges, nous ne sommes plus pressés, pas vrai…?

J'eus à ce moment là, une irrésistible envie de lui répondre Oui, monsieur !

Il m'intimidait. J'étais chez lui, dans son bois, il me posait des questions indiscrètes et je n'avais rien à lui répondre. Moi, je ne voyais que le ruban du sentier se dérouler dans le bois. J'avais visé le bout et cette rencontre pour le moins incongrue me perturbait. Pourtant, c'était vrai, cet homme avait raison. Je ne savais pas où j'allais, je ne savais pas comment j'y allais, ni si j'étais pressé.

Je le regardais. C'était un rougeaud chenu, court comme ses arbres, mais massif, planté sur son sentier. Il ne manifestait aucune colère ni contrariété. Il était simplement très étonné de croiser une caravane d'homme et de chat sur son chemin. Et cela avait piqué sa curiosité, toute naturelle. Il reprit.

-         Tu sais pas  qu'il y a des sangliers dans cette forêt ?

-         Ah bon ? Non.

-         Et des gros ! Autrefois, je chassais ici. Sur ce même sentier. Je marchais tout doucement, et quand il y en avait un qui traversait… pan…

-         Ils traversent ?

-         Les sangliers, ça passe partout. Dit-il, distraitement. Dis voir citoyen, il y a quand même un truc qui me chiffonne dans ton histoire…

-         Quoi ?

-         Oui. Est ce que par hasard, tu saurais ce qu'il y a au bout de ce chemin ?

-         Non ! répondis-je, très étonné.

-         Alors pourquoi l'as tu pris, nom d'une pipe ?

-         Ben…par hasard ! dis-je en faisant un effort, tant était lourde ma tâche de raconter mon passé, fut-il de quelques heures.

-         Mais encore ! insista-t-il. Je m'exécutais.

-         J'ai quitté l'autoroute et je me suis enfoncé dans la nature. Je marche…

-         Il vient de l'autoroute et il marche ?

-         C'est ça !

-         Est ce que tu veux marcher jusqu'à ma cabane, qui est au bout du chemin ? dit l'homme court dans un sourire amusé.

-         Ma foi… j'y allais de toutes façons… répondis-je, heureux de me diriger à nouveau vers une issue.

Il se retourna et nous partîmes. Châtaigne suivait. Convaincu lui aussi que c'était le bon choix, puisque sur notre route. Le sentier défilait sous nos pieds depuis plusieurs minutes et nous arrivâmes dans un entonnoir de verdure. Les arbres étaient plus hauts et le sol luisait d'une pelouse fine et légère qui donnait à ce lieu une clarté diffuse. Le bois se terminait ici et l'horizon se donnait à la vue, s'étirant entre les derniers arbres qui rejoignaient leurs cimes en une voûte immense.

Au pied de cette voûte végétale, à gauche en sortant du sentier, trônait une petite maison en bois, au toit fumant. Elle semblait enracinée, comme les arbres alentours, tressée de lierre qui la scellait au sol.

-         Voilà mon feu ! me dit-il, sans vanité.

-         Vous habitez là ?

-         Depuis 60 ans.

-         Tout seul ?

-         Quelques fois… ces derniers temps, oui. Mais plus maintenant.

L'allusion à moi et à Châtaigne me vint plus tard. Il me laissa là, pour s'occuper de quelques bûches. Je contemplais la place, essayant d'en avoir une vue globale. Nous nous trouvions sous un vertigineux toit de branches enchevêtrées qui formait comme un plafond de cathédrale. Devant, l'est. L'horizon dégagé, une végétation plus rase et des collines grassouillettes. Derrière, le bois et son sentier. La pluie n'aurait pu toucher le sol directement à cet endroit. Près de la cabane, un énorme tas de bois dont le presque centenaire tirait quelque réserve.

Alentour, dans un désordre naturel, des outils utilisés, une citerne et d'étranges sculptures décoraient la place. Il régnait une atmosphère où tout semble à sa place. Aucune couleur parasite, aucun objet discordant, aucune pollution n'émanait de ce lieu. Quelques gros rondins faisaient des sièges et une table. Mon hôte me pria d'y prendre place. Le spectacle était ébouriffant de simplicité. Au plus loin que l'on put voir dans cet horizon, rien, pas même un poteau ou un bout de route, ne venait troubler la profondeur et l'éternité qui s'en dégageait. Après avoir allumé un beau feu à quelques mètres de nous, il vînt s'asseoir.

-         Nous allons manger dehors. Il ne fait pas froid. Tu es d'accord, citoyen ?

J'étais bougrement d'accord et je faillis lui rendre son citoyen, mais je venais d'arriver. Son regard s'abîma dans le lointain. Le mien suivit. Le feu crépitait tranquillement sans se soucier de la brise qui se levait et une lente respiration montait du bois. Châtaigne ronronnait tout en se léchant et ce bruissement doux et chaud semblait résonner sur la voûte végétale. Ce lieu magique était aussi épargné des vents. Ceux de l'ouest, du nord, du sud s'écrasaient sur la cime de cette forêt trapue. Seul le vent de l'est aurait pu s'engouffrer mais une étrange combinaison de courant le contenait à la frontière de la voûte des arbres. Comme pour confirmer mes pensées, l'homme me dit :

-         Vois tu, ici nous sommes protégés du vent. En hiver, c'est la forêt qui me chauffe. Le soir, il y a un courant chaud qui sort par le sentier. Il se réchauffe en traversant le bois. Et ça me protège du vent d'est, qui casse les pierres. C'est une sorte de microclimat, si tu vois. Même la pluie, elle passe pas. Et pourtant, on manque pas d'eau. Viens voir !

 

Il m'emmena vers un des très gros arbres qui faisaient les piliers de ce temple. Au pied de l'énorme souche noire, s'élevait une pierre blanche, de taille moyenne. Elle n'avait rien de remarquable, si ce n'est le poids qu'elle paraissait. Elle semblait d'une densité étonnante.

-         Regarde ! me dit-il.

Il s'accroupit et posa le dos de sa main creusée sur une épaisse mousse brune et blonde. Un fluide cristallin s'en échappa dans un délicat bruissement. Il recueillit le précieux liquide et le versa dans ma main.

-         Goûte ! Ordonna-t-il.

Je portais cette eau à ma bouche et une sensation de vitalité caressa mes dents et ma langue. Lorsque je l'avalais, je discernais une légère pétulance. Cette eau était fraîche, goûteuse. On l'aurait dite puissante, chargée, animée. Il en but une pleine main et se releva dans un rire sourd.

-         Tu vois, citoyen ! Si on ne s'approche pas d'elle, elle n'apparaît pas. Cette eau se donne à qui la prend.  Elle est inépuisable.

-         C'est une source ! Dis-je sur un ton d'évidence.

-         Non ! répondit-il victorieux. Ce n'est pas une source. C'est pour ça qu'elle est inépuisable.

-         Comment elle vient alors ?demandais-je innocemment.

-         Elle se crée.

Je ricanais, mais son regard, extrêmement sérieux et attentif me fit le considérer autrement. Il poursuivi.

-         Elle se crée, là. Il n'y a pas de réserves, ça vient de la pierre.

Je ne crus pas un mot de ce qu'il racontait et commençais à me demander si ce vieillard n'était pas sénile, lui aussi. Pourtant, si ce n'était son âge, il était encore vert. Son pas était rapide et son dos lui obéissait encore. Son œil clair ne trahissait aucun dérangement et ses paroles, quoique saugrenues, n'étaient pas incohérentes. Je doutais encore quelques secondes puis m'en retournais, bien décidé à ne pas me poser de questions au dessus de mes moyens.

Nous nous retrouvâmes à la table. Châtaigne nous y attendait, pas étonné pour un sou. L'homme remit une bûche sous la marmite et remua ce qu'elle contenait. Une odeur hors du commun s'en échappa. Mes narines frétillaient et cela dut se voir.

-         C'est du ragoût de hérisson aux légumes !

-         De hérisson ! repris-je, dans une grimace.

-         Parfaitement ! Il y en a plein par ici. Tu verras c'est très bon, tu seras surpris.

 

Je l'étais déjà. Il reprit.

-         Puis il y a des champignons et tout un tas de trucs qui peuvent pas faire de mal à un honnête homme.

La restriction m'amusa et je me surpris à me demander si ce ragoût n'allait pas m'empoisonner. Il revint et disposa deux assiettes, des verres et des couverts.

-         Ah ! On va boire un coup !

-         De l'eau !

-         De l'eau ? Il y a un temps pour tout, citoyen. On ne va pas trinquer avec de l'eau, fut-elle de source. Il saisit une cruche emplie de vin. Un bourgogne ! Il s'épouse bien avec le ragoût de hérisson.

Nous trinquâmes au mariage. Allègrement.

-         Alors ! Comment qu'on vous appelle, vous deux ?

Je ne saurais dire pourquoi mais j'eus envie de mentir. J'avouais tout de même.

-         Georges ! Et lui ?

-         Châtaigne !

-         C'est marrant ! Bon ben, Georges et Châtaigne, à la soupe.

Il me servit. Je découvrais son ragoût de hérisson. Je fus surpris de la finesse de son goût. Cette bête épineuse cache un goût qui prouve que le créateur à de l'humour. Nous mangions. Au bout de quelques mastications silencieuses, je hasardais :

-         Et vous ? comment on vous appelle ?

-         Ça, j'en sais rien ! Voilà, soixante ans qu'on ne m'appelle pas. Je vois personne et quand je vais à la ville, on me dit monsieur.

-         Mais vous avez bien un prénom ! repris-je, un rien agacé.

-         Ah, oui ! Tu veux  mon nom de baptême, quoi ?

-         Heu, oui ! si vous en avez un…

-         Naturellement ! Pourquoi n'en aurais-je pas ? J'en ai un…

-         Alors, vous le dites !

-         André-marie…je crois bien.

-         Ah !

Commentaire consternant, laconique cependant. J'avais cru sans doute que son prénom cachait quelque chose. Il n'en était rien, c'est pour cela sans doute qu'il s'en était débarrassé. Nous dévorâmes la bête en ragoût jusqu'à en tirer les dernières saveurs sur nos doigts. Châtaigne avait eu sa part et réclamait maintenant la nôtre.

Je ne l'avais pas regardé depuis quelques temps. Un vieux réflexe sans doute, qui consiste à ne pas regarder ceux avec qui on vit. Il avait forci. Le chaton était un jeune adolescent et ses muscles de chats se faisaient sous sa fourrure limpide. Il marchait désormais avec assurance et portait même déjà ce petit air méprisant qu'ont les chats. Je le regardais avec intensité comme l'on découvre un enfant que l'on ne voit pas grandir. J'aimais ce chat comme on aime un chien. A la différence que je ne lui aboyais pas dessus.

Le jour était au zénith et une douce tiédeur envahissait mes reins. Je bus une rasade de vin et m'étirai. André-marie me resservit et je bus à nouveau. En vérité nous bûmes jusqu'à tard dans le jour. Mais ce vin ne produisait aucune fatigue. Il semblait au contraire nous éveiller. Je m'en ouvrais à mon hôte qui m'expliqua que ce vin était fait avec l'eau de la pierre.

-         A coup de vingt litres, j'envoie de l'eau à un vigneron qui fait une cave à part et il me retourne ma cuvée. Tu comprends, moi mon millésime c'est pas le raisin qui le fait, c'est la pierre.

Nous bûmes. Puis nous parlâmes longtemps. Tout en racontant d'incroyables histoires sur les gens de ce pays, André-marie parvenait à rester floue sur sa vie. Je fis de même, conscient cependant que la mienne l'intéressait. Car ses questions étaient de celles qui ouvrent les bouches trop tristes pour raconter. Je lâchais tout de même ce qui me semblait essentiel à la bonne marche de la conversation. J'évitais les émotions, voilà tout.  Je n'aurais su raconter sans les vivres à nouveau. André-marie se contenta des quelques faits froids qui composaient ma vie et en tissa un assez fidèle canevas.

-         Georges… Il le répéta trois fois. Pour le faire sonner, pour le peser. Georges… Hé bien, citoyen Georges, nous devons reposer maintenant.

-         Reposer ? Je n'ai pas sommeil, moi.

-         Vois-tu autre chose à faire ? Et puis il ne s'agit pas de dormir mais de reposer.

-         Quelle est la différence ?

-         C'est le jour et la nuit. Et puis regarde ton chat, crois-tu qu'il dorme?

Châtaigne était enroulé sur lui-même, le nez sous la queue, avec cet air moussu des chats qui dorment les yeux ouverts.

-         Attrape le, il vient avec nous.

 

Je soulevais le chat qui offrait lascivement tout son poids et suivait André-marie vers la cabane. La courte porte s'ouvrit sur un plancher de terre battue au point qu'elle paraissait cuite, cirée. La cabane ne possédait qu'une seule étroite fenêtre. L'ambiance y était encore différente de l'extérieur. Je compris que la cabane n'était que la chambre à coucher de mon hôte. Sa clairière lui tenait lieu de maison. Une petite table y était cependant installée, au dessus un placard aux dimensions modestes et une malle qui tenait lieu de chaise. Un poêle de trois ou quatre bûches, rougissait gentiment dans un coin et deux couches, apparemment confortables, se faisaient face d'un mur à l'autre.

-         Installe toi là ! Me dit-il aimablement en désignant l'une des deux.

 

Soudain, je repensais à Vassil et j'hésitais. Peut-être lui aussi me donnait-il son meilleur lit.

-         Tu es sûr ? Ce n'est pas le tien ? hasardais-je.

-         Dame ! Au bout de soixante ans, si je ne reconnaissais pas mon lit, il serait temps que je m'y couche et que j'y meure.

-         Bon.

-         Vas-y installe toi.

Je m'asseyais d'abord, lentement, puis je faisais peser mon dos tout entier, suivi de mes jambes puis mes bras. J'étais extraordinairement pesant, sans aucune sensation de lourdeur. Comme si chaque cellule de mon corps avait cessé de flotter en moi-même pour peser sur ma peau, dernière limite. J'étais une infinité de moi-même multipliant mon poids total, mais démultipliant mon poids réel. J'étais chaque cellule et je pouvais me retrouver en chacune d'elle. La sensation était proprement magique. La voix de André-marie retentit.

-         Et tu verras quand tu enlèveras ces chaussures qui martyrisent tes pieds !

Comment avait-il su ? Moi-même j'avais oublié mes boites de fer. La douleur s'était plongé dans ma chair et en était devenu constituante. C'est alors qu'elle me revint dans toute sa nature. La phrase d'André-marie avait réveillé la bête pour m'en délivrer. Dans un sentiment que je traduirais par  Pourquoi n'y ai je pas pensé plus tôt, tout de suite ? Je me décidais à les ôter. La première me déchira le talon car j'avais négligé d'en dénouer les lacets. La seconde dû s'arracher à ma peau pour venir. Je les jetais à terre. Sans le savoir, c'était leur dernier voyage. Je ne les porterais plus.

En attendant mes pieds n'en revenaient pas de ce répit. Mes orteils n'en finissaient plus de s'étirer dans toutes les directions, ivres de tant de liberté. J'entendais les craquements de mes os, qui reprenaient leurs places. En disparaissant, la douleur retraçait son histoire et malgré ses efforts pour rester, s'évanouissait irrésistiblement. Mes pieds, affranchis de leur joug, achevaient de créer cette sensation de légèreté qui animait mon corps. Pour un peu j'aurais juré entendre mes pieds soupirer.

-         Alors, citoyen ! C'est pas mieux…?

-         Vous pouvez pas savoir… répondis-je dans un sanglot naissant.

-          Allez, maintenant, on fait silence. D'accord, Georges !

-         D'accord.

Châtaigne me rejoignit et tout sombra. Le poêle murmurait à nos oreilles une chaude litanie et l'univers entier semblait respirer avec moi. Au bout de quelques instants, des images se créaient dedans mes yeux. J'étais sur la boule, couché sur le dos et je contemplais l'univers qui roulait sous mes yeux. J'étais la terre, je volais dans l'univers à une vitesse vertigineuse.

Je frôlais les étoiles et me sentais appartenir au sublime mécanisme de la grande horloge. Mais je ne rêvais pas, car je ne dormais pas. Autour de la cabane, j'entendais distinctement le doux frémissement de la nature, la lente respiration de mon compagnon chat près de moi et les soupirs de la lourde poitrine d'André-marie. Le sombre silence de la cabane m'aspira à nouveau et je n'eus qu'à souhaiter y retourner pour me retrouver dans l'univers, dépassant les constellations dans ma course.

Puis, au fil de ce rêve éveillé, la sensation de vitesse s'amplifia jusqu'à ce qu'une sourde nausée montât en moi. Je songeais au ragoût de hérisson puis à l'eau, puis à mon âge lorsque mon cœur se mit à tambouriner sous l'effet d'une peur violente au fond de mon âme. 

Les yeux ouverts, je me cramponnais à mon lit, craignant de me dissoudre dans la nuée qui défilait sous mes yeux. Manège infernal de planètes folles et de constellations tournoyantes. Au bout de quelques difficiles respirations, je ne voyais plus d'issue à ce cauchemar accéléré. Puisque ce n'en était pas un, je n'avais pas le loisir de me réveiller.

Près de moi, Je sentais le corps de châtaigne et je pouvais voir en transparence le plafond de la cabane. D'immenses gouttes de sueur froide coulaient sous mes bras et  mon sang paraissait me quitter. La terreur, celle venue des âges ténébreux, me dominait maintenant. Rien, pas même la mort, ne pouvait me libérer. J'éprouvais l'indicible souffrance de celui qui s'arrache à son âme. Je mourrais.

-         Ne t'en fais pas, ça va passer ! Dit André-marie en déchirant le silence.

 

Dans mon angoisse j'avais capté sa voix lointaine,  plus que je ne l'avais réellement entendu. Cette voix profonde fût un onguent souverain. La sollicitude sans borne du ton de sa voix eut un effet apaisant et mon cœur reprit lentement son souffle. Ma vision ralentit et je retrouvais avec gratitude les poutres inertes du toit de la cabane. La peur me quittait et je fus même un peu déçu. Quelques crampes se chargèrent d'éloigner tout regret.

-         T'inquiète pas pour tes crampes, ça dure pas non plus !

-         Mais qu'est ce qui m'est arrivé ? Comment tu savais ?

 

Je me redressais péniblement et essayais de fixer dans mes yeux André-marie qui était demeuré couché.

-         Hé bien… comment t'expliquer… Cette clairière est un peu spéciale. Il y a sous la terre, des forces qui ont de drôle d'effets sur nous autres. Ça fait pousser les légumes, ça fait fleurir toute l'année, ça protège des malfaisants, ça fait venir l'eau et ça fait faire de drôles de rêves… Comme t'as eu, quoi !

-         Mais ça fait toujours ça ?

-         Non ! La première fois… après tu apprends à dominer. Tu le fais venir, tu le fais repartir à ton gré, quoi !

-         Et quand tu dors ? demandais-je, angoissé.

-         Dame ! Je dors ! Et toi aussi, d'ailleurs, il faut que tu dormes un peu. Ne crains rien, ça ne reviendra pas. La prochaine fois, c'est toi qui décideras.

A la vérité, je me suis effondré. Ces terreurs m'avaient exténuées et mon vieux corps réclamait une trêve. Mais je ne dormis pas longtemps, moins d'une heure. A mon réveil, André-marie n'était plus là. Je m'étirais prudemment sur le bord du lit, puis franchement et je me sentis ravigoté. Mon dos ne me fit aucune douleur et mes jambes m'obéirent. Je me levais et trébuchais sur des chaussures que je ne reconnus pas en les portant à mes pieds. Je me mis en quête des miennes et dans mes recherches, à travers l'unique fenêtre je vis André-marie dehors, accroupi sur quelques légumes.

Il tourna alors son regard vers moi et sembla me demander si ces chaussures que je tenais à la main me convenaient. Je les contemplais et m'abîmai. Mes pensées convergèrent vers mes pieds qui trouvaient en ce jour leur libération. Je songeais à ma maison, là-bas, au loin, à celle qui y demeurait sans doute, à mon ancienne vie que j'avais accroché à mes pieds sous la forme de boites de fer. André-marie me chaussait de neuf, lui au milieu de mon chemin, son chemin. Cela voulait-il dire que je devais repartir ? ou tout simplement que j'avais le droit de marcher sans souffrir et que ce qui me retenait autrefois n'était plus.

J'habillais mes pieds du cuir souple de ces nouvelles chaussures et les essayais en sortant de la cabane. Je flottais littéralement sur la pelouse fine de la clairière. Je remerciais André-marie et celui-ci se mit à rire. Je passais quelques temps auprès de lui. Il m'enseignait à contrôler les visions qui venaient chaque fois que nous reposions.

S'il est un endroit où j'ai connu la paix c'est sous la clairière d'André-marie. Les forces de la terre dont il parlait nous offraient généreusement leurs bienfaits et je compris l'étonnante vitalité de mon compagnon. Les journées étaient consacrées à la discussion, au rire. Il me livrait quelques secrets, notamment sur sa cuisine. Toujours variée, riche et savoureuse. Nous vivions. Quoi de plus simple ? L'ennui n'existait pas sous cette clairière voûtée.

Épilogue

C’est ce souvenir qui me trottait dans la tête, le même jour ou bien plus tard, au milieu d’un champs en friche. Ou peut-être était ce sur le versant gras d’une colline. J’étais seul. J’étais parti. Visiblement, j’avais quitté André-marie et la clairière. Le bois avait disparu… Peut-être avais-je marché longtemps. Sans doute car la contrée avait changé, la nature aussi.

Elle semblait plus intense…Le vert des végétaux vibrait et envahissait la vue. Mon pas était une danse et tout autour exultait curieusement. Les rouges partaient en flammèches, les jaunes en éclat et le blanc paraissait insondable…Tout ici existait. Consciemment. L’atmosphère même était vivante. Elle respirait. Un instant je me crû dans un des rêves de la cabane d’André-marie. Mais une sensation d’éveil bouleversante me fit chasser l’idée. J’étais bien là où je croyais être.  Pas loin de nulle part. Dans l’inconnu. Mais je n’avais aucune peur, aucun désir, aucun poids…J’étais.

Et cela me fit comprendre. Ce fut comme un vertige nauséeux. Une certitude du dedans qui se matérialise partout. Ma route s’était arrêté sur le banc, près de chez mon ami Talard. Presque tout de suite. Ma pauvre cavale avait pris fin à Bourges.

Vassil, les bonnes sœurs, André-marie, je les avait rencontré ailleurs… Ici.

Lorsque j’ai réalisé ça, je me suis mis à flotter doucement… Et à rire aussi. Mon aventure n’avait pas existé. Pourtant elle avait eu lieu. Ma souffrance m’avait suivi, ma tristesse aussi, un temps…et châtaigne, que je ne voyais plus, avait grandi près de moi, jour après jour. Je me souvenais très bien du goût du poulet dévoré avec Vassil chez les sœurs et des bruits de la route dans la soute du bus. Tous mes pas sur cette route fantôme, j’en avais senti le prix. J’y étais venu pour tout laisser et partir léger. Je ne pourrais pas jurer que tout ceci m’arriva sur terre, mais tout ceci arriva. J’étais sûr que je reverrais bientôt mes amis. Les seuls que j’avais eu…Et puis Henri Talard, sans doute. Et puis ma pauvre vieille aussi, un jour.

Je me demandais si les gens changent ici. Moi, je ne m’étais jamais senti moi-même de la sorte. Je me reconnaissais. Je riais de plus en plus. D’une joie indescriptible, presque étouffante. J’avais déjà eu deux vies et je pressentais que d’autres m’attendaient. Une sorte de voyage infini avec au cœur le sentiment d’être partout chez soi.

Puis tout a encore changé et la lumière m’apparut, dévêtue de couleurs et de formes. Moi-même je me fondais dans la nuée, mon corps, mon existence se résumait à mes yeux. J’y suis toujours et c’est de là que je vous écris. Je suis dans la nuée et je vis. Je ne peux vous en dire plus. Mais vous verrez bien par vous même, un jour...

FIN

*Verbe pronominal, premier groupe. Se dit des bulles qui dansent dans l’eau ou dans le Champagne jusqu’à la surface. Ce mot n’existe pas. Mais on devrait l’inventer, il est pratique.

*Adverbe tiré du mot exprimant la couleur jaune. Se dit de la situation d’être jaune et de le manifester. Il n’existe pas non plus.

* Qui induit la somnolence. Mot inconnu du dictionnaire (tous éditeurs confondus).

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