Le Sycamore Hotel
molly
Atelier d'écriture romanesque : à partir du roman L'Horizon et en s'inspirant d'un tableau d'Hopper (Eleven AM), réaliser un pastiche de Patrick Modiano.
Verdant Street. Je déambule dans Woodbury depuis plusieurs heures. Verdant Street. Le nom de la rue me semble familier. Peut-être parce qu'en dépit de mon anglais pitoyable, je comprends la signification des deux mots : la Rue Verdoyante. Peut-être tout simplement parce que je suis perdu et refuse de me l'avouer. Je m'engage dans Verdant Street. Absence de végétation, omniprésence du gris. Une longue rue bétonnée aux larges trottoirs. Une accumulation anarchique de grandes maisons cossues et d'immeubles carrés. Je marche et la certitude que je connais cet endroit s'ancre en moi.
En dix ans, la ville a changé. J'ai reconnu la fontaine sur la place principale. La sirène de pierre est d'un gris plus foncé. Elle n'a plus de nez. J'ai l'impression que le temps l'a ratatinée. Probablement parce qu'autour la ville a grandi. Je me rappelle que je l'épiais de la fenêtre de ma chambre, au premier étage du GoodRest Hospital. Je n'avais pas le droit de sortir, pas encore, et la statue me tenait compagnie.
Mes jambes choisissent le chemin alors que mon esprit se perd dans les méandres de ma mémoire. Trois semaines avaient passé. Vingt-et-un jours cloitré. Une éternité uniforme, lisse, sans relief, qui ne me laisse aucun souvenir précis. Une chambre d'hôpital, probablement blanche, une lumière crue sur les murs blancs et mes yeux aveuglés par le reflet trop violent de la lumière crue sur les murs blancs. La douleur s'étendant de ma jambe au reste de mon corps contraint à l'immobilité. L'attente anxieuse d'une bonne nouvelle. Il n'était pas certain que je puisse un jour remarcher. La sensation de devenir fou. Cette sirène de pierre qui semblait me narguer, inaccessible, aguicheuse. La consistance cartonneuse des frites qu'on me servait à chaque repas ou presque. Et l'odeur de la friture qui infiltrait tout. Une série d'impressions désagréables. Aveuglement, douleur, anxiété, folie douce, désir étrange, nourriture fade, puanteur. Enfin le médecin m'avait permis d'aller dehors. Accompagné et pas plus de quelques minutes au début. Une petite infirmière s'occupait de moi. Je ne compris jamais son prénom. Maggie peut-être ? Ou Minnie ? Ou Magalie ? Je décidai de l'appeler Magie, parce qu'elle rendait supportable ma souffrance.
Les promenades avec Magie devinrent une habitude : plus les jours passaient, moins j'avais besoin de m'appuyer sur son épaule. Je finis par me débrouiller avec des béquilles mais Magie continua de m'accompagner. Magie était une toute petite femme. Une toute petite jeune femme, au sortir de l'enfance. Elle ne m'attirait pas, et je crois que c'est aussi cette absence de désir que je savourais. Je n'avais pas été avec une femme depuis longtemps pourtant. L'armée m'avait éloigné des préoccupations de mon âge. Une balle dans la jambe m'y ramenait. Je savais manier une arme à feu mais j'étais novice en matière de séduction. Je ne sais plus quelle était la couleur de ses yeux. A partir du moment où j'avais pu me tenir debout, je ne les avais plus vus en face. Ils étaient probablement bleus, puisqu'elle avait les cheveux blonds. C'est le sommet de son crâne que je connaissais le mieux. Elle me parlait de sa famille. Je l'écoutais et réapprenais ce que c'était qu'une vie normale. Puis elle partit en vacances. Je continuai d'explorer Woodbury tout seul, m'aventurant de plus en plus loin à mesure que ma jambe guérissait. Le Morning Square, le Nightmarish Café… Et Verdant Street. J'en suis certain. Le long des trottoirs bétonnés la mémoire me revient.
Je l'ai rencontrée là. Ou à peu près. Au pied du seul arbre de la rue. Elle promenait son chien, un petit Jack Russel qu'elle avait appelé Kitty-Cat, pour rire. Je n'ai compris la blague que beaucoup plus tard. En regardant une série américaine ? Un film ? En lisant à voix haute un livre en anglais dans l'espoir d'améliorer ma piètre prononciation ? Peu importe. J'appelais le petit chien Kit-Kat, comme les barres chocolatées, et m'étonnais qu'il m'obéisse mal. Souvent, j'étais obligé de répéter son nom plusieurs fois avant qu'il daigne venir me voir. Il levait la tête, dressait ses petites oreilles triangulaires pour entendre mieux, s'assurer que c'était bien de lui qu'il s'agissait, puis trottinait mollement vers moi à la troisième ou quatrième injonction. L'air outré. Il n'avait rien d'une barre chocolatée, et le clin d'œil était subtil. Kitty-Cat et non Kit-Kat. En anglais Kitty-cat veut dire minet, matou, chat.
La scène se rejoue dans ma tête. Kitty-Cat la patte levée contre le tronc, tirant sur sa laisse. Au bout de la laisse, Mirna, tirant dans le sens inverse. Mirna et son manteau rouge, orange ou violet peut-être. D'une couleur vive en tout cas, et qu'elle ne fermait jamais. Mirna qui pourtant disait avoir tout le temps froid. Elle marchait, son petit chien trop devant ou trop derrière, les pans de son manteau coloré ouvert sur sa tenue toujours légère. Une jupe, une robe, qui dévoilait ses jambes. Est-ce elle qui m'adressa la parole ? Est-ce Kitty-Cat qui causa notre rencontre en venant renifler le bas de mon pantalon, intrigué par l'attelle à ma jambe ? Je ne sais plus. Elle avait un accent slave. Des cheveux paradoxalement bruns. Des yeux clairs, bleu ou vert. Et une peau diaphane au travers de laquelle je pouvais distinguer l'enchevêtrement de ses veines bleutées. Un grain de beauté sur un sein, le droit il me semble. Une cicatrice boursouflée et encore rosâtre barrait le bas de son ventre. Elle n'était pas très grande. Elle n'était pas très mince. Elle ne ressemblait pas à l'idée que je me faisais des filles de l'Est. Ces grandes plantes platine dont les corps de phasme se déployaient dans les magazines que j'achetais parfois.
Elle avait mis plusieurs semaines avant de se déshabiller totalement. Je la suivais dans les escaliers jusqu'à sa chambre. Je la caressais jusqu'à ce que le soleil tombe, puis nous nous endormions dans les bras l'un de l'autre et je partais au petit matin. Elle faisait semblant de ne pas se réveiller, je faisais semblant de croire qu'elle dormait et je commandais pour elle a continental breakfast. Un café au lait, un croissant ou un pain au chocolat qu'elle disait adorer, mais qui n'avait de français que le nom. Mais comment aurait-elle pu le savoir ? C'était un croissant. Je me rappelle la façon dont elle prononçait le mot, en roulant le « r » : crrrrroissant au beurrrrre. Il était logique qu'un crrrrroissant au beurrrrre n'ait pas le même goût qu'un croissant au beurre. Et je ne la contredisais pas lorsqu'elle affirmait aimer la gastronomie française, ayant pour seul aperçu cette viennoiserie insipide. Car à quoi bon ? Elle me parlait de son pays. Elle aimait que je passe ma main dans ses cheveux et démêle les nœuds avec mes doigts. Nos mains prenaient part à la conversation car l'accent de Mirna écorchait parfois trop les mots pour que je les comprenne. Elle venait de Croatie, de Bosnie ou de Serbie, je ne sais plus très bien. D'un de ces pays déchiré par la guerre qu'elle avait fui. Elle avait échoué à Woodbury et résidait dans cet hôtel de Verdant Street depuis trois mois.
Le Sycamore Hotel. Le nom se répand dans ma tête comme une évidence. Sycamore, à cause de l'arbre solitaire qui trouait le trottoir. L'Hôtel du Sycomore, dans la Rue Verdoyante. Amusant. Mais était-ce vraiment un sycomore ? A l'époque je n'aurai pas su le dire. Je trouvais que le mot arbitrairement transcrit en français par mon mal du pays, sycomore, sonnait bien. Des années plus tard un agent immobilier dont j'ai oublié le nom me dit, pour me consoler de l'emprunt à vie auquel je souscrivais en achetant ma maison, que le jardin abritait un magnifique sycomore. Aujourd'hui, j'aimerais vérifier que cet arbre sur lequel Kitty-Cat leva la patte était bel et bien un sycomore, mais il a disparu. Le Sycamore Hotel aussi, d'ailleurs. Il ne comptait que quatre chambres. Mirna et Kitty-Cat occupaient celle du deuxième étage gauche. La décoration était sobre : une commode en bois, un lit, une table et sur le dessus de la table une lampe avec un abat-jour de velours pourpre. La commode en particulier excitait ma curiosité. Elle ressemblait à un meuble de famille, avec ses six tiroirs dont les poignées finement sculptées constituaient l'unique ornement. Sa présence dans une pièce anonyme, habitée par des inconnus de passage, des étrangers successifs, détonnait. Le dernier des tiroirs comportait une serrure. Et Mirna portait une clé autour du cou en guise de pendentif. Peut-être cela n'avait-il rien à voir, mais j'avais fait le lien entre les deux. Dans mon esprit, le tiroir était fermé à clé et contenait une chose que Mirna désirait garder secrète. Un album photo. Un journal intime. Une arme. Je ne cherchais jamais à la découvrir, attendant que Mirna se confie. Ce qu'elle ne fit pas. D'ailleurs, peut-être était-il vide. Peut-être la clé autour de son cou donnait-elle accès à tout autre chose. Peut-être ne correspondait-elle à aucune serrure, n'ouvrait aucune porte. Devant la fenêtre, un fauteuil gris sur lequel Mirna s'asseyait en m'attendant.
Je me souviens de ce jour où je l'ai vue nue. C'était un jour en décembre ou janvier. Un peu avant qu'elle disparaisse. Il faisait froid. Elle avait laissé les volets ouverts et la lumière hivernale donnait à son corps blanc un aspect phosphorescent. Elle était assise, les coudes sur les genoux, le buste penché en avant, enroulé sur le bas de son ventre comme pour dissimuler la cicatrice. Ses cheveux bruns cachaient sa poitrine et le grain de beauté que je ne tarderais pas à y découvrir. Elle regardait dehors et ses mains serrées l'une contre l'autre témoignait de son anxiété. Dans un coin, Kitty-Cat somnolait. Elle était nue mais elle avait gardé ses chaussures, de petits souliers plats de cuir noir. Et, comme à chaque fois que je la voyais, j'eus l'impression qu'elle était prête à partir. Aujourd'hui encore je l'imagine enlever ses vêtements pour aller prendre une douche – sa peau paraissait humide – et les plier avant de les poser sur le lit. Puis la douche finie, emmitouflée dans le peignoir qui gisait sur le parquet à mon arrivée, hésiter à se rhabiller, enlever le peignoir finalement, sans remettre sa robe, décidant qu'il était temps. Peut-être s'était-elle assise quelques minutes avant de se relever et de chercher ses chaussures, abandonnées devant la porte à son retour du marché, pour les mettre à ses pieds, pensant qu'il lui serait ainsi plus facile de courir s'il lui fallait fuir, trouvant l'idée stupide mais ne pouvant s'empêcher d'y céder.
Pauline Bonvalet