LE TABLEAU

Erika Pelletier

C'était un temps mémorable où les sols veinés attendaient une infime goutte de pluie ; où la végétation subissait sans se plaindre contrairement aux habitants, transpirants, qui s'essoufflaient aux moindres efforts et qui râlaient enfermés dans leur maison en quête d'un brin de fraîcheur.

Cet été avait été pénible à plus d'un égard. Outre cette sécheresse intense, mon père s'en était allé, emportant derrière lui de doux et tendres souvenirs. Dans mon petit logement crasseux, les volets à demi-fermés, j'attendais, perdu, dans l'obscurité. Seules mes pensées mélancoliques me tenaient compagnie. Dans ce silence obsédant, la vieille horloge comtoise raisonnait sur mes peintures accrochées maladroitement au mur. Mes yeux noirs, ternes et immobiles, se perdaient dans la noirceur de la pièce. Contrairement à mon logement, l'horloge gardait une certaine beauté. Elle le rendait plus agréable à vivre et un peu plus vivant. Sculptée de jolies fleurs sur le chêne vieillit, elle avait été donnée en cadeau de mariage à ma mère par son propre père, qui, ce dernier, l'avait lui-même hérité d'une tante éloignée. Elle avait donc connu bien des pérégrinations mais il semble que la mort de mon père avait été l'événement de trop pour elle.

Je sortis de mes réminiscences par son arrêt brutal. Le jour même de la mort de mon paternel, elle avait, elle aussi, rendu l'âme. Tous les membres de ma famille étaient décédés à présent. C'était un sentiment d'abandon intense qui me hantait. Seul au monde, je me décidai à faire quelque chose pour cette horloge. D'une certaine façon, sa réparation redonnerait un souffle de vie à mon logis. L'horloger de la ville voisine pourrait sans aucun doute pallier à ce problème. Je me rendis donc à l'évidence. Contrairement à lui, je ne connaissais rien à son mécanisme. Il était illusoire de vouloir y toucher. De plus, je n'avais pas la tête à me pencher sur cette question. J'étais anéanti et le chagrin m'accablait. J'entrepris alors quelques heures de marche sous cette chaleur caniculaire dans l'espoir de trouver quelqu'un qui pourrait se déplacer pour la réparer. En effet, il était impensable de la transporter tant elle était fragile et massive.

            Après quelques minutes passées sous ce soleil de plomb, le chemin me parut plus fastidieux que jamais. Je regrettais déjà ma décision. Chaque pas devenait très pénible. Je ne pensais qu'à cette ville. Elle était comme une douce oasis qui me faisait rêver. Lorsque je l'atteignis enfin, je cherchai alors le papier chiffonné au fond de mon pantalon. J'essayais, en vain, d'y déchiffrer l'adresse de la boutique que j'avais griffonné dans l'obscurité de mon appartement lorsqu'il sonna sept heures à l'imposante cathédrale. Je constatais qu'il était fort tard. J'espérais que l‘horlogerie serait toujours ouverte.

Après quelques détours, je rejoignis le bon chemin et me retrouvai sur le perron du magasin toujours ouvert. Au fond de la boutique, un homme aux cheveux plaqués, grisonnant, était muni d'un lorgnon. Il s'affairait sur une montre à gousset et ne daignait même pas poser les yeux sur moi. Il est vrai que je n'avais pas fière allure avec mon pantalon couvert de tâches de peintures multicolores et ma chemise jaunâtre… Tout d'abord, je crus qu'il allait me demander de partir mais contrairement à ce que je pensais, il m'accueillit avec un sourire large et sincère. Après qu'il m'eut souhaité la bienvenue, ravi, je lui exposais ma situation. J'insistais sur l'ignorance que j'avais sur le mécanisme de l'horloge. Il se décida alors de m'aider rapidement. Il m'expliqua qu'il était trop heureux d'avoir un client et que l'ouverture de plusieurs boutiques en ville lui avait fait perdre une précieuse clientèle. Nous conversâmes donc un long moment, lui, pour combler son ennui, et moi, par sollicitude. Personne ne se présenta dans le magasin pendant notre entretien. J'étais sur le point de lui dépeindre la représentation de mon dernier tableau quand il me surprit en m'invitant à dîner chez lui. En effet, il se disait amateur d'art et il souhaitait en apprendre davantage sur mes œuvres et sur mon inspiration. Toutefois, il était venu l'heure de fermer sa boutique et il me fit comprendre qu'il ne pouvait rester converser avec moi plus longtemps.

            Le lendemain, dans la soirée, je repartis sur les routes à la recherche de l'habitation dont il avait fait allusion la veille avant que nous nous quittions. L'orage grondait fortement et de gros nuages gris s'accumulaient dans le ciel déchainé. J'atteignis bientôt un petit village, inconnu de mes connaissances, perdu dans la campagne environnante. Les toits des habitations semblaient se rejoindre et seuls les éclairs illuminaient les rues sales et étroites. Lors de la traversée d'un pont en pierre, à la sortie du bourg, une diligence, bien chargée et fortement pressée, m'éclaboussa. De l'autre côté de cet édifice, un bouquet d'arbres, en furie, avait l'air de lutter pour ne pas s'arracher. La pluie dense et glaciale rompait mes os. Je tremblais de tout mon corps.

Un peu perdu, je me dirigeais vers l'unique et courageuse habitante qui bravait les éléments déchainés. Une vieille femme courbée et peu sympathique m'indiqua, avec défiance, un sentier au loin. Je ne sais si ce fut son manque d'empathie ou le vent violent, mais je gravis aussitôt la colline surplombant la bourgade. La tâche s'annonçait particulièrement difficile. Je persévérais pourtant dans mon ascension épineuse malgré les rafales virulentes. J'eus à peine le temps d'esquisser un sourire de satisfaction en haut de la bute, que le bruit strident du portail de l'horloger rongé de rouille me fit peur. Le manoir dont il était question, semblait abandonné derrière ses hautes herbes, qui me touchaient presque les épaules. Je fus très étonné par cette bâtisse qui me sembla particulièrement négligée et quelque peu effrayante. Je fus presque heureux d'atteindre le pas de la porte et d'entendre teinter la clochette dorée et soigneusement astiquée. Ce fut la preuve que la vie habitait encore ce coin cauchemardesque.

Aucune réponse ne se fit entendre. La porte resta donc close. Inquiet, je reculais afin d'entrevoir une possible lueur par les fenêtres. Les deux imposantes ouvertures principales semblaient me fixer inexorablement. Elles étaient plongées dans l'obscurité. Je commençais à m'inquiéter de plus en plus. Quand la porte s'ouvrit enfin, des regards perçants, une masse sombre et un sourire radieux se dessinèrent à ma vue. L'accueil qui me fut réservé, était empreint de jovialité. L'horloger me serra fermement la main. A l'arrière, ses filles me saluèrent timidement. Elles ressemblaient à deux poupées en porcelaine, immobiles et fragiles à la fois.

Seulement quelques bougies déjà bien entamées, éclairaient le séjour. Un œil-de-bœuf circulaire laissait échapper la lumière des éclairs. Nous pouvions entendre le ronflement de la tempête à travers cette unique ouverture. Je n'eus pas le temps de découvrir entièrement les lieux, que la séduisante maîtresse de maison fit son apparition, me salua, puis me pria immédiatement de m'installer autour de l'imposante table richement ornée. Elle avait dû sortir sa plus belle vaisselle ce qui me fit déjà tourner la tête tant la tablée était attrayante et scintillait de mille éclats. L'odeur dégagée dans la pièce annonçait un repas succulent.

Le mari commença à me servir un bon verre de vin, un deuxième puis un troisième… L'ivresse m'emporta bientôt. Le repas se poursuivit sous des notes de gaieté et de légèreté lorsque la femme se leva d'un bond, agacée, et cria si fort « Léviathan » qu'elle en fit trembler les murs et la charpente. Je ne sais pas du hurlement bestial ou de la signifiance du prénom qui me clouèrent le plus sur la chaise, mais j'étais vraiment terrorisé. Je perçus des pas lourds et pesants descendre l'escalier. Dans mon effroi, je ne daignai pas croiser le regard du désiré. Je murmurais une imperceptible salutation en détournant la tête. Par l'ambiance lourde du foyer, je compris que quelque chose d'inextricable se passait. La benjamine de la famille avait l'air très inquiète et avala difficilement sa salive. Pourtant, l'homme continuait impassiblement son flot de paroles qui commençaient à m'envahir l'esprit. Léviathan s'assit à ma gauche soulageant provisoirement l'angoisse de la petite dernière dont la chaise de droite, à l'opposé de moi, était vide. Je ne le regardais toujours pas. Ensuite, l'atmosphère parut plus légère et mes hôtes se mirent même à s'essayer à quelques plaisanteries. Le repas, exquis, s'animait peu à peu et je redevins maître de moi.

            Soudain, l'aînée des fillettes, contempla la chaise où Léviathan s'était posé et poussa un cri étouffé avant de s'évanouir. Je restais interdit et bouche bée. Son père la prit dans ses bras dans une quiétude absolue. D'une nature frêle, elle semblait pourtant difficile à porter. Comme son époux, la femme ne s'inquiéta pas de cet événement contrairement à sa petite sœur, livide, qui baissait les yeux. Elle était paniquée et elle restait terrée dans le silence. Mais l'horloger réussit à monter sa fille à l'étage, certainement dans l'une des nombreuses chambres que devaient contenir cette habitation. Des bruits sourds m'indiquèrent alors que Léviathan commençait à se balancer vivement sur sa chaise. Les chocs devinrent de plus en plus rapides. Je pris mon courage à deux mains et je me décidais à poser mon regard interrogatif sur lui.

C'était un petit garçon d'une dizaine d'année tout au plus, vêtus d'une redingote et d'une culotte bleues, un peu passées. Ses cheveux bruns contrastaient avec sa peau blême. Ses mains fines tenaient la chaise fermement. Il semblait profondément perturbé. J'eus un mouvement de recul lorsqu'il tourna sa tête vers moi et qu'il me scruta de son œil crevé. Un peu honteux de paraître apeuré, je m'adressai gentiment à lui et lui demandais ce qui lui arrivait. Il tourna à nouveau sa tête vers moi, les sourcils froncés et de son unique œil, chargé de rancœur et de haine, ne dit un seul mot.  

Son agitation pouvait peut-être s'expliquer par l'indifférence de la tablée à son égard. Personne ne lui avait adressé la parole jusqu'à présent et aucun membre de sa famille ne semblait se préoccuper de lui. Je commençais donc à m'en vouloir de l'impolitesse dont j'avais fait preuve. Il se leva alors d'un bond et croisa son père dans les escaliers. Ce dernier ne prêta aucunement attention à son passage. L'homme bafouilla quelques excuses pour le malaise de sa petite fille. Il avait l'air particulièrement embarrassé.  La fin du repas fut expéditive.

Finalement, il me proposa un cigare dans son salon. Cette proposition me tentait bien car ce plaisir se faisait rare. Mon misérable pécule me l'interdisait. J'étais décidé à m'offrir ce moment de détente après tant d'émotions. Je découvris alors que les murs du petit salon étaient recouverts d'horloges de différentes formes et de diverses tailles. Elles se mirent à résonner minuit bruyamment lorsque nous nous assîmes sur les fauteuils richement rembourrés. Un cri déchirant, en arrière fond, me fit sursauter. Je fus pris à nouveau d'une profonde frayeur. Et pourtant, les hôtes ne semblaient pas percevoir ce hurlement inquiétant. Après une formule de politesse maladroite, je pris mes jambes à mon coup et filai sans plus attendre. J'étais soulagé de partir loin de cette ambiance angoissante.

             Plusieurs jours après, je restais troublé par cette soirée intrigante. Depuis ce dîner, je n'eus plus de nouvelles de l'horloger. Il est vrai que je n'eus guère envie de le contacter à nouveau pour la réparation de mon horloge. Les jours passèrent et cet événement sortit de ma mémoire entièrement. Par ailleurs, ma vie connut un nouvel essor. J'avais fait la connaissance d'une charmante personne, Madame de Bonvouloir, qui plus par charité chrétienne que pour l'intérêt qu'elle portait à mes œuvres, m'avait pris sous son aile.

Quelques jours auparavant, dans une taverne mal famée, je m'étais enivré d'un mauvais vin comme à mon habitude. Un ami d'enfance m'avait trouvé là, gisant sur la table, proférant quelques jurons de mauvais goût et eut pitié sans doute de moi. Il me conseilla d'aller toucher un mot de mes malheurs à cette jeune femme, Madame de Bonvouloir, qu'il connaissait depuis quelques temps déjà et qu'il savait bonne et compréhensive. Comme j'avais toujours besoin d'argent pour subsister dans cette vie misérable, la protection dont je jouissais ainsi que la rente qu'elle me versait, me donnèrent un avenir moins incertain.

Nous étions fin septembre, l'été semblait s'être rallongé de quelques jours. Du soleil émanait une lumière d'intensité légère. Il avait laissé derrière lui de nombreux orages et des pluies diluviennes. Une brise légère commençait à se faire sentir en cette fin de soirée, mais bien au chaud dans mon nouvel atelier, j'étais trop occupé au rangement de mes toiles. En effet, c'était le dernier jour que j'exposais mes peintures dans l'atelier de Madame de Bonvouloir. J'avais le cœur serré et malgré la sympathique commande par mon adorable maîtresse, je savais que l'argent allait bientôt me manquer. Je restais nostalgique, par ailleurs, de ce moment d'accalmie dans ma triste et pénible existence. Ses quelques semaines avaient été pour moi si bénéfique que mon moral s'en était trouvé totalement transformé. La joie transparaissait sur mon visage quelque peu ridé. Mon corps, déjà usé par les rhumatismes, semblait à nouveau être dans la fleur de l'âge. Ce regain d'énergie, je l'avais puisé dans les contacts réguliers et chargés de promesses des honnêtes gens qui osaient poser un pied dans l'atelier de ma bienfaitrice. Ses fréquentations brisaient ma solitude latente. De nombreux politiciens et des artistes de renom défilèrent aussi dans son cabinet de lecture et grâce à ses recommandations, mon nom commençait à se propager dans toute la ville. Elle m'avait forgé une réputation digne de ce nom. Même si personne ne se hasardait à l'achat d'une de mes œuvres, j'avais essuyé plus de bons compliments que de remarques acerbes. J'en étais particulièrement fier et content. Toutes ses années d'incompréhension allaient se résorber. J'espérais quitter mon misérable logement qui me rappelait de si pénibles moments, empreints de privations et de souffrances.

Alors que j'étais perdu dans ses rêveries caustiques, j'entendis, par inadvertance, une conversation qui m'interpella par l'une des fenêtres entrouvertes de l'atelier.

—    Savez-vous que l'horloger de la rue du cimetière a retrouvé l'une de ses petites filles poignardées, un couteau dans le cœur, ma chère Solange ?

—    Oui, vous parlez de ce brave homme qui a des difficultés financières, certains disent en ville, qu'un étranger serait venu chez eux le soir du crime. C'était, je crois, au début de l'été… 

—    Les étrangers, Adélaïde ne sont pas… 

Immédiatement, je compris qui était cet étranger dont elles faisaient référence. Il était clair dans mon esprit que cet inconnu n'était autre que moi. Je fus pris alors d'une forte curiosité. Je n'osai pas m'aventurer dans cette maison qui était si belle et si majestueuse. Je me sentis bien pitoyable face à sa splendeur. Mais le désir fut plus fort que la raison, je me résolus à frapper tout de même à la porte de Madame de Bonvouloir. Je ne me souciais plus de mon aspect abject qui pouvait susciter la consternation sur cette assemblée de riches et respectables personnes.

La clochette retentit et un domestique bien rondouillet, serré dans son costume, m'inspecta hautainement. Il n'avait pas l'air de me reconnaître. J'en fus très surpris puisque l'atelier se situait à côté de la remarquable demeure et que j'y avais passé une partie de mon temps lors de ce fameux été. Le valet ne me fit pas entrer. Il préféra demander l'avis de la propriétaire des lieux. Alors que je le voyais juré par la réponse de Madame, à contre-cœur, et ne cachant pas un certain dégoût, il m'invita finalement à pénétrer dans la maison. Il déclina difficilement mon nom devant les invités qui furent, quant à eux, pris d'étonnement. C'est alors que je fus gêné du silence et du regard suspect de ces jeunes gens. Le tableau qui s'offrait à moi semblait immobile et vivant à la fois. Les dames avaient leurs tasses de thé suspendues à leurs lèvres, les hommes touchaient leurs moustaches, les bras tendus et figés. La pose était parfaite lorsqu'un gentilhomme osa finalement s'approcher de moi. Honteux, je n'osais débuter la conversation. Je pris un intérêt soudain à me rapprocher de l'impressionnante bibliothèque en chêne afin de me fondre dans le décor. Malheureusement, les invités me suivirent du regard d'un air hébété. Je sentis mes joues me brûler et ma gêne s'amplifia.

—    Bonjour, je suis Monsieur de Beauvoisin, n'êtes-vous pas cet artiste, mon cher, qui a peint ce délicieux tableau dans l'atelier de Madame Elisabeth ?

—     Enchanté Monsieur de Beauvoisin ! Mais quelle est cette toile dont vous faites référence Monsieur ?

—    Veuillez m'excuser, je ne suis pas assez précis. Je fais allusion à ce petit garçon infirme à la redingote bleutée qui a l'air bien intriguant sur l'une des peintures que vous exposez… En effet, je me suis rendu à votre exposition, et, ce tableau, d'une profonde étrangeté, m'a troublé.

—    Non, Monsieur de Beauvoisin, vous faites erreur, je peins uniquement des objets. Il est néanmoins possible qu'un précédent artiste est pu laisser une de ces toiles dans l'atelier.

—    Cela est impossible Monsieur Minet car vous êtes le premier artiste qui expose ses œuvres ici. 

Madame de Bonvouloir semblait convaincue par ses propos. Le silence, troublant, réapparut. Une jeune fille finit par se mettre à chuchoter imperceptiblement dans l'oreille d'un beau gentilhomme. Comme tous les regards se posèrent à présent sur elle, elle dissipa son malaise en se justifiant.

—     Je disais à Monsieur de Richemont que cette pauvre fillette a été victime d'un malheur si grand ! Sa mort a complètement dévasté ses parents, six ans jour pour jour après le décès tragique de leur unique fils ! 

Brusquement, je fus abasourdi par ces révélations. Le cercle mondain affichait à présent une certaine bienveillance à mon égard, pourtant, je fis fît de la politesse, et quittai le cabinet précipitamment. Je m'enfermais à clé dans l'atelier. La maîtresse de maison et ses invités, consternés, plongèrent dans l'incompréhension la plus profonde.

J'étais derrière la porte, une main posée sur mon front et je me demandais quel était le sens de cette histoire. Je ne comprenais guère cette situation. J'avais bien vu cet enfant et je connaissais même son prénom, Léviathan. Je l'avais entendu se balancer sur sa chaise et arpenter l'escalier. Il était possible que mes sens m'eussent trompé. Pourtant, le comportement de ses sœurs attestait quasiment de sa présence. Elles semblaient effrayées par la vue de cet être, non pas par son handicap mais par son comportement. J'étais complètement perdu… Je n'osais penser qu'un petit garçon qui semblait, perturber mais dotée d'une certaine innocence, pouvait commettre une telle infâmie.

 Tout à coup, une idée très obsédante tortura mon esprit. Je me disais que l'enivrement dont je faisais l'objet ce soir-là, m'avait peut-être poussé à cet atroce crime. Ne souhaitant pas penser à cette horrible éventualité, j'essayais de me remémorer ce dîner. Je ressassais les images de la grande salle mal éclairée, du salon aux horloges intrigantes et surtout de ce fameux cigare qui m'avaient plongé dans une atmosphère lugubre. J'arrivais à la conclusion que mes excès pouvaient me coûter chers.

      Un peu désespéré, j'entrepris la recherche de ce tableau. Je me dirigeai, tout d'abord, vers le mur de droite. Plusieurs toiles représentaient des corbeilles où des fruits juteux et mûrs à point, me donnèrent envie. La gourmandise était également l'un de mes pêchés. J'avais fini d'inspecter chacune de mes peintures pourtant j'étais toujours à la recherche de ce fameux portrait. Du côté gauche, la passion pour la musique se faisait ressentir par ses archets, ses violons et ses multiples partitions que j'avais fixé sur les toiles. Je ne voulais plus ajouter de touches de pinceaux à mes ouvrages toutefois les crânes qui étaient peints au milieu de ces objets, me faisaient une drôle d'impression. Plus je les regardais plus les imperfections apparaissaient, et j'assimilais à présent ses têtes à celle du garçon. J'étais comme hypnotisé devant mes propres compositions. Le dernier tableau que je consultais me fit penser au sang de la fillette par la couleur rouge vif du vin dans le verre de cristal que j'avais représenté. Finalement, je me raccrochais à la lumière d'une bougie posée à côté de ce verre. Cette étincelle de vie arrêta le vagabondage de mon imagination pittoresque.  

Malgré cette inspection soigneuse et quelque peu envoûtante, je n'avais toujours pas trouvé l'œuvre que je convoitais. Je me résolus donc de quitter l'atelier dans le but de m'excuser auprès de Madame de Bonvouloir. Pour ne pas éveiller les soupçons sur ma personne, je me décidais de ne pas rentrer dans de longues explications. Alors que je réfléchissais à mes dires, je tournais la grosse clé dorée dans la serrure. Je regardais par-dessus mon épaule une dernière fois, dans l'espoir d'y trouver quelque chose. C'est à ce moment-là que je me rendis compte qu'une partie de l'atelier était plongée dans l'obscurité la plus totale. En effet, je n'avais pas examiné ce coin au fond à gauche. Je me retournai vivement et me dirigeai vers cet angle comme si j'étais attiré irrésistiblement. Le seul bruit perceptible restait le craquement du plancher sous mes pieds que je regardais.

J'étais dans l'ambivalence absolue. D'un côté, j'espérais que le tableau ne soit pas accroché au mur car je pourrais alors me persuader complètement, que tout cela n'était finalement que le fruit de mon imagination. Mais une envie irrépressible souhaitait aussi que le tableau soit dans l'atelier ; juste pour confirmer mes sensations.

Soudain, j'entendis taper trois coups forts et brusques à la porte. A présent, la sueur perlait sur mon front et mes mains devinrent moites. Alors que je me rapprochais du coin, je tombais sur le cadre en bois sculpté et mal éclairé. Je ne l'avais tout simplement pas remarqué auparavant puisqu'il était à terre. En quelques secondes, un profond soulagement s'empara de moi. C'est alors que trois autres coups retentirent. Je pouvais distinguer également un souffle lancinant qui me terrifia derrière la porte. Paniqué, je pris le tableau à deux mains et fixai la toile. Elle était composée d'un fond noir.


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