Le Temps du monde

Christian Monnin

Liberté virtuelle ou esclavage réel ?

Nous avons vécu les quinze dernières années ensorcelés par un mirage dont les volutes commencent à se dissiper. Le réel, déjà liquéfié par la condensation de l'espace et du temps, avait semblé s'évaporer en virtualités. Petit à petit, le brouillard se lève, un rayon de lumière perce l'infonuage.

Mécanisation, informatisation, virtualisation furent trois révolutions emboîtées, comme les étages d'une fusée, dont l'essence est contenue dans le gros propulseur. Mécaniser, affirme Littré, c'est « rendre semblable à une machine » : simplifier, uniformiser, automatiser, reproduire à l'infini. Informatiser, c'est mécaniser la pensée. Virtualiser, c'est mécaniser l'être. Vertigineuse ascension ! Victoire écrasante de l'apesanteur sur la gravité. Nous sommes béats dans la capsule orbitale, scrutant les images satellite de Google Earth, happés par la trompeuse proximité de tout, par la disponibilité globale du monde. Aussi cette « présence totale » est-elle une forme d'absentéisme, une désertion du réel.

La dématérialisation, ce vieux rêve, paraît sur le point de se matérialiser enfin, au mépris des paradoxes. La résistance des matériaux vaincue : largage de la table des matières, désarrimage du tableau périodique des éléments et autres tables de la loi. Place aux tablettes numériques. Et retournement des nombres contre la pierre, contre la matière, dont ils ont d'abord servi à dresser l'inventaire. Avant de procéder à sa liquidation pour l'avènement d'une nouvelle Mésopotamie et dans un grand remake de l'Exode.

 

Corps étranger

Entre autres prodiges, la nouvelle providence répand les bienfaits d'une manne livrée à domicile sous 24/48 heures avec l'option « Prime », sans frais de port pour tout achat de 39 $ et plus. Nos hypermarchés aux linéaires débordants (qui n'existaient auparavant qu'en de rares bibliothèques) étaient déjà une approximation du surnaturel, du moins « une utopie vivante » : « Les beautés accumulées ici ne répondent à aucune logique de l'utile mais relèvent du miracle, d'une fécondité sans fin. [...] On hume ici un parfum de Terre Promise où le miel et le lait coulent en abondance, où l'humanité enfin est rachetée de ses faiblesses [1]. » Oublieuse humanité ! La Bonne Nouvelle, c'est justement qu'elle a déjà été rachetée par le « Christ Jésus, homme lui-même, qui s'est livré en rançon pour tous [2] », et jusqu'à la consommation des siècles, pas seulement jusqu'au siècle de la consommation... Désormais, elle est rachetée en ligne et ce prétendu « achat à distance » est bien sûr un achat sans la moindre distance, sans recul. L'achat impulsif démultiplié par l'impulsion électrique.

Et voilà qu'en pleine traversée à pied sec de cet Amazon de biens, le rêve prend l'eau. Nos semelles, que nous croyions de vent, semblables à celles qui menèrent Rimbaud au désert et au silence, s'enfoncent dans le limon. Dès 2008, des informations avaient filtré en provenance d'Angleterre sur la surveillance et les cadences infernales imposées par le leader mondial de la vente en ligne, dans ses gigantesques centres de tri. En 2011, un journaliste américain ajoute qu'au lieu de climatiser ses entrepôts d'Allentown, en Pennsylvanie, où la température atteint 40°C en été, Amazon paie un service de transport pour évacuer les employés victimes d'un malaise. En février 2013, un reportage tourné avec une caméra cachée montre des naufragés économiques espagnols embauchés pour la période des Fêtes, floués sur leur salaire et fliqués par la société HESS Security.

Télescopage, dépressurisation. L'Histoire, avec son cortège de pauvres exploités, de corps malmenés, ses injustices, ses luttes, ses héros et ses spectres saute à la gorge de l'internaute dans son cocon. Ce ne sont donc pas les lutins du Père Noël qui préparent ces envois sous papier bulle ? Le réel, marqué par l'âpreté des rapports humains concrets, se manifeste désormais sous la figure du mal et, idéalement, du mal absolu devant lequel la raison baisse pavillon : le nazisme.

Même schème avec le cloud computing, ou infonuagique. Cette « informatique dématérialisée » consiste à stocker ses données non pas sur un disque dur, fût-il externe, mais « dans le nuage », ce qui permet d'y accéder en tout temps, de les synchroniser, de les mettre à l'abri des incidents domestiques. En somme, elle transforme le firmament en « chambre de débarras », pour reprendre les termes en lesquels Cioran invectivait le Ciel. Soustraites aux contingences de la vie ordinaire, les données acquièrent une existence autonome, indépendante du support, presque une essence. L'alias, c'est l'être moins les aléas : des gigaoctets d'ectoplasme. Certes, un terminal est encore nécessaire pour invoquer les esprits, mais ce n'est plus qu'un guéridon, une manière de tablette tournante. Le spirituel paraît émancipé de la matière [3].

 

Fumée d'écran

Démission accomplie, alors ? Non, bien sûr, rémission impossible, du moins par la technologie. Schizophrénie plus que dualisme. L'infonuage, c'est la poudre aux yeux d'or, un rideau de fumée à forts relents de CO2. Car où vont ces belles âmes en transhumance ? Dans des « fermes de serveurs », appelées aussi data centers, où elles s'entassent sur des kilomètres de rayonnages. C'est un exode mural : fin de la pastorale, bienvenue dans la matrice, dans le dortoir des âmes mortes, dans le camp de concentration où les avatars ne sont pas exterminés, mais éternisés. Les centres de données gardent de nous (pour, mais aussi contre nous) une infinité de souvenirs impérissables.

Du coup, la masse en est astronomique. Après le Big Bang, le « Big Data », naissance d'un univers parallèle : une constellation d'entrepôts s'implante en catimini, dans des bâtisses protégées comme des sites militaires ou des prisons secrètes. Dans ces glaçantes Loubiankas, où nos traces numériques sont soumises à la question (où étiez-vous à telle date ? quelles pages web avez-vous consultées ? qu'avez-vous acheté ? qui sont vos amis ? etc.), l'ambiance est pourtant torride. La promiscuité éhontée de tous ces éons dégage une chaleur pas possible. La réalité dépasse la friction. Cette technomasse s'ajoute à la biomasse et contribue au réchauffement climatique. 

Pour maintenir une température supportable par les serveurs, la batterie de ces élevages intensifs est incroyablement énergivore, à en croire certaines estimations : « les infrastructures numériques consomment à peu près 30 milliards de watts, l'équivalent de la production de 30 centrales nucléaires », « en France, ils consomment environ 9 % de notre électricité » ; « un seul centre de données peut utiliser davantage d'énergie qu'une ville de taille moyenne », etc. Bref, le e-commerce, c'est de l'achat en ligne à haute tension.

L'immatériel est une industrie lourde, presque pharaonique, et la prétendue dématérialisation, une simple délocalisation, puisqu'elle « ne fait que changer l'endroit où fonctionnent les applications », résume un chercheur. Et pourtant elles tournent ! Le virtuel a des conséquences réelles. Les avancées du Bien laissent derrière elles une traînée de malus énergétique. Les avatars ont une empreinte écologique, un peu comme Dante, dans L'Enfer, trouble les damnés parce qu'il a une ombre. Nos doubles numériques sont en réalité des copies carbone.

Bien entendu, nous ne nous évaporons « dans le nuage » que dans la mesure où nous nous condensons dans nos appareils mobiles. Nous nous apparions avec eux, grâce à eux nous appareillons vers le grand large, vers les limbes du Pacifique où les Vendredis, comme tous les jours, seront des dimanches de la vie. Il eut semblé normal que le confort matériel atténuât cette aspiration. Il n'en est rien. Les deux exemples évoqués plus haut indiquent la prévalence du rêve d'Icare, son éternelle actualité, et ils en livrent les clés.

Le commerce électronique est un symptôme de la raréfaction du temps et de l'espace. Tout ce qui est convertible en devises pour banques de données, soit en gros les productions destinées à l'esprit humain (par le biais du texte, de l'image et du son), est virtuellement là, maintenant, en disponibilité perpétuelle et immédiate : quelques secondes suffisent à télécharger un livre, un film ou une chanson et à les dupliquer à volonté.

Restent les productions destinées au corps, mobilier, accessoires et, naturellement, nourriture. La multiplication des pains, en effet, c'est plus compliqué. Car un délai de livraison d'un jour ou deux est désormais une éternité. Google a donc commencé à tester Shopping Express, « un service de livraison locale qui [...] vous permettra de recevoir vos achats en ligne le jour même et à peu de frais », dans le cadre de l'effort du géant de Mountain View pour « amener la vitesse du web au monde réel ». Dantesque contre la montre, courbure extrême, jusqu'à la brisure, de l'espace-temps parachevant l'empire du commerce de proximité globale. Le diable est dans les détaillants.

 

Mémoire sans lieu

L'exemple des entrepôts de données rappelle qu'il n'y a pas de mémoire sans matière, même si elle ne s'y réduit pas, comme le courant dominant des neurosciences voudrait nous entraîner à le croire. Car en un sens tout est trace, de sa cause pour commencer, et ensuite des accidents de son histoire. Même un grain de sable sur une plage. Mais il n'y a pas de mémoire à proprement parler sans sujet. La mémoire est une trace dans un sujet, qui en dégage l'intelligibilité. Sur cette question, saint Thomas opère une subtile distinction : « La mémoire, en tant qu'elle est la faculté de conserver les espèces intelligibles, appartient à l'âme intellective ; mais en tant qu'elle a pour objet les choses passées considérées comme choses passées, elle appartient plutôt à la partie sensitive de l'âme [4]. » Comme vecteur d'un réseau de significations (d'« espèces intelligibles »), la mémoire appartient à l'intellect mais, en tant que collection d'impressions, de choses vues ou ressenties, elle appartient aux sens et pourrait s'accommoder de n'importe quel support matériel.

L'érection d'entrepôts de données marque le franchissement d'une étape dans la délocalisation de la mémoire. Le stockage manuscrit, puis imprimé, a certes permis de délester les facultés mémorielles, d'en dépasser les limites et d'accumuler des connaissances sur des supports accessibles dans des bibliothèques. Mais ce savoir était mis en forme par le langage, par le filtre de l'esprit humain, et soumis au sens. En quoi il était incarné. Or l'écriture, justement, a pris un sacré coup de vieux.

La photographie, première technique de saisie sur le vif, puis l'enregistrement sonore, ont doté les sens d'une mémoire externe : je puis réentendre, revoir, sans mots, mais aussi voir et entendre ce qui s'est passé là où je n'étais pas, et maintenant en direct ce qui se passe quand je ne suis pas là. Les traces, les preuves objectives se multiplient, s'étendent aux moindres actions, indépendamment de la volonté individuelle. Cette mémoire est extérieure, elle ne nous appartient pas, nous ne pouvons la débrancher comme nous pouvions brûler un carnet ou même formater un disque dur. Les déformations de la mémoire incarnée sont de pathétiques singeries devant l'objectivité de marbre de la mémoire machinique. Il nous est certes possible d'oublier, embellir ou noircir, mais « quelque chose » se souvient de tout avec exactitude et sans cesse se rappelle à nous. Le soulagement de la mémoire est alors le contraire de l'oubli.

 

Sujet à caution

Le centre de gravité se déplace du sujet vers l'enregistrement, la nature du témoignage change. Le sujet est à caution. Les cellules grises sont remplacées par ces zones grises que sont les entrepôts de données. Quel sujet est à même de s'y approprier ne serait-ce que les traces qui « le concernent » ? Quel sujet, a fortiori, pourrait transformer l'amoncellement de données des Big Data en authentique mémoire ? L'hypermnésie numérique dépasse de si loin les capacités humaines qu'elle semble les transcender. Et cette transcendance collective, machinique et froidement déterministe, a ses sanctuaires, les entrepôts de données, hantés par une pléthore de fidèles (ou « abonnés au service »). Parodiant piteusement le pape, Serviteur des serviteurs de Dieu, nous sommes devenus serviteurs des serveurs de ce monde. Il n'est guère surprenant que la disparition tangentielle de l'espace et du temps s'accompagne d'une concentration extrême, que les Big Data débouchent sur un Big Crunch, ou « Big Bang à l'envers », cette contraction de l'univers qui, selon certains astrophysiciens, pourrait ramener l'univers à son point de singularité d'origine. Tout converge dans un no man's land.

L'éternel enjeu de ces tentatives d'émancipation ne tarde pas à se dévoiler. Évaporation de l'espace et du temps (ou, ce qui revient au même, omniprésence de chaque point de l'espace et tyrannie de tous les instants du « temps réel »), et délégation concomitante de la mémoire saturée : toute distance s'amenuise, pas seulement spatiale et temporelle, mais aussi psychologique, sociale, ontologique et métaphysique. Panthéisme technologique et règne sans partage du présent : tout, partout, tout le temps, avec tout le monde, mais en réalité seul avec son appareil [5]. Et nouvelle compréhension possible d'Isaïe 5, 8 : « Malheur à ceux qui ajoutent maison à maison et qui joignent champ à champ jusqu'à ce qu'il n'y ait plus d'espace et qu'ils habitent seuls au milieu du pays ! »

Toute distance abolie ? Sauf une, au terme de la convergence des modalités de rapport au monde, au bout d'un goulot d'étranglement de tous les canaux de communication, d'une extrême concentration du média : l'écran. La notion de « souvenir écran » a été zappée, jetée aux oubliettes : mieux vaut parler de survenir écran, puisque tout arrive avec lui, en lui, par lui. La concentration du média génère la grande fiction de l'immédiat, où la réalité virtuelle dépasse la fiction. Littéralement, de tous côtés, cette fiction de fiction, ce semblant sans blancs ni temps morts la prend de vitesse.

 

Fin de l'histoire

Le rêve éveillé de l'immédiat est un sommeil paradoxal : son fantasme est l'exact inverse d'une fiction, du moins compromet-il les conditions nécessaires à toute narration. Sans temps ni espace, et sous un déluge de traces accumulées dans une mémoire exogène, comment raconter une histoire ? La réalité dite « augmentée », c'est le monde qui phagocyte les arrière-mondes, la forêt qui crame autour de la clairière de l'Être, le monde moins la fiction : Data, non fabula ! Des données à n'en plus finir, et donc à n'en rien conclure. Seuls des algorithmes sont en mesure d'esquisser non des portraits de personnages, mais des profils d'usagers, des historiques de préférences qui tiennent lieu de vies. Mort avérée de l'auteur et zéro degré Kelvin de l'écriture, c'est-à-dire encodage tous azimuts à jet continu.

Il y a une économie de la fiction, qui repose sur le choix des éléments et au sein de laquelle les objets et les êtres ne sont jamais pleinement ce qu'ils sont, ni non plus seulement ce qu'ils sont. Soustraits à leurs déterminations objectives, à leur utilité, et affectés d'une valeur ajoutée, ils deviennent signes et entrent dans la dimension du sens. Or, cette économie, elle aussi, a été dérégulée, mondialisée : ses frontières ont été abolies et elle a investi le monde. Sous la formidable pression des données, le cadre de la narration a explosé [6]. Il s'agit désormais d'exploiter ce gisement pour ériger une mégafiction qui ne prétend plus seulement représenter, réfléchir le monde, mais coïncider avec lui. Moins « un miroir qu'on promène le long d'un chemin », selon la définition du roman avancée par Stendhal, qu'une copie conforme intégralement consultable en tout point de l'inforoute.

Tout se passe comme si les « grands récits », ne s'étaient pas effacés, ainsi que l'annonçait Lyotard, mais avaient au contraire joint leurs forces pour dresser une tour de Babel narrative faite de briques d'ADN, de neurones, de particules, et qui raconte, en langage machine [7], une seule et unique histoire, le fin mot de toutes les histoires, une histoire naturelle. La fiction comme échappée belle, comme « dire contre » le monde, création d'un contre-monde qui parle du monde, trouve son antithèse dans cette histoire naturalisée sans échappatoire et sans contredit. À l'image d'un univers dont la richesse et les dimensions nous dépassent, nous avons créé des machines dont la capacité de traitement excède la nôtre. Avec ce paradoxe que pour déchiffrer le monde nous le convertissons en chiffres. Par opposition à la digression de la fiction, la naturalisation de l'histoire peut paraître une régression. De quelle nature ? Un exemple permettra de le préciser.

 

Interminable présent 

La Long Now Foundation a été créée en « 01996 » pour servir de « contrepoids à la culture actuelle de l'accélération et répandre un mode de pensée à très long terme », d'une amplitude de 10 000 ans, couvrant l'histoire de la civilisation jusqu'à nos jours. Après avoir introduit la datation à cinq chiffres « pour prévenir le bug de l'an 10 000 », sa première initiative fut de lancer la construction d'une horloge censée fonctionner 10 000 ans. Outre des séminaires sur la pensée à long terme, elle pilote des projets d'archivage des langues humaines, de continuité technologique (pour une compatibilité logicielle durable) et de « désextinction » (ou recréation d'espèces animales disparues). Nonobstant sa louable intention d'opposer un « présent long » à la tyrannie de l'instant, cette fondation n'est pas sans évoquer le calendrier maya ou le fameux message porté dans l'espace par la sonde Pioneer 11 à d'éventuelles formes d'intelligence extraterrestres. Sauf qu'elle s'adresse à des intelligences terrestres presque aussi lointaines, mais dans le temps (comme, dans le passé, celles du Néolithique, il y a 10 000 ans).

Son projet consiste à ratatiner l'homme dans une temporalité géologique qui n'a plus rien d'humain, sans commune mesure avec le temps vécu, tout en lui confiant la responsabilité démiurgique de ce qui équivaut pour lui à l'éternité. Là aussi, bien sûr, seules des machines sont en mesure de compiler la masse de données nécessaire à la gestion de cette dimension surhumaine : « Long Data », Big Data, même combat. Décamillénarisme et instantanéisme sont également invivables, inhabitables. Affectant d'être à contre-courant, la Long Now Foundation illustre en réalité le vrai courant de fond sous les ondulations de la surface : celui qui s'efforce non seulement d'inscrire l'histoire humaine dans le temps long de l'astrophysique, de la géologie, de la biologie, de la climatologie, mais qui, naturellement, ne résiste pas à la tentation de la réduire à ces déterminations : le développement ou le déclin d'une société et d'une culture, par exemple, s'explique par ses conditions matérielles.

Telle est l'ambition de la « Big History », nouvelle discipline qui aborde scientifiquement l'histoire, depuis le Big Bang, en y cherchant des constantes mathématiques pour que, comme dit l'un de ses laborantins, « l'histoire devienne une science analytique, et même prédictive [8] ». Cette histoire naturelle est le grand récit de notre temps [9], comme le confirme la présentation du Big History Project, une initiative pédagogique financée par Bill Gates : « La Big History intègre divers champs de connaissance en un récit unifié. C'est un cadre pour tout apprentissage. » À l'aune de cette unanime réduction naturaliste, faut-il s'étonner qu'une équipe de chercheurs ait lâché des algorithmes sur un corpus de 5 millions de livres numérisés par Google pour fonder la « culturomique » chargée, grâce à une titanesque recension d'occurrences parmi 500 milliards de vocables, de décoder notre « génome culturel » ? Ainsi l'homme, écrivait Jean Brun en 1993, « devenait un organisme dont les pensées, réduites au rang de sécrétions cervicales ou sociales, étaient soumises aux lois des sciences naturelles [10] ».

La grande histoire naturelle est une providence immanente, non seulement sécularisée, mais millénarisée, et qui, par la non-distinction des ordres (le temps et l'éternité, la nature et la grâce, etc.), se précipite avec extase dans le non-sens, dans un conte des dix mille et une nuits à dormir debout. Contrairement à la fiction, sortie imaginaire et momentanée du monde qui en permet la saisie et l'habitation, le fantasme de l'immédiat soumet à une plongée permanente dans le monde. La réalité augmentée ? Oui, jusqu'à nous prendre à la gorge, jusqu'à nous submerger.

 

Retour du serf arbitre 

« Ne sommes-nous libres que dans la mesure où nous méconnaissons les causes qui nous déterminent ? » demande alors Slavoj Žižek. Si tel est le cas, une liberté négative, équivalent de l'ignorance, est à court terme menacée d'extinction (et qui œuvrera à sa désextinction ?). Il est en fin de compte exigé de l'homme qu'il reconnaisse son entière détermination pour mieux assumer sa pleine responsabilité. Prédestiné de l'ADN aux syllabes, mais librement en charge des 10 000 prochaines années. La plus grande servitude engendre la plus grande liberté, et de la sorte s'étale sous nos yeux une ubuesque inversion des conclusions de Chigaliov, dans Les Démons de Dostoïevski : « Partant du despotisme illimité, j'aboutis à la liberté illimitée », c'est-à-dire au beau milieu du « palais de cristal » des Carnets du sous-sol. C'est juste devenu un palais de cristaux liquides, avec cette particularité que despotisme et liberté ne découlent plus de l'un ni de l'autre : ils coïncident, ils sont simultanés, c'est 0 et 1 en même temps, le tiers exclu qui revient en force : Tertium data.

« Comment pouvons-nous être complètement libres et pourtant excessivement coordonnés, régulés et synchronisés, dans les deux cas à un degré jamais atteint ? » C'est une conséquence « évidente » de l'accélération affectant la technique, le changement social et le rythme de vie, répond Hartmut Rosa — quelle que soit d'ailleurs la question [11]. Réponse intéressante, mais réponse de sociologue, profession qui imperméabilise à la métaphysique. Car cette équation impossible n'est en rien moderne : tant qu'à trouver le présent long, la théologie combat sa séduction paradoxale depuis 2 000 ans. L'accélération, en effet, n'est pas cause, mais symptôme, sinon moyen au service d'une aspiration intemporelle, vieille comme l'humanité.

Hartmut Rosa, dont l'étanchéité professionnelle n'est pas absolue, s'en avise, après avoir noté que la vie bonne, dans la modernité tardive, est une vie riche d'expériences, c'est-à-dire remplie plus que bien faite. « Cette idée, poursuit-il, ne suppose plus l'existence d'une “vie supérieure” après la mort ; elle consiste plutôt en la réalisation d'autant d'options que possible parmi les vastes choix offerts par le monde ». Et il déroule les conséquences :

Si nous vivons “deux fois plus vite” [...], nous pouvons doubler la “somme” des expériences vécues, et donc “de la vie”, pendant la durée de notre vie. [...] En poursuivant ce raisonnement, si nous continuons à augmenter le rythme de vie, nous pourrions finir par vivre une multiplicité ou même une infinité de vies au cours d'une seule existence en réalisant toutes les options qui les définissent. L'accélération sert ainsi de stratégie pour effacer la différence entre le temps du monde et le temps de notre vie [12].

Ce développement explique la confusion entre temps et éternité, la suppression du temps vécu en laquelle se rejoignent tyrannie de l'instant et démiurgie du présent long. L'accélération est un moyen au service d'une fin, ou plutôt de l'absence d'une fin : la soumission au « temps du monde » précipite à tombeau ouvert dans une frénésie d'éphémères métempsychoses ante-mortem et, dans le même temps, grave chaque fragment d'existence dans la pierre de ses conséquences mondaines à échéance de 10 000 ans. C'est toutefois sa conclusion, qu'Hartmut Rosa livre en premier comme s'il n'en prenait pas toute la mesure, qui est la plus pénétrante : « dans la société moderne séculaire, l'accélération sert d'équivalent fonctionnel à la promesse (religieuse) de vie éternelle [13] ».

 

Retour vers le futur

Au IIe siècle, un certain Carpocrate, natif d'Alexandrie, est à la tête d'une secte gnostique chrétienne qui, affirme Jacques Matter, « proscrit toutes les lois; elle n'en connaît qu'une, la loi de la nature [14] ». Toujours d'après Matter, le « grand principe » d'Épiphane, son fils et continuateur, était que « toutes les lois humaines contraires à cette loi étaient autant d'infractions coupables à l'ordre légitime des choses, et que ces lois seules avaient produit le péché ». Dans un traité intitulé De la justice, dont Clément d'Alexandrie nous a conservé quelques extraits, il écrit en effet que « les lois, n'ayant pu corriger l'ignorance des hommes, leur ont appris à enfreindre les lois [15] ». Mieux valait donc les abroger, ou du moins les ignorer [16]. Avec les conséquences qu'a détaillées leur premier observateur et adversaire, Irénée de Lyon, dans son grand œuvre Contre les hérésies, ce « tableau à mille faces des erreurs de l'esprit humain [17] » :

Le bien et le mal, disent-ils, ne relèvent que d'opinions humaines. Et les âmes devront de toute façon, moyennant leur passage dans des corps successifs, expérimenter toutes les manières possibles de vivre et d'agir — à moins que, se hâtant, elles n'accomplissent d'un coup, en une seule venue, toutes ces actions […] ; autrement dit, elles doivent faire en sorte que rien ne manque à leur liberté, faute de quoi elles se verraient contraintes de retourner dans un corps [18].

Le relativisme moral, la réduction du bien et du mal à des préjugés humains, les a contraints à un total amoralisme conjugué à une morale totale [19] : ils ont l'obligation paradoxale non seulement de jouir, mais d'épuiser une liberté sans limite. À condition d'en explorer tous les possibles, le monde, créé selon eux par des anges inférieurs, peut être vaincu et détruit. Ainsi, d'après saint Irénée, d'autres sectateurs, qu'il ne nomme pas mais rapproche des carpocratiens, « exhortent à détruire les œuvres » de « l'Auteur du ciel et de la terre » : « En tout péché ou acte honteux, à les en croire, un Ange est présent : il faut commettre hardiment cet acte et faire retomber l'impureté sur l'Ange présent en cet acte, en lui disant : “Ô Ange, j'use de ton œuvre; ô Puissance, j'accomplis ton opération” [20]. » Il s'agit en somme de retourner la création contre ses créateurs. Pour devenir supérieur au monde (et à son ou ses auteurs), il faut le connaître par une expérience exhaustive : voilà leur gnose.

Dans sa réfutation, saint Irénée leur reproche de diriger leur boulimie d'expériences en priorité vers les actions mauvaises : « On ne voit pas qu'ils aient jamais essayé de s'adonner à ce qui relève de la vertu, aux travaux pénibles, aux exploits glorieux, aux activités artistiques, bref, à ce qui est reconnu comme bon par tout le monde. […] En revanche, ils se plongent dans les plaisirs, la luxure et toutes les turpitudes [21]. » Il leur rappelle également que, pour atteindre le salut, les âmes « devraient se souvenir des actes déjà posés antérieurement par elles, afin de compléter ce qui leur manquerait encore et de ne pas peiner sans cesse dans les mêmes allées et venues indéfiniment réitérées [22] », ce qui n'est manifestement pas le cas.

Les carpocratiens sont donc condamnés à la liberté à vie, à autant de vies qu'il le faudra, plus encore que les peines cumulatives qui atteignent aux États-Unis des centaines d'années. Revoilà le présent long, et Chigaliov s'arrachant les cheveux devant son équivalence entre liberté et despotisme illimités : les disciples du gnostique d'Alexandrie se croient absolument libres et sont absolument prisonniers. Attendez un instant : vivons-nous en démocratie ou en carpocratie ?

 


[1] Pascal Bruckner, La Tentation de l'innocence, Paris, Grasset, 1995, p. 48 et 50.

[2] 1 Timothée 2, 6.

[3] Victor Hugo, grand amateur de guéridons, s'enthousiasmait déjà en ces termes des bienfaits de l'imprimerie : « Rien ni personne ne saurait appréhender la pensée au corps. Elle n'a plus de corps. Le manuscrit était le corps du chef-d'œuvre. Le manuscrit était périssable et emportait avec lui l'âme, l'œuvre. L'œuvre, faite feuille d'imprimerie, est délivrée. Elle n'est plus qu'âme. » (Shakespeare, Paris, Librairie internationale, 1864, p. 221.)

[4] Somme théologique, I, q. 79, art. 6.

[5] Citons à ce propos Slavoj Žižek, dont les observations, à défaut de leur interprétation, sont souvent pertinentes : « Au moment même où les cognitivistes et les déconstructionnistes, ces deux camps officiellement adverses, partagent l'affirmation qu'il n'existe pas de Moi “substantiel” qui précéderait le champ ouvert de l'interaction sociale contingente, et alors même que les bouddhistes occidentaux se joignent au chœur en défendant l'aperçu selon lequel mon moi n'est rien d'autre que le groupage sans fondement d'événements (mentaux) insaisissables et hétérogènes, notre expérience s'avère de plus en plus celle d'un Moi isolé, immergé dans sa sphère hallucinatoire. La leçon de la déconstruction postmoderne résidait déjà en ceci : priver le moi de tout contenu substantiel aboutit à une subjectivation radicale, à la perte de la solide réalité objective elle-même. » (De la croyance, Paris, Jacqueline Chambon, 2011, p. 121-122.)

[6] Même les schémas radiophoniques, télévisuels et cinématographiques ont volé en ces éclats que sont les podcasts, les webséries et les vidéos sur YouTube, qui permettent de voir et d'entendre des scènes et des entretiens isolés. Quant à la musique, la notion d'album a été atomisée en ses composants, les chansons.

[7] Le sociologue Bruno Latour a ainsi lancé à la cantonade – c'est-à-dire sur Twitter : « Ne serait-ce pas la gloire des machines qu'elles puissent se débrouiller sans le grand don de parole ? »

[8] Peter Turchin, fondateur de la « cliodynamique » ou « histoire théorique et mathématique » qui tente de modéliser les processus historiques, cité dans www.internetactu.net/2013/02/05/sortir-de-la-tyrannie-du-present/.

[9] De notre temps long… Tant il est vrai que nous sommes toujours contemporains du positivisme de Comte et du spiritualisme de Hegel. La célèbre fanfaronnade de Victor Cousin, dans son Cours de l'histoire de la philosophie de 1828, a plus que jamais valeur de programme : « Oui, Messieurs, donnez-moi la carte d'un pays, sa configuration, ses climats, ses eaux, ses vents et toute sa géographie physique ; donnez-moi ses productions naturelles, sa flore, sa zoologie, etc., et je me charge de dire a priori quel sera l'homme de ce pays, et quel rôle le pays jouera dans l'histoire, non pas accidentellement, mais nécessairement, non pas à telle époque, mais dans toutes, enfin l'idée qu'il est appelé à représenter. »

[10] Jean Brun, Le Mal, Perpignan, Artège, 2013, p. 99.

[11] Hartmut Rosa, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive, Paris, La Découverte, 2012, p. 101-102.

[12] Ibid., p. 39-40.

[13] Ibid., p. 38.

[14] Histoire critique du gnosticisme, tome II, Paris, Levrault, 1828, p. 261.

[15] Stromates, III, 2.

[16] « Épiphane rejetait tout le Décalogue, toutes les institutions de morale », écrit encore Jacques Matter, op. cit., p. 275.

[17] Comme dit Charles-Émile Freppel, Saint Irénée et l'éloquence chrétienne dans la Gaule pendant les deux premiers siècles (Cours d'éloquence sacrée fait à la Sorbonne pendant l'année 1860-1861), Paris, Ambroise Bray, 1861, p. 191.

[18] Irénée de Lyon, Contre les hérésies, I, 25, 4.

[19] « Le mépris de toute législation morale était la morale des carpocratiens », note avec justesse Jacques Matter, sans discerner les conséquences de ce renversement.

[20] Contre les hérésies, I, 31, 2.

[21] Ibid., II, 32, 2.

[22] Ibid., II, 33, 1.

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