Le Tilleul, suite
Notyourcat
Le Tilleul, suite. (texte protégé)
3. Etat des lieux
Du côté impair, au no 1, on tombe sur un bistrot. Il semble assez ancien : la vitre porte encore, en lettres dorées, l’inscription : Café. Le reste s’est effacé.On peut y manger de petites choses, et comme la patronne se débrouille plutôt bien en cuisine, c’est rapidement devenu mon quartier général. Petit noir et croissant à dix heures. Dîner rapide à midi.Le lieu est exigu, j’ai donc vite fait la connaissance des gens du coin. Georges, le gardien de musée, et le bibliothécaire, dont j’oublie régulièrement le nom, qui m’ont tout d’abord salué avec une politesse appuyée. Sous la plaque « no 3 » se trouve le tabac où l’on peut jouer au loto et aux courses. Georges y achète chaque jour son journal, parfois quelques feuilles de potins, ou, plus rarement, un mensuel spécialisé dans les expositions luxueuses pour amateurs d’art « avertis ».Le no 7 clôt la ruelle. C’est là qu’est déposée la collection d’éventails, qui fait la fierté de Georges malgré la quantité minimale des objets en vitrine. La bibliothèque, spécialisée en droit fiscal, se trouve au no 5. Les autres immeubles — les numéros 2, 4 et 6 — sont des locatifs. Je ne rencontre leurs habitants que rarement.
4. On s’apprivoise
Dès le premier été, j’ai passé le plus clair de mon temps dans l’impasse. D’abord, parce que la meilleure façon de se détendre est de manger sans entendre les voitures, en écoutant l’eau chuinter dans la vasque. Ensuite parce que la cuisine d’Eva est unique.
Eva tient le petit café. Quand elle vous sert, elle se présente. Pas tout de suite, bien sûr, mais dès qu’elle a remarqué que vous êtes sur la pente qui va faire de vous un habitué. Enfin, c’est mon interprétation.
Un jour, elle m’a dit : « Vous habitez par ici, n’est-ce pas ? Je m’appelle Eva. » Il n’y a plus eu de « patronne ». J’aime ça. C’est bon d’appartenir à un lieu, et d’avoir l’impression d’être dans un village. Je l’apprécie d’autant plus qu’il n’y a aucune chance pour moi de créer ce genre de situation. Je suis beaucoup trop timide et réservé. Je me contente de faire de l’humour solitaire. Pourtant, j’ai eu plusieurs occasions de constater que l’individualisme n’est pas amusant, à la longue.
Eva a arrangé son bout de terrasse à la provençale. Il y a des plats en terre, plus ou moins grands, qui délimitent le terrain. Elle y a planté de la sauge, du thym et de la mélisse. Enfin, c’est ce qu’elle dit. Je suis parfaitement incapable de faire la différence...
Les touristes n’ont pas encore découvert notre cul-de-sac. Quand, par hasard, l’un d’entre eux se montre un peu plus curieux, il se garde bien de dessiner une carte au trésor. Celui qui a la bonne idée de se faufiler jusqu’ici doit être un peu aventurier : le passage Montrose a l’air tout à fait minable, coincé entre deux maisons salies par la pollution. Mais les touristes persévérants existent.
Sans doute est-ce à cause de cet emplacement discret que le musée n’est pas beaucoup fréquenté. Pourtant, il figure dans le dépliant de la ville. Il faut croire (et je le comprends presque) que les prospectus n’intéressent pas les foules. La bibliothèque ne semble pas davantage attirer les gens. Il semblerait que même les étudiants en droit ignorent son existence. Cela paraît déjà plus mystérieux. Ils sont sans doute paresseux