Le Tilleul, suite 2

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Le Tilleul, suite (texte protégé)

5. Chacun sa théorie

Le gardien de musée et le bibliothécaire se lamentent de temps à autre à propos de la tranquillité de notre demi-rue.

Ça ne dérange pas Madame Sandhaus, qui apprécie Georges à la mesure de son empressement à partager ses chagrins avec elle. Un matin sur deux, ils papotent sur le seuil du musée, l’air pénétré. Comme Irène estime, avec la rigidité d’un principe, que « les gens ne savent plus parler, de nos jours », elle est prête à discuter avec toute créature humaine, fût-elle dépourvue de chien, de bébé, ou de gâteau.

C’est la grande théorie de sa vie : elle aime répéter, à qui veut l’entendre, que si l’on voulait bien se livrer à des statistiques, et étudier les éléments déclencheurs des liens sociaux, on trouverait ces trois données « au faîte de la courbe ».

Dieu seul sait où elle a déniché ces mots, qui n’ont rien à voir avec son vocabulaire habituel. Mais cette locution est un élément essentiel de chacune de ses hypothèses, et elle en a beaucoup. « Au faîte de la courbe » conclut toujours ses démonstrations, vaguement mathématiques. Pour ma part, étant allergique aux chiffres, même sous forme de pâtes pour le potage, cette expression me donne mal aux dents.

Pour en revenir au modèle grâce auquel Irène croit révolutionner les sciences sociales, le voici : il est visiblement considéré comme parfaitement normal de complimenter quelqu’un sur le sourire de son bébé, sur la vivacité de son chien ou sur l’odeur irrésistible s’exhalant du dessert qu’il apporte en visite. En revanche, on se méfie immédiatement de quelqu’un qui vous complimente dans l’ascenseur sur la couleur de votre écharpe, sans que jamais vous n’ayez été présentés. Les chiens, les bébés et les gâteaux sont donc des facteurs de sociabilité. Célibataires de tous pays, à bon entendeur.

A en croire Irène, il suffit de se promener dans un parc en portant un fondant au chocolat à bout de bras pour qu’une jeune fille vous aborde. Il n’est pas garanti qu’elle soit jolie, bien sûr. En plus, il faut être prêt à avaler une tarte de trente centimètres de diamètre recouverte de six louches de chocolat, tout seul, après avoir fait semblant d’être invité quelque part.

Mais ce qu’Irène ne dit pas, c’est comment parvenir à obtenir le numéro de téléphone de la gourmande. Voilà la limite des théories. D’ailleurs, je déteste le chocolat et je doute qu’une tarte aux pommes puisse attirer les gourmandes. Malheureusement, c’est la seule pâtisserie que je ne rate pas.

Les doléances du gardien ne sont pas complètement absurdes. Le musée est en quelque sorte effacé de la géographie de la ville. En trois ans, il n’a vu débarquer qu’une adolescente, et deux petits vieux. Je devrais dire : des contemporains. Georges soutient mordicus que l’un des étrangers avait l’air de s’y connaître, même s’il a surtout étalé sa culture en matière d’éventails représentés dans la peinture. On en revient au sujet principal : qui s’intéresse aux éventails ?Les doléances du gardien ne sont pas complètement absurdes. Le musée est en quelque sorte effacé de la géographie de la ville. En trois ans, il n’a vu débarquer qu’une adolescente, et deux petits vieux. Je devrais dire : des contemporains. Georges soutient mordicus que l’un des étrangers avait l’air de s’y connaître, même s’il a surtout étalé sa culture en matière d’éventails représentés dans la peinture. On en revient au sujet principal : qui s’intéresse aux éventails ?

Les doléances du gardien ne sont pas complètement absurdes. Le musée est en quelque sorte effacé de la géographie de la ville. En trois ans, il n'a vu débarquer qu'une adolescente, et deux petits vieux. Je devrais dire: des contemporains. 

Georges soutient mordicus que l'un des étrangers avait l'air de s'y connaître, même s'il a surtout étalé sa culture en matière d'éventails représentés dans la peinture. On en revient au sujet principal: qui s'intéresse aux éventails? 

Mais c'est la visite de l'adolescente qui a le plus marqué Georges. Une jolie brunette, émerveillée par les détails peints sur la soie plissée et les montures en bois précieux. Cette fille l'avait valorisé. Grâce à elle, son romantisme s'était enflammé et il s'était senti à sa place, oubliant qu'il gardiennait des objets doublement inutiles, puisqu'ils n'éventent pas plus qu'ils n'impressionnent.

Selon irène, c'est ce genre de souvenir qui lui fait tenir le coup, même les jours où il ronchonne et marmonne qu'il aurait mieux fait d'être contrôleur de billets. Quand je travaille les fenêtres ouvertes, je l'entends bougonner: "Lä, au moins, il y aurait du mouvement, du risque et de l'action. De la vie, quoi."

Sa voix monte le long du tronc du tilleul. Une fois, par curiosité, j'ai jeté un coup d'oeil, profitant de la protection que m'assuraient les branches. J'ai vu Irène, qui souriait sans rien dire tandis que Georges fixait sa vitrine d'un air boudeur. Ce vieux singe ferait mieux de la regarder, sa Claudia Cardinale de concierge. Il ferait moins de gaffes.

Elle est sympa de sourire, Irène. Parce que je suis sûr qu'au même instant, elle est en train de voir son mari passant de bus en bus. Elle revoit sûrement sa figure, celle qu'il a quand il rentre, soulagé de retrouver le refuge que représente la rue de Sour. J'imagine que ce n'est qu'à ce moment-là qu'il se sent redevenir un homme comme tous les autres, enfin.

Irène a toujours un air mi-peiné, mi-attendri quand elle regarde son mari distribuer avec emphase les salutations à la ronde. Il est assoiffé de contacts, comme elle, au fond. Sauf que sa détresse le rend un peu ridicule. Les passagers des bus n'ont aucune envie d'échanger des politesses avec un contrôleur, même quand ils ont leur ticket.

Les contrôleurs, on les traite en gêneurs. On les observe à la dérobée, avec une moue dégoûtée, ou on alors on regarde à travers eux, comme s'ils étaient transparents. Quand on salue un contrôleur, c'est qu'il vous demande votre titre de transport. Et encore. Je n'ai jamais vu personne leur offrir un sourire.

Donc, Georges, il ferait mieux d'être un peu plus attentif à sa concierge. D'autant qu'Irène a un sacré faible pour son retraité reconverti en gardien de trésors inutiles. Je parie que ça l'épate, qu'il s'obstine à travailler alors qu'il n'en pas réellement besoin. 

Un jour d'automne, il était seul à boire son café à dix heures, planté au milieu du café d'Eva. On a eu le même mouvement: on a suivi des yeux un hélicoptère de tilleul, qui descendait en vrille vers le sol. 

On s'est souri. L'occasion était trop belle: j'en ai profité pour me faire expliquer deux ou trois choses. Est-ce l'influence d'Irène? 

Cet endroit me fait sortir de ma réserve, à mon corps défendant.

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