Le Tilleul, suite 4

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Le Tilleul, suite 4

5. Le silence

« J’ai discuté avec le traducteur qui habite au-dessus du tilleul. Il m’a posé des questions, à propos du musée. Je ne lui ai pas tout avoué.

Au début, j’étais content. Maintenant, je reste assis toute la journée, comme un mort qui contemplerait les meubles qui lui servi au cours de sa vie passée.

Un silence lourd remplit les deux salles de son unique et informe présence. J’ai parfois l’impression que quelqu’un ou quelque chose est là, à me surveiller sournoisement.

C’est impressionnant et inquiétant de veiller sur une salle qui est vide, qui résonne comme un coquillage, sans grand espoir qu’elle se remplisse. Je n’ai parlé à personne de tout ça. Je fais des efforts pour le garder pour moi.

Mais je vois bien que les plis de mon visage se fripent de plus en plus. ça ne m’ennuie pas de vieillir trop vite. Je suppose que c’est à cause de ma tête que Madame Sandhaus est aux petits soins pour moi.

Une femme formidable, Irène. Quand on s’est rencontré, on échangeait des formules de politesse, des paroles sans importance. Aujourd’hui, on n’aurait même plus besoin de se parler pour se comprendre. On sent à quel point on s’apprécie.

Pour lutter contre l’ennui, j’ai dévoré des centaines de livres de toutes sortes. Du traité de muséologie au roman de plage.

Petit à petit, je me suis attaqué à la littérature spécialisée sur les éventails. Si mon musée avait des visiteurs, je serais le meilleur des guides. Je suis pédagogue ; je suis drôle.

Mais je ne suis pas naïf : je ne confonds plus la réalité et les chimères. Je me contente de lire des romans. Je ferais mieux de postuler dans une bibliothèque municipale.

Il m’arrive d’épousseter les présentoirs ou les rebords de fenêtre, en me répétant que je devrais laisser les choses aller à vau-l’eau comme on dit, une bonne fois pour toutes... Ça ferait un musée de la poussière. Ce ne serait pas pire, peut-être même que je deviendrais célèbre.

Je vois déjà les manchettes des journaux défiler devant mes yeux : un musée célèbre le temps qui passe ! Un musée, qui regorgerait de toiles d’araignées, d’amas de poussière grise et de minons en vadrouille...

Ce qui me console, quand même, c’est que je ne suis pas le seul idiot à lustrer la kératine de mes ongles. Antoine aussi doit meubler ses journées. »

6.Le bibliothécaire

 Bien sûr, il a un cahier des charges davantage rempli que son voisin : le cocotage, le bulletinage, le catalogage, l’étiquetage, les mises à jour et tout le reste.

De plus, il a quand même en moyenne un lecteur par mois. Mais, le reste du temps, son côté rationnel, dont il est si fier, est assommé, miné, par la présence concrète des choses qui remplissent la bibliothèque. Elles passent même tout leur temps à craquer, les choses.

C’est affreux. Un espace fonctionnel qui grince comme les commères piaillent, c’est à vous dresser les poils sur la peau. On se surprend à « ressentir » une présence, alors qu’il n’y a rien autour de soi... Que des chaises, des tables, des étagères, poussiéreuses à donner de l’asthme pour le reste d’une vie.

Alors, on fait des choses étranges : on soutient le regard des objets, du moins, on tente de leur renvoyer leur agressivité. Parfois, à son tour, on les observe, d’un air sévère... et stupide, hagard...

Non, ceux qui se plaignent du harcèlement de leurs semblables ne savent décidément pas ce que c’est que d’être réduit à surveiller, du coin de l’œil, le mobilier. De se rendre compte que l’on considère soudain des équipements de bibliothèque aussi dignes d’être des « sujets » que soi-même.

Quand soudain, on est frappé par l’évidence de son délire, ça angoisse salement, comme ces matins où on se réveille en pensant qu’un jour on ne sera plus qu’un morceau de matière, sans mémoire.

Quand on est, comme le bibliothécaire, effrayé d'être aussi seul dans un espace professionnel, il n'y a plus de sentiment de privauté. Pas de liberté de mouvements ou de pensée; la sensation d'isolement est encore renforcée par le fait qu'on ne peut décemment pas s'accorder le droit d'écouter la radio, ou de lire un roman policier...

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