Le train de 18h36
Nini Bringsted
Les perles glissèrent des mains de Colette et roulèrent sous la coiffeuse. Oh non, idiote, ce n'est pas le moment. Elle déposa son fourbi et releva la jupe de tailleur qui lui serrait les hanches. Allongée sur le carrelage, elle fermait un œil en cherchant une lueur nacrée dans ce noir de four. Des moutons de poussière couvraient des dizaines de petits cotons usagés, des pinces à chignon, des rognures d'ongle tombés là et abandonnés par négligence. Colette eût un sursaut d'inquiétude en imaginant que Madame pourrait découvrir toute cette saleté. Elle serait tellement furieuse contre Colette ! Mais non, Colette se ressouvint. Ce ne sont plus tes affaires. Va t'en d'ici. Elle glissa la main sous le meuble et tira délicatement sur le fermoir doré. Le collier n'était pas tombé loin.
Colette se redressa. Elle épousseta sa jupe, tira sur son chemisier, ajusta son col dans le miroir. Elle avait pris beaucoup de poids ces derniers temps ; les boutons menaçaient de céder sur sa poitrine, sa jupe ne fermait plus jusqu'en haut et faisait un pli bizarre au-dessous de sa taille. La grande horloge qui trônait au salon marqua six coups et Colette sursauta. Il fallait faire vite. Délicatement, elle glissa le collier dans son soutien-gorge, tout contre sa poitrine, et ce geste lui sembla soudainement abusif, déplacé. Mais il n'était plus temps d'avoir des remords.
Premier sac sur l'épaule droite, deuxième sac sur l'épaule gauche, un cabas accroché au coude et la précieuse pochette en bandoulière, là où elle avait mis toute sa fortune. Elle jeta un dernier coup d'œil à la chambre parfaitement en ordre. Une culpabilité sourde aigrissait ses adieux. Chaque objet – lampe, rideau, patère, cendrier, la regardait d'un œil mauvais, crachant comme des chats sur son passage. Tu nous abandonnes, Colette, mauvaise, mauvaise Colette, tu fais partie des meubles, tu es comme nous, souviens toi, tu ne peux pas partir Colette, tu es un meuble, comme nous. Elle traversa la maison à la hâte et ferma consciencieusement la porte derrière elle. Devant ses yeux, au-delà de l'allée de platanes, montait le chemin de la gare, caillouteux, poussiéreux et brûlant, inhospitalier.
C'était au printemps dernier, le jour de la Pentecôte. Comme d'habite, Monsieur, Madame et leurs quinze invités, arrivés à l'improviste, faisaient la noce dans le jardin et comme d'habitude, Colette, seule, nettoyait, rangeait, cuisinait, tirait les draps, aspirait la poussière, pressait les oranges, ouvrait les terrines, lavait, rinçait, séchait les verres de cristal, débouchait le champagne, arrosait le rôti, coupait les pommes frites, lessivait le parquet, courrait acheter du vin, du pain et des viennoiseries, disait « Bonjour Madame », « Bien Monsieur », sourire glué aux lèvres, brushing figé au crâne, pieds meurtris dans les escarpins, rancune au cœur, épuisée, écoeurée, frustrée.
Ils étaient assis sur les bans derrière la haie et devisaient gaiement. Ils n'entendirent pas que Colette arrivait, les bras chargé d'un lourd plateau de boissons et de sandwichs. Elle était d'une discrétion exemplaire – ce qui était la qualité essentielle d'une bonne domestique, disait toujours le père de Madame. Elle leva la tête en entendant prononcer son nom. Quelqu'un avait posé une question et Monsieur répondait : « Colette ! Elle travaille ici depuis toujours. Elle était déjà là quand ma femme était enfant. »
Colette sentit le rouge lui monter aux joues. C'est vrai qu'elle était là depuis si, si longtemps ! Elle se souvenait du jour où, débarquée son village par la diligence du soir, elle avait vu la maison pour la première fois. Elle avait tout juste seize ans. « Elle est entrée au service de mes beaux-parents il y a presque quarante ans. » Madame venait de naître. À l'époque évidemment je l'appelais Louise, ou Louison, ou Lisette. Elle était si tendre ! si rose ! c'est moi qui l'ai éduquée – elle me réclamait sans cesse. »
Colette s'était arrêtée dans l'allée et souriait à ces souvenirs.
Où sont ils, tous ces enfants qui remplissaient la maison ? Tous ces petits qui traînaient entre mes jupons, voleurs de confiture et tendres bébés potelés… Où ont-ils donc disparu ? Il n'y a plus que Louise qui est revenue. Mais ce n'est plus…ce n'est plus une enfant comme autrefois. Cette grande femme maigre, séductrice et autoritaire, était-ce bien la Louise d'autrefois ?
Elle entendait des voix extasiées. « Comment ! Elle est ici depuis quarante ans ! ». Madame répondait : « Elle travaillait pour mes parents. Nous sommes venus nous installer ici quand ils sont morts, l'année dernière. » Oh, quel chagrin ça avait été ! Colette avait les larmes aux yeux d'y penser, et elle sentait les mêmes sanglots dans la voix de sa maîtresse. Oh, comme les parents de Madame avaient été bons avec elle ! Si gentils, si polis ! Ils avaient beaucoup de considération pour elle, pour son dévouement. La meilleure d'entre toute, disait souvent Monsieur le Marquis. Elle avait été si bouleversée par leur mort, cet épouvantable accident d'auto…
Et puis il y eut des murmures. Elle entendit des bribes de mots : « pas mariée ? », « sa famille ? », « renvoyer ? ». Elle reconnu le ton sournois de la Comtesse de V. « Vous n'avez jamais songé à vous en défaire ? A prendre quelqu'un de plus jeune, de plus… efficace ? »
Colette retint sa respiration. Louise, Lisette, répond donc à cette vilaine femme ! Répond-lui, fais la taire ! Et la voix de Madame avait filtré entre les petites branches de la haie. « Mais ma chère, c'est impensable, je viens de vous dire qu'elle travaille ici depuis quarante ans. Elle fait partie (de la famille, vipère, je fais partie de la famille), elle fait partie des meubles. C'est comme l'armoire en noyer de l'entrée. Je rêve de m'en débarrasser, mais elle est tellement lourde que personne ne peut la déplacer !» Tous éclatèrent d'un même rire qui couvrit presque le fracas du plateau brisé sur le sol.
Le souvenir de son étourdissement à ce moment-là, cette sensation d'étouffement et de chute, comme si le sol s'était ouvert sous ses pieds et qu'on lui jetait de la terre sur la poitrine. Ses mains s'étaient ouvertes et le plateau s'était fracassé à ses pieds. Mille morceaux, mille éclats de verre qui reflétaient le soleil et les visages penchés sur elle. Mille traits éblouissants qui vrillaient sa rétine et son crâne. Mille couteaux dans sa chair.
Elle s'affaira en s'excusant de sa maladresse et porta les débris à la cuisine. Ses mains saignaient, ses yeux coulaient. Madame était furieuse à cause de la vaisselle. Monsieur avait menacé de retenir cela sur ses gages. Une tristesse immense la recouvrit tandis qu'elle rinçait le sang sous l'eau du robinet. « Elle fait partie des meubles »… Doux Jésus ! Comme cette vilaine armoire ! Seigneur, que se passe-t-il dans cette maison ? Ces rires épouvantables. Et cette allusion à son poids ! Oh, que c'était méchant ! Tellement, tellement méchant…
À dater de ce jour, les yeux de Colette avaient été dessillés. Madame n'était pas une gentille personne, bien loin de sa mère. Toujours des Colette ! par çi des Colette ! par-là, jamais de merci, et puis une maniaquerie, toujours à remarquer le petit défaut, le pli mal repassé au coin de la nappe, toujours à dénigrer les habitudes de la maison, à vouloir tout changer, tout faire autrement, à perturber tous les domestiques. Et son mari qui l'entrainait là-dedans. Et Colette n'avait pas son mot à dire. C'était normal, notez, puisqu'elle faisait partie des meubles. Est-ce qu'on demande son avis à une commode ? à un buffet ? Même s'ils sont là depuis des décennies ? Non. On s'en sert, on les use, et quand ils ne servent plus, quand on les trouve laids, on les jette. Tout simplement. On les jette.
L'indulgence de Colette pour toutes les petites mesquineries du quotidien cessa dès qu'elle eût compris leur sens. Il y avait une signification à tout cela. Ses gages qu'on reculait, ses jours de congé supprimés, les objets que l'on faisait semblant de perdre, ses ordres contredits sans son accord, les vêtements tâchés aussitôt lavés, les assiettes renversés sur les tapis, les sorties imprévues alors que le repas fumait sur la table, travail gâché, travail méprisé, travail humilié. D'incident en incident la blessure se creusa un peu plus.
Un jour, l'armoire en noyer disparut.
Ce jour-là Colette sut qu'elle était la prochaine sur la liste. Que bientôt, c'était elle qu'on allait mettre au rebut. Cette pensée lui fut insupportable. Alors, pour la première fois de sa vie, elle voulut s'enfuir. Depuis son enfance et les cours de géographie passés comme en fantasme, depuis les noms mystérieux déchiffrés dans les atlas, elle avait rêvé de voir le monde. Elle y avait rêvé durant des années, forçant son imagination, élaborant, à partir d'infimes détails, des silhouettes singulières de villes, de promenades en bord de mer, d'immeubles touchant le ciel – frustrée jusqu'à la douleur, jusqu'à la souffrance. Quand ses maîtres partaient en voyage, elle gardait la maison et rêvait à ces noms étrangers et imprononçables, à ces mers, à ce sable – triste, oui, infiniment triste. Et ces jours-là le manoir lui semblait un cachot.
Alors, l'idée de partir ! Enfin, d'aller voir ce qu'il y avait derrière ces collines, derrières ces falaises ! Cette pensée alluma un feu nouveau dans son corps engourdi. Elle était à nouveau libre et en vie, et curieuse, et impatiente. Mais quelque chose manquait à l'élaboration de ce projet insensé. Quelque chose de fondamental, de crucial. L'argent.
Quarante ans de travail, et pas un sou d'avance ? C'est qu'on l'avait volée. Pendant toutes ces années, la pauvre naïve Colette s'était laissée voler. Alors, assez naturellement, comme on glisse en pensée d'une chose à une autre, la fidèle domestique avait changé de regard sur les objets qui l'entouraient. L'argent, le cuivre, le cristal n'étaient plus uniquement fragiles ou durs à briquer, c'étaient aussi des matériaux de valeur. Ces objets familiers et quotidiens…les bibelots, peintures, fourrures – combien valaient-il ? Comment les revendre ? Avec la discrétion qui la caractérisait, Colette avait sélectionné et subtilisé les pièces les plus intéressants et les moins visibles. Au fil des mois elle s'était constitué un petit pécule qui devait lui suffire à vivre quelques années sans travailler. Elle avait réussi à maquiller la disparition de la majorité des choses, mais on commençait à poser des questions embarrassantes. On cherchait les coquetiers en argent. Monsieur avait égaré un porte-cartes en autruche. Cela devenait gênant. Il fallait partir. Alors Colette mit ses affaires en ordre et fixa la date du départ, le dernier dimanche des vacances, et quand ce jour arriva, elle prit le collier de perles que Madame égarait sans cesse et que sans cesse Colette devait traquer dans la maison. C'était un gage de sécurité s'il arrivait quelque chose, et c'était une vengeance.
Colette repensait à tout cela en montant, déterminée, vers le sommet : pour la première fois, enfin, la route n'allait pas s'arrêter à l'entrée de la gare ! Elle allait prendre le train, elle allait voir défiler la campagne, voir des villes, voir le monde ! Mais le sommet de la colline semblait s'éloigner à mesure qu'elle avançait. Elle avait abandonné peu à peu les objets trop lourds au bord de la route. Plus légère mais plus inquiète, elle s'efforçait de ne pas penser au pire, à l'imprudence d'avoir semé ses affaires sur le chemin. Evidemment, si on se met immédiatement à ma recherche, je serai dans une situation délicate. Monsieur a dit qu'ils rentreraient vers 19h.
Si je rate le train, je suis perdue.
v v v
Lucien était de mauvaise humeur parce qu'on était dimanche. Il détestait les dimanches, il haïssait cet uniforme vert-de-gris qu'il fallait enfiler malgré la chaleur, il haïssait les trains, les voyageurs – il épuisé de tout cela, épuisé de répondre toujours aux mêmes questions. Cent fois, deux cent fois, il lui faudrait répéter la même chose, rengaine rengaine rengaine. Les gens n'apprenaient pas. D'un dimanche à l'autre, ils ne se souvenaient pas. Et ceux qui savaient gardaient l'information bien précieusement pour eux. Personne ne se passait le mot. Et chaque dimanche, des centaines d'individus venaient poser la même question à Lucien qui devait donner la même réponse, et supporter leurs mines effarées, leur colère, leur exaspération. Au début, il prenait la peine d'expliquer, de s'excuser, mais ça ne servait à rien. Depuis qu'il avait Le mythe de Sisyphe, providentiellement oublié sur un banc, il savait que le monde était absurde et qu'il n'y pouvait rien. Ni ses lettres à ses supérieurs, ni les panneaux d'affichage qu'il avait installés, ni ses coups de gueule, parfois, rien n'avait rien changé. C'était ainsi. Tous les dimanches, on lui posait inlassablement la même question. Tous les dimanches, lassé, il répétait, comme un automate, la même réponse. Ses souliers étaient dessemelés à force de traîner des pieds.
A midi, Lucien n'en pouvait déjà plus. Il était exaspéré, blasé, violenté, agressif, éreinté. Il y avait eu encore un monde fou sur le quai, des hurluberlus qui traversaient les voies, des dames serrées dans leurs corsets qui hurlaient sur les commis, des bagages perdus, des chiens aboyeurs qu'on peinait à faire entrer dans les wagons, des messieurs qui regardaient le bas peuple avec un air de dégoût et le bas peuple chahuteur qui tirait l'alarme pour rire et salissait les banquettes avec leurs souliers boueux et les miettes de leurs sandwichs. Et puis, toute l'après-midi, le défilé infernal des voyageurs qui vociféraient la même question. Lucien était à bout de nerfs. Il ne rêvait que d'une chose : rentrer chez lui. Oublier cette maudite gare. Rentrer chez lui.
Quand elle arriva enfin au sommet de la colline et pénétra dans la gare, Colette eut un regain d'angoisse. Tout était vide. Personne sur les quais. Personne dans le hall. Personne derrière le guichet. Doux Jésus, l'aurais-je raté ? La grande horloge marquait 18h20. Elle avait un quart d'heure d'avance. Elle souffla et s'assit sur un banc, face au guichet. Les minutes passaient et pas un frisson n'agitait la gare. Quelques voyageurs erraient ça et là avec de maigres bagages. Colette s'efforçait de rester calme. Il a peut être du retard, il paraît que cela arrive souvent. Ils n'arriveront pas à la maison avant 19h. Calme toi Colette, calme toi… Mais elle ne tenait plus en place et cru qu'elle allait mourir d'angoisse quand, enfin, elle vit la silhouette du chef de gare qui venait du bout du quai.
À dix-huit heures vingt, Lucien rassembla ses affaires et s'avança vers le hall pour aller verrouiller les portes. Putain, grimaça-t-il en voyant Colette courir vers lui. Encore une ! Encore une ! Elle trottinait en traînant son gros corps et ses sacs voletaient autour d'elle comme des moineaux tenus en laisse. Il la sentait essoufflée, paniquée. Elle transpirait sous sa poudre et il ne voulait pas voir cela. Encore une bourgeoise qui allait décharger sa colère contre lui. Il n'en pouvait plus. Il était à bout. Il lui tourna le dos.
Colette s'élançait vers lui. Son cœur battait vivement, le rouge lui montait aux oreilles. Jésus, Marie, Joseph, faites que le retard ne soit pas trop long ! Miséricorde, miséricorde ! Elle arriva échevelée et essoufflé au bout du quai.
« Monsieur, pardonnez-moi de vous déranger, mais… combien de retard a le train ? »
Il répondit sans même lever les yeux.
« Il n'y a pas de train, Madame. »
C'était une plaisanterie. Ce devait être une plaisanterie.
« Monsieur, je veux parler du train de 18h36. Je suis arrivée à 18h20, je suis sûre de ne pas l'avoir raté, je…. »
Il leva sur elle un regard épuisé. Ses yeux gris semblaient fondus dans des orbites creusées, sillonnées, pendantes. Un instant, elle le vit hésiter entre la colère et la résignation. Elle ne comprenait pas.
Il repris, d'un ton monocorde.
« - La gare de Montjoie est desservie par la ligne Caen-Paris qui circule deux fois par jour, à 11h43 et à 18h36…
- Oui ! C'est celui-là, c'est celui de 18h36 que j'attends.
- … à 11h43 dans le sens Caen-Paris et à 18h36 dans le sens Paris-Caen. Le jeudi le train de 11h43 passe à 10h12, et le vendredi à 13h55. Le dimanche et les jours fériés le train de 18h36 passe à 14h22. Cela fait des années que je le répète. Le dimanche et les jours fériés le train de 18h36 passe à 14h22. Depuis des années et des années, le dimanche et les jours fériés le train de 18h36 passe à 14h22. Je l'ai dit, pourtant, cela fait des années que je le dis….Cela fait….des années…. »
Colette faisait des O avec sa bouche, effarée par la nouvelle, effarée par ce chef de gare qui fondit en larmes dans ses bras, effarée par la sensation des perles contre sa poitrine et par l'indescriptible danger qui s'abattait sur elle.
« C'est un boulot de chien. Un boulot de chien. Vous imaginez, vous, répéter toute la journée que le train de 18h26 passe à 14h22 ? Tous les jours, répéter la même chose ! Cent fois je l'ai dit ! Cent fois j'ai essayé de faire remonter le problème à ma direction ! C'est absurde ! Il n'y a personne là-haut ! C'est absurde, c'est….ubuesque, c'est kafkaïen, c'est épouvantablement….absurde. »
Le chef de gare s'était affalé sur un banc en sanglotant.
« Je ne peux rien faire pour vous. Il faut attendre demain. »
Colette sentit la panique serrer sa poitrine. Ce n'est pas possible. Ce n'est pas possible !!
« C'est impossible. Impossible ! Il faut absolument que je prenne ce train !! Je dois prendre ce train ! Je dois partir d'ici ! Immédiatement ! Aidez-moi ! Trouvez-moi un taxi, une diligence, un vélo, n'importe quoi ! Je dois partir, je dois partir ! »
Lucien leva des yeux blasés vers elle. Elle était la centième à lui dire cela aujourd'hui.
« Il n'y a plus ni taxis ni autobus après 17h30. »
Elle le fixait de ses grands yeux noirs, des yeux de petite fille. Sa voix s'était radoucie.
« Monsieur. Vous ne comprenez pas. Je suis recherchée. Je dois m'enfuir. Il faut m'aider. Je vous en prie. »
« Recherchée ? » Le mot tira Lucien de sa torpeur. Une dame en jupe et talons recherchée, l'idée lui plût. Elle était probablement aussi désespérée que lui. Son cerveau se réveilla. À la manière d'un aiguilleur, il scanna le tracé de toutes les routes – ferroviaires, fluviales, autoroutes, chemins de campagne, promenades – entre ici et ailleurs, entre ici et n'importe où.
« Calais. Il y a un train qui va à Calais. »
Colette tressauta de joie.
« Attendez, dit-il »
Il se pencha vers le sol et commença à délacer ses baskets.
« Il part de Villiers ».
Colette soupira. « Villiers ! Mon dieu, si j'avais su ! À quelle heure ? »
Lucien ôta sa chaussure gauche.
« 19h18 je crois. Soit… »
Il ôta la droite.
« …dans 30 minutes. Vous n'avez pas de temps à perdre. »
Il tendit lui la paire de baskets. Elle le fixait d'un air ahuri.
Il reprit : « En passant par les voies la gare de Villiers n'est qu'à 3 km. Si vous courez bien, vous y serez à temps. Longez le quai jusqu'au deuxième pont, et prenez à droite derrière la gare de triage. Ensuite, tout droit jusqu'au prochain passage à niveau, et vous y êtes. Si vous voulez prendre ce putain de train, vous n'avez pas le choix, il faut courir.»
Un rire hystérique monta dans la gorge de Colette. Courir ? Elle avait plus couru aujourd'hui qu'en quarante ans. Elle tourna le regard vers les lignes de fer qu'elle suivit jusqu'à ce que sa vue se brouille. Finir ce qu'elle avait commencé. C'est ce qu'il fallait faire. C'était la règle qu'elle avait appliquée toute sa vie. Elle enfila fébrilement les baskets encore chaudes, beaucoup trop grandes pour ses petits pieds, et s'étonna de la souplesse de ses pas. Mais bien sûr ! Courir ! C'était ce que faisaient tous les braqueurs de banque, tous les évadés, tous les voleurs, tireurs, déserteurs, révoltés, anarchistes, exploités, esclaves, prisonniers, criminels, exilés – qui jouaient leur liberté à la course. Depuis toujours, la liberté se gagnait à la force des jambes. Et, cela tombait bien, Colette avait encore des jambes.
Elle laissa au chef de gare son dernier sac, celui qui contenait des livres et un pique-nique, l'embrassa sur les deux joues, et s'élança le long des voies. Qu'avait-il dit ? Calais ? Calais, où les navires filent vers l'Angleterre, vers Londres, l'Ecosse, l'Irlande, les lacs et les châteaux, et puis, mais oui, vers l'Empire, vers les Indes ! Alors oui, Calais ce serait !
émouvant captivant j'adore
· Il y a environ 10 ans ·Nicole Azais