Le transsibérien (hommage à Blaise Cendrars)
Serge Boisse
Espace, temps, mémoire, quelle importance
Ce soir je veux t'appartenir
Et que peut-il m'arriver de pire
Car bien sûr tu ne m'appartiens pas
Car bien sûr il n'est pas d'avenir
Autre que celui de tenter notre chance
Je reprends le train en marche
Et les stations défilent interminablement
Quelquefois j'y vois des enfants
Ils agitent un mouchoir avec leurs mains sales
Puis disparaissent happés par le vent
Et je sais que pour eux ce train est une arche
D'autres fois nous sommes pris dans la tourmente
Alors il n'existe plus rien que cette neige écarlate
Qui recouvre monts et vallées de l'Oural aux Carpates
Et ce silence infini de l'espace
Seulement déchiré par les bougies boogie sur trois pattes
Monotone musique qui m'assomme et me hante
Souvent nous traversons des villages en ruine
Où le feu dévore hommes, femmes et enfants
Souvent de l'Oural au Kazakhstan
Il n'est rien d'autre que cette guerre absurde
Et ces gares délabrées qui respirent le sang
Mais jamais le train ne s'arrête en ces contrés assassines
Alors bloqués dans nos sleepings d'or et d'argent
Nous voyons les paysans vers nous lever le poing
Et lâcher quelques jurons sans lendemain
Avant de reprendre leurs labeurs et leurs amours
On les tire au fusil chacun le sien
Et nous laissons derrière nous encore un peu moins d'enfants
Mais en général rien d'aussi réjouissant
Le train roule sa valse qui déconne
Et je te serre contre moi mon amie ma mignonne
Il ne faut pas regarder ce que font les adultes
Ils sont si tristes et monotones
Qu'il vaudrait mieux en oublier le présent
Oui je me souviens c'était il y a bien longtemps
A Paris, New York, Singapour ou Vladivostok
Villes peuplées de drôles, de fantômes, de morlocks
Et aussi les plus belles filles du monde
Mais là bas dans ces cités de bric et de broc
Je t'ai connue toi ma princesse mon enfant
Tu sais grâce à toi je découvre toutes les facettes
De ce monde si triste et pourtant si beau
Oh toi où es tu tu me manques trop
Tagatac tacotac le paysage défile
Et le soleil chaque jour se couche un peu plus tôt
Bientôt je devrai réchauffer tes mains avec une allumette
Oui tu sais nous ferons comme dans ce conte ancien
Mais il faudra faire bien attention
A ne pas tomber dans leurs machinations
A nous deux nous rebâtirons un monde
Et qui sera heureux pour de bon
Mais tu dors maintenant tu n'entends plus rien !
Voici qu'arrive un tunnel
Tout est soudain gorgé d'obscurité folle
C'est long ça dure une éternité
Nous allumons les lampes à pétrole
Mais il n'y a rien au delà des baies vitrées
Rien que ce noir immense opaque et mortel
Tout doucement le train quitte ses rails
Et décolle et vole et nous emporte
Vers où je ne sais que m'importe
Il n'y a rien au delà des baies vitrées
Nous entrons par la grande porte
En plein dans un grand royaume qui déraille
Oh réveille toi réveille toi c'est fabuleux
La brume soudain se transperce d'étoiles et de mondes
Le train s'y glisse et vagabonde
Son délire s'accentue se valse se reprend
Et le guide vers une jolie planète blonde
Qui ouvre vers nous ses grands yeux
Nous descendons vers elle et je te serre dans mes bras
Tu as un peu peur mais surtout confiance
Un beau jour il faudra qu'on se fiance
J'ai trop bourlingué je veux m'accrocher quelque part
Et Satan malgré toute sa science
Ne pourra m'empêcher d'être à toi
Nous voici étoile filante
Traversant l'azur orangé
Semblable à ces déités
Qu'autrefois les hommes appelaient dieux
Et qui ne sont que vanité
Colère et ambition suffisante
A notre approche d'obscurs indiens lèvent la tête
Puis se prosternent jusqu'au sol
Et devant ce miracle cet impossible vol
Ils ont cloué une vierge sur un autel blanc
Ils dansent et festoient puis ils l'immolent
Et nous allons plus loin pour ne pas troubler leur fête
Et toi ma princesse pourquoi te serres-tu contre moi
Mais tu trembles ce n'est rien ça passera
N'aie pas peur mon trésor ma biche tu verras
Sûrement ce monde est un paradis
Oh je t'aime je t'aime ne pleure pas
Mais pourquoi donc as-tu si froid ?
Nous voici sur un grand océan
Sa couleur est celle d'une mélodie d'amour
Elle se pare quelque fois de ses plus beaux autours
Et de multiples lucioles y poudroient
Nous y sommes un lampion un ludion un drôle d'abat-jour
Et les vagues nous saluent toutes en passant
Or voici que depuis ses sombres sargasses
Surgit devant nous le Léviathan
C'est un monstre une pieuvre un signe des temps
Ses yeux jaunes et pourpre nous surveillent
Semblables à de très longs cauchemars d'enfants
Et ses membres se peuplent de mille ombres fugaces
Mais laissant là les lourds soleils éclatés
Nous volons vers de grands continents à la dérive
Où la nuit vient nous voir et nous suivre
Dieu qu'ils sont beaucoup tes soleils couchants
Nous sommes je crois tous un peu ivres
Et je ne sais presque plus penser
Sur moi je sens ton corps de déesse
Si frêle et si beau pourtant
Ta peau est pâle presque transparente
Tu ne dis rien ta tête est contre la mienne
Tu sais j'ai peur et cette peur me hante
Pourquoi pleures-tu, oh ma princesse ?
Et viendront les constellations étrangères
Ivres de solitude d'attente et d'alcool
Et là soudain devant nous sur le sol
Deux rails immobiles et linéaires
Enfin nous allons cesser notre vol
Et je me sens plus léger que l'air
Mais que fais-tu que t'arrive-t-il mon amour mon enfant
D'où vient ce lourd brouillard qui m'assomme
Par trois fois une très vieille cloche qui résonne
Où vas-tu pourquoi t'éloignes-tu de moi
Quelque chose te tire en arrière une Gorgone
Vilain monstre rend moi ma perle mon diamant
Tu cries et je ne peux rien pour toi maintenant
Je suis cloué sur une croix j'assiste au supplice
J'ai froid je tremble quel est ce maléfice
Parfois j‘aperçois tes yeux liquides
Au milieu des serpents impassibles
Ils pleurent de grosses larmes comme un calice
Ils sont enfermés dans une urne de verre et d'argent
Alors soudain tout se fige et se fend
Signant ainsi l'arrêt du temps
Alors soudain tout se fige et se fond
Le train se pose doucement sur rails de plomb
Et je sais qu'il roule vers une gare sans fond
Le brouillard se dilue je la vois d'aplomb
ENFER est son nom !..;.