Le trio des esprits

Denis Dobo Schoenenberg

« Il y a quelqu’un ? » La question restera sans réponse. Est-il vraiment seul désormais ? Tout semble si clair autour de lui. Une couleur étrange d’ailleurs, très différente de celles qu’il connaît déjà.

« Il y a quelqu’un ? » Toujours rien. Rien de plus qu’un battement d’aile ou même un souffle. Tout près de lui. Il pourrait presque le sentir sur son visage. Mais comment cela est-il possible ?

« Qui est là ? Ami ou ennemi ? » Quelqu’un lui parle enfin. Il se demande s’il ne rêve pas. Va-t-il réponde ?

« Ami sans doute. Si le mot a encore un sens.

- Merci.

- Pourquoi merci ?

- Je sais maintenant que je ne suis pas seul.

- Est-ce que vous voyez la même chose que moi ?

- Vous voulez dire cette lumière ?

- Oui.

- Elle est si claire.

- Vous croyez que c’est une vraie lumière ?

- Quelle drôle de question !

- Je pensais que nous ne pouvions plus rien voir.

- Alors vous aussi… » Il ne termine pas sa phrase.

«  Vous êtes toujours là ?

- Oui. Vous aussi ils vous ont condamné, c’est ce que vous vouliez dire, n’est- ce pas ?

- C’est ce que je voulais dire, effectivement. Est-ce que je peux vous demander votre nom ?

- H 2057. Mais on m’appelle souvent Harry.

- Moi je n’ai pas de surnom. Il paraît que c’est interdit.

- Il y a tant de choses qui sont interdites. Et vous, quel est votre nom ?

- F 4352.

-Tiens, vous êtes plus jeune que moi. Mais pas de beaucoup. Il me semblait que les « F » n’étaient pas des rebelles.

- Je ne suis pas un rebelle.

- Alors pourquoi êtes-vous ici ?

- Une dénonciation sans doute. Officiellement je n’ai pas respecté la règle numéro 11.

- Je croyais qu’il n’y en avait que dix.

- Je le croyais aussi. Et vous Harry – je peux vous appeler Harry – pourquoi vous ont-ils condamné ?

- Moi je n’ai enfreint aucune règle. Mais j’ai sans doute posé trop de questions. Si nous devons rester ensemble, il faut que je vous trouve un surnom. Que diriez-vous de Fred ?

- Je n’ai rien contre.

- Eh bien Fred, ce qui me surprend le plus, c’est que nous puissions continuer à nous parler. Pourtant, nous n’avons plus de corps, n’est-ce pas ?

- Non. Enfin je crois…

- Alors il y a quelque chose qui m’échappe. Mais c’est sans importance. Je suis vraiment heureux d’avoir fait votre connaissance.

- Moi aussi, Harry. »

Quelque chose de gris flotte soudain au milieu des clartés. Comme un nuage en forme d’œil.

« On dirait un nuage, vous ne trouvez pas ?

- Oui, Fred. Mais c’est sans doute une illusion. Ce que nous voyons n’est pas réel.

- Alors nous ne sommes peut-être qu’une illusion, nous aussi ?

- Cessez de dire des bêtises ! »

La voix est grave, au ton un peu narquois.

« Qui a parlé ? Ce n’est pas vous, Harry ?

- Non, je crois que nous sommes trois maintenant.

- Qui êtes-vous ?

- Je m’appelle G 4128.

- Tiens, voilà notre chaînon manquant.  Eh bien, cher monsieur G, vous avez sans doute une théorie sur ce qui nous arrive ?

- Je n’ai aucune théorie. Mais j’ai un peu réfléchi à notre situation. Notre esprit peut accomplir de grandes choses ; c’est notre corps qui nous limite. Et de ce côté-là, nous sommes libres désormais.

- Ce nuage, nous le voyons pourtant ?

- Avec les yeux de l'esprit, si j'ose dire.

- Mon cher G, vous avez sans doute raison. Qu'en pensez-vous, Fred ?

- Ce que je me demande, c'est pourquoi ils nous ont laissé ensemble.

- Ils ont certainement un excellent motif. Ou alors nous avons réussi à échapper à leur contrôle. Les esprits sont plus difficiles à dominer que les corps.

- Mais s'ils peuvent quand même nous entendre, nous devrions être plus discrets.

- Décidément, Fred, vous n'êtes pas un rebelle. De quoi voulez-vous que nous parlions ? »

Le nuage a maintenant disparu. Une musique, lente et douce comme une pluie d'été, se fait entendre.

« Écoutez ! Nous avons droit à un peu de musique.

- Oui, Harry. Elle est très belle. Vous l'entendez, monsieur G ?

- Je crois qu’il nous a quittés. Cela vaut mieux. Il savait un peu trop de choses pour un simple condamné.

- Vous croyez qu’il nous espionnait ?

- J'en ai peur.

- Moi, j'aurais aimé lui poser une question.

- Laquelle ?

- Je voudrais savoir ce qu'ils ont fait de notre corps.

- Et vous pensez qu'il vous aurait répondu ?

- Peut-être. »

La musique est de plus en plus forte. Puis elle s'arrête. Quelques heures passent - ou quelques années. Tout s'éclaire à nouveau sous une éblouissante lumière bleue.

« Vous êtes là, Harry ?

- Je suis là.

- Que s'est-il passé ?

- Je n'en sais rien.

- Est-ce que nous avons dormi ?

- Dites plutôt : est-ce que nous pouvons dormir. Si monsieur G était là, il répondrait : l'esprit ne dort pas. Il aurait sans doute raison.

- Pourquoi parler de lui maintenant ? Vous ne l'aimiez guère.

- C'est vrai. Mais je me demande si nous n'avions pas intérêt à le garder avec nous.

- Vous êtes trop aimable !

- Monsieur G ! Ainsi vous voilà de retour.

- Si l'on peut dire... En fait je ne vous avais jamais quittés mais je ne pouvais ni vous parlez, ni vous entendre.

- Cela vaut peut-être mieux. Fred avait une question à vous poser.

- Je ne me rappelle plus. Cela fait si longtemps.

- Moi je m'en souviens. Savez-vous ce qu'ils ont fait de notre corps ?

- Non, mais nous devons être patients. Notre peine finira un jour.

- Mais quand ?

- Je crois que là où nous sommes le temps n'a plus vraiment d'importance.

- Monsieur G, vous n'avez pas répondu à la question ?

- Je pensais avoir répondu, excusez-moi. Et vous me prêtez une science que je n'ai pas.

- Nous ne sommes pas seuls à vous tenir en haute estime.

- Que voulez-vous dire ?

- S'ils nous ont empêché de communiquer avec vous, c'est que vous représentez une menace.

- Croyez-vous ?

- J'ai un aveu à vous faire, mon cher G. Je croyais que vous étiez de leur côté. Mais tout compte fait, je n'en suis pas si sûr. Et toi, Fred ?

- Moi, je pense que nous devons nous faire confiance.

- Le trio des esprits en quelque sorte.

- Mais je ne suis pas sûr que cela leur fasse plaisir.

- Raison de plus. Qu'en pensez-vous, monsieur G ?

- Je suis d'accord avec vous. »

Une lueur rouge sang envahit peu à peu le paysage. On dirait un coucher de soleil sur une mer immobile.

« C'est bientôt la nuit ?

- Je ne sais pas, Fred.

- Il va faire plus froid maintenant.

- Il ne fait plus ni froid, ni chaud.

- Vous êtes encore là, monsieur G ?

- Oui.

- Est-ce que nous allons dormir ?

- J'espère que non. Le sommeil est comme la mort. D'ailleurs nous n'avons pas besoin de dormir.

- J'ai un peu peur.

- Moi aussi. Mais je ne pense pas qu'ils puissent nous faire du mal. J'ai rencontré un homme qui avait été condamné. Il m'a appris certaines choses. Ce programme est un échec. Je ne crois pas qu'ils aient l'intention de lui poursuivre.

- Alors nous serions en quelque sorte les derniers cobayes ?

- C'est fort possible.

- Et nous allons redevenir des hommes ?

- Nous n'avons jamais cessé d'être des hommes, monsieur Fred. Ils ont pourtant tout essayé. Ils pensaient qu'en nous privant de notre corps, nous serions plus que des âmes mortes.

- J'aimerais partager votre optimisme mais je n'aime pas cette nouvelle couleur. On dirait que ce sang va nous étouffer.

- Tais-toi, Harry, je t'en prie. Je ne veux plus rien entendre. »

Un carré de lumière se détache peu à peu sur le fond rouge. La porte s'ouvre.

« H 2057, votre peine est achevée. Vous êtes libre.

- Je ne partirai pas sans mes amis.

- Mais vous êtes tout seul. Venez !

- Je ne partirai pas sans eux.

- La porte va se refermer. Venez maintenant.

- Je ne partirai pas tout seul. Pas tout seul... »

Fondu au noir.

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