Le Turc

Michael Ramalho

une partie d'échecs dans un coin perdu

- « Vous êtes sourds ou quoi? »
Plongé dans la fraîcheur de sa cave qu'il faisait mine de ranger, Alberto n'entendait pas le remue ménage qui se déroulait au dessus de sa tête. Un pied posé sur chaque barreau de l'échelle, c'était le maire qui l'interpellait ainsi. Il était descendu le chercher, lassé de ne pas avoir reçu de réponses lors de ces trois précédents appels. 
Quelqu'un approchait. Il fallait venir. Vite ! Alberto transperça avec lenteur la pénombre de sa taverne. Depuis que la grande route avait été construite, rares étaient les pèlerins qui passaient encore par le village. Plus personne n'animait l'endroit de rires et de prières. 
Il plissa les yeux en rencontrant l'incandescente lumière se réfléchissant avec effusion sur les murs enduits de chaux des maisons d'en face. 
Quelqu'un approchait. Dépêchez-vous! Sans se retourner, le maire lui intima l'ordre de sortir les verres et d'ouvrir les bouteilles de vin. Le meilleur qu'il avait?  Mais Oui ! Il paierai. 
Quelle agitation ! Du monde partout. Des gens se déversaient depuis les bourgs alentours. Il se rappelait que jadis, durant les jours qui précédaient la célébration des saints, la rue était agitée comme aujourd'hui. A cette époque, des groupes d'hommes entraient discrètement dans son établissement à la recherche d'autre chose que de l'eau. Quelques verres de rouge remplis à ras-bord plus tard, sa gargote s'emplissait des conversations bruyantes et interminables. D'autres fois, des chants résonnaient dans tous les coins. Il arrivait même qu'un pèlerin entonne d'une voix mélodieuse une chanson de berger ou de pêcheur et que tous se taisent pour l'écouter, bercés par la nostalgie de ses scènes traditionnelles disparues. Mais ce que préférait Alberto, c'était lorsque naissait une prière improvisée et que toutes les personnes présentes se tenaient par la main en louant la divine miséricorde. 
Mais tout cela n'existait plus. Quelqu'un approchait. Qui?
Il aperçut Jacinto, son cousin. Quoi ! Il ne savait pas. D'après Ricardo le rémouleur qui arpentait sans relâche les routes du district à la recherche de chalands, un camelot arrivait. Et pas n'importe lequel. Il s'agissait de plus célèbre d'entre eux: O Conde, le montreur d'objets rares le plus réputé du pays. Il disposait d'une impressionnante collection d'articles bizarres et exotiques. Entre autres artefacts, son véhicule abritait une impressionnante série d'animaux empaillés originaires de contrées lointaines, une demi-douzaine de têtes réduites effrayantes et trois statuettes sculptées dans des défenses d'éléphants. Sans compter les tissus aux motifs incongrus et aux couleurs qu'un bon nombre d'habitants de ce coin perdu était incapable d'identifier Pour une raison mystérieuse, le roi des marchands avait choisi d'inscrire dans son itinéraire leur village et d'y montrer son admirable camelote. 
Quelqu'un approchait. Inquiets, tous fixaient la route. Personne. Une éternité enveloppée dans un mirage se propagea au ralenti. Alberto la traversa en alignant sur le comptoir: verres, bouteilles de vin et coupes pleines de lupins. 
Toujours rien. Il eut envie de rejoindre les autres. Et soudain, un index pointa en direction de la route. Un nuage de poussière grandissait. 
Le maire commença à crier des ordres. Chacun s'affairait. Le vacarme grandissait. Un bruit d'un moteur surgit au bout de la rue. A travers le pare-brise, on distinguait une silhouette que la route cahoteuse secouait dans tous les sens. Une camionnette grinçante stoppa juste au niveau de la porte de la taverne. Aussitôt, on s'agglutina autour d'elle. Sa simple apparition suffisait à fasciner une population qui n'en voyait que rarement. Un homme distingué en sortit. Il portait un complet gris en tissu épais trop chaud pour la saison. Une cravate noire venait enserrer une gorge soutenant un visage barbu, rendu rougeaud par la chaleur écrasante. Il portait un chapeau melon en feutre. 
Sans un mot pour quiconque, il pénétra dans la taverne. Il fonça en direction de la réserve qui faisait office de cuisine. Il s'assit et après avoir palpé un instant son complet, il fit apparaître un citron. D'une voix forte et assurée, il demanda que l'on fasse bouillir de l'eau et qu'on lui fournisse un couteau et du miel. En un éclair tout fut disposé devant lui. Les personnes présentes l'observèrent couper le fruit en deux, presser le jus dans la tasse et ajouter le miel. Et paraissant insensible à la douleur, il but d'un trait la brulante boisson sous les yeux médusés de l'assistance. Le maire intervint. Qu'avaient-ils tous ! Pourquoi le regardaient-ils comme cela ? Ils n'étaient pas au courant. O Conde allait leur présenter sa marchandise. Il se chauffait la voix, voilà tout! Il fallait qu'elle soit vive et tranchante afin qu'elle constitue une arme efficace  et que le badaud, touché en plein cœur par ce glaive acéré, foudroyant, heu... 
Le maire s'interrompit car le chand se levait et repartait vers l'extérieur. S'en suivit un remue ménage durant lequel en bras de chemise, il monta une estrade faite de bric et de broc. Ensuite, il dégagea avec précaution une chose volumineuse qui laissait apparaître des pieds de commodes. 
La partie supérieure de l'objet présentait une forme pyramidale et se trouvait dissimulée sous un drap. Des bonnes âmes voulurent l'aider car il peinait à hisser le meuble sur la scène, mais O Conde les repoussa en les insultant. Enfin, il disparut une bonne heure à l'intérieur de la cabine dont il tira avec colère les rideaux occultant. 
Il reparut le visage rasé, n'arborant plus que la moustache de son ancienne barbe et vêtu d'un complet rouge corail. 
Alberto remarqua sur le visage du camelot un fugace éclat de mélancolie. Il s'avança au bout de l'estrade. Il garda les paupières closes un instant. Dans la rue régnait un silence de cathédrale. Et soudain tout commença. D'un geste théâtral, il ôta le drap qui cachait l'étrange objet. Une clameur s'éleva. La partie inférieure avait bien l'aspect d'une commode. Néanmoins, à l'endroit où l'on s'attendait à trouver des tiroirs, il y avait à la place, une magnifique façade ornée de motifs orientaux de couleurs bleus et blancs. La partie supérieure était constituée d'un tronc humanoïde doré avec deux avant bras posés sur le plateau. 
Devant lui, un échiquier avec les pièces prêtes pour une nouvelle partie. Le visage au regard vide qu'arborait la curieuse créature était impassible. L'automate avait la tête enturbannée dans un tissu écarlate. 
C'était le Turc. Il n'avait été créé que dans un seul but : battre n'importe quel adversaire aux échecs. O Conde suait à grosses gouttes. Il ôta sa veste laissant apparaître deux énormes auréoles sur sa chemise. Alberto s'interrogeait. Pendant que le marchand expliquait à un public presque entièrement composé d'analphabètes l'historique du semi humanoïde, il se demandait pourquoi O Conde était venu présenter Le Turc ici.
La présentation prit fin. Ce fut à nouveau le calme. Alberto se rendit compte que tous les regards étaient pointés sur lui. Le camelot exigeait un adversaire pour le Turc. Seulement quelques escudos pour avoir le privilège de l'affronter.
Chacun dans le village savait que dans sa jeunesse Alberto avait été un grand joueur d'échec. Il avait même participé à un tournoi national et figuré en bonne place. 
C'était à l'armée qu'il avait été initié. Devenu ordonnance d'un colonel pendant le détachement, l'officier lui avait enseigné les rudiments du jeu. Très vite, il décela l'immense talent d'Alberto qui ne tarda pas à dépasser le maître.
Après la guerre, l'apogée de sa carrière fut le tournoi national qui le mena aux portes de la finale. Mais il perdit.
O Conde attendait les bras croisés à la droite du turc. Derrière eux, on apercevait la crête des montagnes qui bouchaient l'horizon. Le soleil, un peu moins fort amorçait sa descente. Alberto était résolu à ne pas répondre à leur sollicitation. Une main roide sur son épaule l'écarta sans ménagement. Le maire plein d'assurance escalada l'estrade, fourra les pièces dans la main d'O Conde, attrapa le tabouret qu'il lui tendait et s'assit face au Turc. La partie débuta. 
Le maire avança un pion et leva la tête en direction du turc. Rien. L'automate ne bougea pas. Un murmure naissait dans l'assistance. La main froide, dure et sans vie du Turc s'agita soudain, en même temps que sa tête s'inclina légèrement vers l'échiquier. Avec ses doigts dotés d'une motricité parfaite, il saisit un pion et le fit glisser d'une case à l'autre. Sa tête repris alors sa position initiale. 
On eu dit le crâne d'un squelette qui, après avoir été ramené à la vie le temps d'un souffle, retournait au néant. Après quelques coups, l'œil avisé d'Alberto devina que le Turc allait l'emporter. Le marchand, un grand sourire aux lèvres, avait compris lui aussi. Échec et mat. 
Des applaudissements accompagnèrent le salut d'O Conde. Il invita les gens à monter sur l'estrade pour observer de plus près l'automate tout en faisant rempart de son corps pour éviter qu'ils ne le touchent. D'autres parties s'enchainèrent faisant grandir la fortune du commerçant.
Ce fut au tour de la nuit. Les conversations cessèrent et les gens rentrèrent chez eux. Après avoir servi quelques verres, Alberto se retrouva seul. 
Il essuyait le granite du comptoir avec un chiffon lorsque le marchand entra. Dès qu'il l'aperçut, Alberto eut envie de le saisir par le collet et de l'expulser de sa taverne. O Conde s'était changé. Il était habillé plus simplement. Il saisit une chaise et s'assit juste en face d'Alberto. C'était lui qu'il souhaitait voir défier le Turc. Sa réputation le précédait. C'était le seul adversaire valable à des kilomètres à la ronde. 
Mais pourquoi lui ! Pourquoi ! Pourquoi ! Faut-il une raison à tout ? Que la partie ait lieu et qu'on en finisse. Et en plus, cela lui rapporterait de l'argent. Il en manquait cruellement semble-t-il? O Conde en parcourant du regard l'intérieur de la taverne fit une moue de dégout. Alberto reçut cette phrase pareille à une flèche dans son orgueil. Il aimait cet endroit. Cette blessure ranima chez lui son esprit de compétition. Il ne prêta aucune attention au reste de ces fanfaronnades. Alberto ne prononça que ces mots. Il se tenait à sa disposition quand il le désirait pour affronter son automate. 
Les jours suivants, O Conde installa une palissade autour de son estrade et ménagea une entrée pour contrôler l'accès. Parallèlement, il dessina des affiches et les placarda dans tous les alentours. Pour attirer plus de monde, muni de son porte-voix, il parcouru les alentours au volant de sa camionnette et harangua les villageois. 
Le jour de la partie arriva enfin. L'ouverture était prévue pour vingt heures. La publicité de l'évènement réalisée par O Conde avait porté ses fruits. La zone cerclée n'aurait pu accueillir plus d'âmes. 
En se dirigeant vers l'estrade, Alberto perçut les propos amers qui témoignaient du peu de confiance que les villageois avaient en sa victoire. La dernière marche. La glaciale figure du Turc sous son turban. Les gesticulations du camelot. La recette à l'abri dans la cassette.
Alberto pousse son pion. Gambit. Le bras droit du Turc s'en empare. Alberto sourit. Il commence à visualiser la floraison de sa stratégie. A chaque coup joué, O Conde relate d'une voix forte les déplacements sur l'échiquier. Dans l'impressionnant silence qui règne, elle raisonne de façon lugubre.
L'automate se défend mais Alberto réussit une interception. Le Turc se met à perdre une figure, puis deux. 
La voix d'O Conde perd en assurance.
La spécialité d'Alberto. Un fianchetto. Encore une figure en moins. La stratégie fonctionne. Un coup forcé de la part du Turc. 
La voix d' O Conde chancelle. 
Dernier coup pour le tavernier qui termine avec grâce. Fin de partie pour le Turc. Il repose son bras sur le plateau du meuble. On jurerait que la déception pointe sous la glace. Figé, O Conde arbore sur un visage défait des yeux grands ouverts. Ses deux mains jointes derrière la tête lui donnent l'air pathétique. Sans rien dire, Alberto se lève et s'approche de lui. Le marchand reprend ses esprits. Il baisse l'un de ses bras, extirpe une clé rouillée de sa poche et la lui tend d'une main tremblante. Stoïque, Alberto s'approche de la petite table qui avait fait office de guichet, ouvre son tiroir et s'empare de la cassette contenant les centaines d'escudos.
Après cette partie d'échecs mémorable, O Conde quitta le village et ne revint jamais. Pourtant, la nuit suivant sa victoire, Alberto assista à une scène qu'il ne rapporta jamais à personne. 
Il surprit O Conde en train de ranger son barda. En réalité, cela avait été les jurons et les vociférations lancés par lui qui l'avaient alertés. 
Il approcha de sa porte et aperçu le marchand qui faisait de grands gestes en direction du Turc, tout en l'insultant. 
Alberto se dit que la défaite de sa chose l'avait rendue fou.
Soudain, O Conde introduisit un doigt dans l'un des sillons de la façade orientale. Elle s'ouvrit comme les deux battants d'une porte laissant échapper une personne de petite taille aux membres minuscules qui se déployèrent comme les pattes d'une araignée surgissant de son trou.
« Toi et tes pauvres talents de joueur d'échecs...Vous nous ferez tomber dans la misère ! » hurla-t-il en lui décochant un coup de pied au derrière.

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