Le vieillard aux yeux clairs

eric

         Depuis l'autre versant, on distingue quelqu'un sur le sentier. Il n'y a rien d'autre dans ce vallon entouré par un cirque de montagnes abruptes. De gros nuages sombres remontent dans un ballet silencieux et viennent se fondre contre la muraille en une masse noire compacte chargée d'éclairs. Juste au-dessous, on voit de loin cette minuscule forme humaine avancer rapidement sur le sentier menant au col. Peut-être va-t-elle au pas de course pour tenter d'arriver avant le début de l'orage. Mais déjà un premier éclair tombe. Bruit fracassant. C'est le signal. Un rideau de pluie s'abat. La silhouette ne s'est pas arrêtée, n'a pas ralenti. Parfois cachée par un rocher ou par un pli de terrain, on la perd, puis elle réapparaît. En quelques instants, la montagne s'est transformée en une masse ruisselante d'eau. Des éclairs claquent. On devine le dos courbé pour ne pas s'exposer à la foudre. Sensation soudaine d'approcher un fer chaud. Odeur d'air brûlé. La course à pieds sur le sentier devenu ruisseau. L'obscurité s'est installée en plein jour. Au sommet du col, un cairn fait la sentinelle. L'individu le frôle avant de basculer sur l'autre versant. C'est un homme. Il est trempé, l'air anxieux, les traits tirés, la bouche ouverte comme pour chercher de l'air.

        La veille, on l'avait remarqué traversant ce village de la Haute-Engadine. Il pleuvait. Personne ne l'avait vu arriver sur la route. Il devait descendre des montagnes. Il s'était réfugié dans l'auberge où il avait passé la nuit. C'était le seul client avec ce temps. La patronne lui avait demandé son nom pour remplir sa fiche. Il avait dû lui épeler son prénom, Nathaël. Elle l'avait fait mangé et ils s'étaient parlés. Au matin suivant, il était reparti. On l'avait vu sous la pluie.

         De la fumée sort de la cheminée de cette ferme d'alpage. De loin, on a senti l'odeur de bois brûlé. On frappe et on est entre. On se retrouve au seuil d'une grande salle claire. On voit un fourneau d'émail blanc côté cuisine, sa lucarne rougeoyante faisant vaciller la lumière. Plancher de bois brun, murs crépis ou couverts de planches de mélèze. Depuis l'entrée, on ne peut pas encore découvrir l'autre partie de la pièce séparée par une cloison. Il fait très chaud. On remarque un gros chien à moitié endormi sur une vieille couverture. Il y a surtout ce vieux type habillé avec des vêtements militaires verts foncés qui coupe du petit bois avec une hachette dans le bûcher, tout à côté du poêle. Il s'avance vers nous. On se regarde tous et l'instant se prolonge, s'arrête. Puis on commence à se parler : pluie, sentier, marche, pain, eau, manger, dormir. On pose nos sacs contre le bûcher. Un escalier raide en bois blanc monte à l'étage sur le flanc de la pièce. Il y a du bruit là-haut. La porte s'ouvre et l'on voit une jeune femme descendre lentement, chaussettes aux pieds, se tenant à la rampe d'une main. Elle semble se réveiller. Le vieux nous présente. C'est sa fille. Elle va vers le réfrigérateur, ouvre la porte machinalement et prend quelque chose à manger. De l'autre côté, derrière la cloison, un léger bruit. En nous avançant, on découvre qu'il y a quelqu'un. On voit un homme seul, assis devant une grande table, les coudes posés sur l'épais plateau de bois. A l'aide d'un grand couteau, il découpe en fines lamelles un bloc de viande séchée. Il les mange au fur et à mesure. Un sac à dos est ouvert à côté de lui. Tout en mastiquant, il regarde avec une loupe une carte posée devant lui. Il y a tout un attirail sur la table, des sacs et des bouteilles en plastique, boussole, lampe frontale, jumelles, sangle d'attache, livre. Des vêtements de pluie aussi. Il semble n'être que de passage ici. C'est lui. Nathaël.

        Il voyage à pieds à travers les montagnes. Mais il n'est pas l'un de ces randonneurs que l'on peut croiser l'été sur les sentiers. Il ne porte pas l'une de ces belles tenues sorties tout droit d'un magasin spécialisé. Il n'est pas parti faire un trek pour rejoindre en une semaine une destination aux évocations prestigieuses, Zermatt ou Chamonix. Il ne voyage pas à pieds pour se rendre dans un endroit particulier. Il ne se rappelle plus vraiment quand et d'où il est parti. Il ne s'arrête pas dans les refuges pour amateurs sportifs et n'emprunte pas des itinéraires connus. Il ne voyage pourtant pas le nez au vent. Marchant seul, il est conscient de sa vulnérabilité et reste concentré sur sa sécurité. Ne pas glisser, ne pas tomber. Enchaînant les cols et les sommets, il avance vite, se repose peu, mange peu, boit peu. Le soir, il pose sa tente de survie à l'abri des regards, dans les bois humides au creux des souches des grands arbres couchés. Quelques plantes, des orties, de l'ail des ours, de la chénopode, le tout mélangé avec un peu de farine pour faire une soupe épaisse, avant de sombrer dans un sommeil peuplé de rêves inconnus. Il ne sait plus pourquoi il fait tout cela. Il est seul et ne rencontre jamais personne, si ce n'est le vent, la pluie, la neige et la brûlure du soleil.

        Ce jour-là, il avait eu comme un étourdissement en franchissant un col. Tout semblait légèrement décalé comme si la pente avait basculé de quelques degrés. Et toujours cette odeur des pierres le long du chemin. Toujours le chant sourd des torrents lointains. Cette silhouette en contre-bas, il ne comprenait pas. C'était le soir. Qui pouvait monter à cette heure ?

        Il s'arrête, pose son sac et prend ses jumelles. Un marcheur. Il a un bâton comme le sien. Capuche rabattue, il ne voit pas son visage. Vêtements noirs comme les siens. Il marche

vite aussi. Sûrement quelqu'un qui connaît le coin.

        Sur le même chemin, ils allaient se croiser dans une heure ou deux. Il était dans l'attente de l'instant de cette rencontre avec cet autre qui lui ressemblait. Lui descendait, l'autre montait. Des pas identiques, des vêtements identiques, même bâton, même sac. Il sentait une émotion le gagner. Rompre le fil de sa solitude. L'autre. Aller vers l'autre. Le croiser.

        C'était un vieillard aux yeux clairs, il avait fière allure. Bien longtemps après l'avoir croisé, il l'avait vu s'éloigner loin au-dessus de lui. Il avait disparu sur l'autre versant du col.

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