Le vieux pêcheur

Anne Laurence B.

Le vieux pêcheur

Rendez-vous au Luco, neuf heures et  demie, lui avait-il dit. Le TGV la dépose à Paris, il est très tôt, les hommes d’affaires sont déjà affairés. Le parvis de la gare de l’Est est inondé de soleil, prometteur d’une journée superbe. Arrivée au jardin du Luxembourg, un kiosque est ouvert, des odeurs de croissants chauds chatouillent ses narines, un serveur encore endormi balaie la terrasse, deux femmes sont attablées dans un rai de soleil encore timide, elles parlent espagnol ; elle s’attable, un thé à la bergamote avec une rondelle de citron chatouille ses narines d’une odeur délicate, une boule se forme à l’intérieur de son estomac. Encore une heure à attendre, émotion exponentielle. Se calmer, sinon ses jambes ne la porteront jamais jusqu’au bassin, si proche. Respirer…calmement…avant, avant de le rencontrer. Elle décide de marcher, pour tromper l’attente angoissante. Des jardiniers composent une symphonie de couleurs chatoyantes dans les parterres du Sénat, des joggeurs passent devant eux, leurs écouteurs vissés aux oreilles, indifférents. Son esprit vagabonde.

Presqu’un an d’échanges. Ses mots l’ont tout d’abord encouragée, à écrire, encore et encore. Elle s’est surprise à guetter chaque jour ses billets, déçue quand il n’y avait rien de lui.  Ses envois sont devenus privés, échanges littéraires au début, remarques intelligemment distillées, puis bribes de soi, puzzle à reconstituer patiemment, délivrées par la magie de la toile. Séduite, par ses mots bordés d’écume finistérienne, par sa personnalité qui transperçait, un savoir ancien, riche de ses différentes  vies, plongées sans apnée dans l’Histoire et ses soubresauts.

Il est assis là, depuis longtemps déjà, son éternel chapeau noir vissé sur la tête. Emotions, palpables. Première rencontre des corps, timidités, prégnantes. La conversation, d’abord hésitante, se fait plus sûre, le dialogue entamé depuis longtemps reprend, naturellement, alors que rien ne l’est, en ces instants volés à leurs vies.

Allons vers les quais, lui propose-t-il. Ils marchent côte à côte, encore très intimidés par leur audace. Les portes de l’Ecole de Médecine sont fermées. Rue de Buci, la pâtisserie où elle venait, l’année de ses vingt ans, confiante en chaque minute de la vie, acheter les meilleures tartes au citron de Paris, n’existe plus.  Ils longent le quai Conti. Des péniches sont amarrées le long de la Seine, choix judicieux de  parisiens amoureux de la grande Dame. Une sirène en bois, altière, orne la proue d’un ketch.  Sur le pont des Arts, la foule habituelle de touristes mitraille le Louvre, indifférent. La coupole du Palais de l’Institut brille sous l’éclat de la lumière printanière. L’air est doux. Paris, ville qui l’a vu naître et qu’elle aime tant. Elle demande à passer quai de la Mégisserie, pour, une fois de plus, sentir l’odeur de terre mouillée des centaines de pots de fleurs et plantes, qui n’attendent plus que des balcons haussmanniens.  Des oiseaux s’affolent dans leurs cages, tristes prisons définitives face aux pigeons bedonnants qui picorent des miettes sur le quai d’en face.  Leurs pas s’accordent, les mots aussi.

L’envie d’une terrasse au soleil, un peu éloignée de la foule et du bruit incessant des voitures. Elle lui propose ce charmant restaurant, très parisien, où les serveurs en tablier noir y sont aimables si l’on sait les apprivoiser, le bar au fenouil-purée maison y est excellent, avec un verre de chablis, pour délier la langue. Sur le pont piétonnier qui permet de rejoindre Notre-Dame un contrebassiste en mal de payer ses factures les accompagne de son archet virevoltant, exhalant une suite de Bach. Paris est décidemment la plus belle ville du monde, se disent-ils, la plus romantique aussi, pensent-ils, pudiques, car ce serait alors indécent.

La journée s’étire, nonchalante, au rythme de leurs envies pédestres. En se dirigeant vers le musée Jacquemart-André, pour découvrir la collection Pérez Simon, quatre siècles de peinture espagnole, de Gréco à Dali, ils s’arrêtent rue Rembrandt, quelle heureuse coïncidence, devant une maison-pagode, bâtiment anachronique dans cette rue aux belles demeures très bourgeoises, dont les façades croulent sous les clématites et des rosiers odorants, en début de floraison. L’imagination prend le dessus : Pierre Loti aurait pu habiter là…

Musée Jacquemart-André, la foule se presse dans la moiteur de cette après-midi aux notes estivales.  Les semelles crissent sur le parquet, et devant leurs yeux éblouis de tant d’intelligence picturale, se révèlent  la féria de Valence, et une scène napolitaine, restitués par Aglada-Camarasala,  une tête du Christ, si humaine, d’El Gréco, le soleil du matin vu par Sorolla Y Batisda, le superbe portrait de femme de De Torres, sans oublier Miro, Dali, et ce nu de Picasso, réalisé au dos d’une carte de visite, à Barcelone, alors qu’il était tout jeune et si pauvre, mais déjà un génie .

Et soudain, elle oublie presque tout le reste. Devant elle, le portrait d’un vieux pêcheur. Son regard est pénétrant ; qu’elle se déplace à droite ou à gauche, il la fixe, intensément, totalement vivant.  Elle reste là, face à lui, tétanisée par la beauté prégnante de ce tableau de Sorolla. Encore lui, dont elle ne connaissait même pas le nom une heure plus tôt, et qui la bouleverse, une peinture qui donne à voir sa tendresse pour les petites gens de la mer.

Le soir tombe sur le canal Saint-Martin. Lumière douce sur la jeunesse qui a envahi les lieux, conversations animées aux tables de  l’Atmosphère , Arletty n’est plus là, bravant son julot de sa gouaille, de jeunes parents avec  poussettes,  des vélibs nonchalamment pédalés par des parisiens qui se veulent écolo-branchés l’ont remplacée. La vie, la ville est là, dans la splendeur d’une journée de printemps finissante.

Elle est seule désormais.

Jamais elle n’oubliera le regard du vieux pêcheur.

 Ni ses mots.  

Jamais . 

Paris, Canal Saint-Martin, vendredi 23 Avril 2010.                                                                           

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