Le vieux Rival
franz
J'ouvre la porte, intimidée par la voix tonitruante qui a crié «entrez !». Il y a deux mois j'ai reçu un téléphone d'une femme âgée, me priant d'aider son mari pour ses comptes lorsqu'elle aurait quitté ce monde. À présent c'est fait. Et me voilà dans un corridor obscur, je fais quelques pas et me trouve brusquement en face d'un homme ventru et bourru, qui roule les r et les mécaniques malgré son dos voûté et fatigué. Son haleine agressive m'oblige à garder mes distances. Comme un vieux parrain mafieux qui promène son regard sur ses petites gens, il ne peut pas s'empêcher de me complimenter sur mon physique «quelle alloure pour oune assistante sociale ! ma quelle classe ! lé mari éh éh il a dé la sance ! »
À part l'exaspération qui bout dans la tête, je suis frappée immédiatement par la ressemblance de ce récent veuf avec mon propre père. Qu'est-ce qui peut bien rapprocher cet inconnu vulgaire et antipathique de mon papa ? Non, ce n'est pas sa taille ni son allure, ni ses vêtements ringards et tape-à-l'oeil, mais quelque chose dans le visage, les yeux, le nez, la couleur de la peau... Et bien sûr la même origine, l'Italie. On pourrait même imaginer un lien de parenté, lorsqu'il me dit qu'il vient d'un petit village de Lombardie, tout comme mon père. Mais ces liens ne me réjouissent pas du tout, non seulement le vieux Rital est frustre, mais il se révèle vantard, provocateur, bref berlusconien... Moi qui essaie d'arranger à l'aide d'images positives celle de mon père trop tôt disparu, partisan de justice sociale, travailleur acharné, militant syndicaliste, fier de moi et de ses petits-enfants, voilà que cette caricature ambulante vient démolir le château de cartes. Elle fait ressortir le côté colérique de mon père, ses positions catégoriques sur la politique, la famille, la sexualité, sans parler de ses rapports avec les femmes. Je n'oublierai jamais que c'est le jour de son enterrement que j'ai appris par ma mère qu'il avait un fils illégitime.
Mon travail exige de moi de soutenir les personnes qui ont besoin d'aide pour faire valoir leurs droits. D'abord les écouter patiemment, entendre leurs difficultés à se retrouver seules. Au fil des visites, je crois avoir accepté et apprivoisé ce vieux macho qui ne peut plus, depuis la mort de sa femme, cacher derrière son masque de Polichinelle sa sensibilité et sa fragilité. Je me sens déroutée lorsqu'il me raconte, fier comme un paon, qu'il a briqué ce matin ses vitres et lavé ses rideaux. Il m'est presque sympathique lorsque je parviens à relativiser ses excès de langage et à plaisanter avec lui sur les difficultés de la vie.
Le plus terrible et il commence à l'avouer ouvertement malgré ses rodomontades, c'est se retrouver seul. Il se désole de ne trouver personne quand il ouvre la porte de l'appartement. Il se plaint de ne plus pouvoir faire de projets de sortie, de vacances, de partager un plat de fusilli à l'amatriciana, et il arrive quasiment à m'émouvoir, ce diable de bonhomme.
Jusqu'au jour où il m'annonce qu'il a mis des petites annonces dans le journal de la Migros. Il me lance à la figure qu'il cherche une « bonne femme ». Finis les doutes, la retenue, il sous-entend que ses capacités sexuelles sont incroyables pour son âge, tout comme d'ailleurs ses prouesses en auto. La preuve, il n'a jamais eu besoin de personne pour apprendre à conduire, en plus il a longtemps roulé sans permis ! Et patati et patata et il en rajoute une couche en se vantant que des tas de femmes lui couraient après quand il faisait le peintre en bâtiment dans leurs appartements.
Je pense le pauvre, il n'a aucune chance de trouver ! ce vieux ventripotent, mal léché, sans le sou et maniaque... Je n'ai pas fini d'être étonnée, il prétend qu'il peut en dénicher des bien plus jeunes... ouh ça me met dans une rogne terrible.
Quelques mois plus tard, je suis estomaquée d'apprendre de sa bouche triomphante qu'il a trouvé une compagne, plus jeune, en plus propriétaire d'une maison et qui lui paie volontiers des repas et des vacances. Où est l'erreur, bon sang ? Je dois constater que sa nouvelle femme n'est pas une de ces paumées, seule au monde qui se cramponne à une bouée percée, au contraire elle est entourée d'enfants, de petits-enfants... Complètement baba, l'assistante sociale !
Visite suivante. Il est dans son lit, blessé à un bras et une jambe, sur son visage des éraflures et des marques jaunes et noires. Un certain suspense flotte. Que s'est-il donc passé ? Comme un grand seigneur étendu sur sa couche, il m'explique sur un ton désinvolte qu'il est tombé d'un arbre en cueillant des poires dans le verger de son amie « Ma z'est les rrisques dou métier », me lance-t-il rigolard.
Une minute plus tard, il se lance sans transition dans les souvenirs de son enfance. J'écoute interloquée ce vieillard qui raconte, les larmes aux yeux, le fascisme de ses douze ans. Impossible d'oublier les exécutions sommaires des hommes de sa Lombardie natale. Il retrouve ses yeux d'enfant stupéfait pour dire le choc provoqué par la violence, la barbarie. Je lis le désarroi scotché depuis plus de septante ans sur le coeur du petit Italien. Comment peut-on survivre à l'indicible ? Quelle carapace faut-il se construire pour apparaître un homme ordinaire ?
De nouveau, je pense à mon père déporté en Allemagne dans un camp de travail. Quelle souffrance, quelle peur a-t-il dû enfouir en lui ? Jamais il n'en parlait, comme paralysé à l'évocation de cette période. J'aurais tellement aimé être un soutien, une "assistante", l'aider à se libérer d'images obsédantes, trouver les mots pour ça. Mais aussi combler les lacunes qui me culpabilisent aujourd'hui. Pourquoi toutes ces questions qui me viennent à l'esprit maintenant, pourquoi ne les ai-je pas posées du vivant de mon père ?
Cela fait plusieurs années que je me rends presque chaque mois chez mon vieux Rital. La dernière fois, trois mois s'étaient écoulés depuis ma dernière visite. Il y avait eu du nouveau, mais cette fois chez moi. Je téléphone, personne chez lui, j'appelle chez son amie pour comprendre son absence. Un problème ? une nouvelle alerte cardiaque comme l'an passé ? Au bout de la sixième sonnerie, mon inquiétude est dissipée. Une voix de femme répond, oui oui il va bien, il est là, juste une minute. Il y a un petit moment de flottement, puis j'entends distinctement depuis le fauteuil du salon la voix retentissante de mon fidèle client: « Ah, c'est la gonzesse ? zé croyais qu'elle était malade »... Offusquée, la « gonzesse » raccroche sèchement, en regrettant déjà de ne lui avoir pas lancé dans l'appareil « La gonzesse ne va pas trop mal, son cancer du sein est provisoirement enrayé ».