Le vin chaud
Christine Bruyere
« Dziejuje bardzo ». Je remercie chaleureusement l'homme qui me tend un verre de liquide fumant. Je ne sens plus mes pieds que je tente de réchauffer en tapant gaillardement le sol gelé.
Cracovie, 1964. Ça y est, si je mets une date, on va voir ....Oh et puis zut ! J'assume ! Cracovie donc, je suis entourée de mes potes polonais, autour d'un feu, dans la rue. Pour quelques zlotys, je me régale de cette mixture revigorante faite d'un mélange de vilain vin, de forte vodka, de piment, d'épices non identifiables et de je ne sais quoi encore. Le tout accompagné d'un chocolat russe que je recrache immédiatement. C'est comme leur cognac, même pas capables de bien copier. Juste infect ! Dieu – bien qu'il n'existe presque plus dans ce pays – que cette boisson est bonne ! Elle me réchauffe tous les méandres de mes tripes et descend jusqu'à mes pieds qui se mettent à danser. Piotr m'enlace la taille et m'entraîne dans une danse endiablée. Est-ce une valse, une polka ou je ne sais quoi d'exotique ? Ben oui ! Ce n'est pas parce que c'est la Pologne, derrière le rideau de fer rouillé que ce n'est pas exotique !
Je ris de plus en plus fort, Piotr me fait tourner de plus en plus vite tandis que les autres entonnent un chant dont je ne comprends pas un seul mot mais qui me raconte sans aucun doute une histoire de fille, de garçon, de traineau, de course dans la neige, de chevaux qui écument, de baisers. Ils scandent leur chant de piétinements qui raisonnent dans la nuit comme des claquettes dans une comédie musicale de Fred Astaire. La danse se termine, Piotr me fait le baise-main. Sacrés polonais!
Je rejoins la bande. Andrzew me prend dans ses bras à son tour. Lui aussi a envie de faire tourner la petite française au rythme des chants. Après lui, Bogdan, Michau, et tous les autres. Les étoiles de cette froide nuit d'hiver nous surveillent avec bienveillance. On me ressert un autre verre. Bientôt, je me mets à chanter une complainte dont ils reprennent tous en chœur le refrain. Basza se joint ensuite à moi pour chanter une joyeuse chanson populaire, bientôt rejointe par Kriszna, Eva, Mirka. Non loin de là, le guetteur de la tour de l'église Notre-Dame sonne un bref air de trompette en souvenir de son lointain homologue tué par une flèche tatare alors qu'il sonnait l'alarme. Il est temps de rentrer et bras dessus, bras dessous, nous rejoignons notre logement spartiate.
Cracovie 1964, j'avais 21 ans.
Cracovie 1964. Nous nous promenons dans les rues, le soir, sous un ciel étoilé. La petite française de notre groupe nous parle gaiement. Au coin d'une rue, non loin de la Halle aux Draps, un marchand ambulant vend un breuvage étrange qu'il a concocté et dont il entretient la chaleur sur un brazeiro. Il fait froid, très froid. La petite française demande au marchand de nous servir à tous un verre. C'est fou, ces françaises ! En principe cela appartient aux hommes de payer pour les femmes, mais elle le fait avec tant de conviction et de gaité que cela ne nous gêne presque pas. Son entrain est contagieux et comme elle fait quelques pas de danse, je sors de ma réserve naturelle – ne suis-je pas polonais ? - pour la faire danser, là, au milieu de la rue. Je cède ensuite la place à mes amis qui doivent aussi la remercier de cette manière de sa générosité. Nous faisons ensuite un fameux bazar : à la danse succèdent les chants. Je ne me souviens pas de m'être autant amusé dans la rue. Il faut dire qu'à cette époque, tout rassemblement était illicite, surtout la nuit, mais notre espion de service était avec nous, alors que craignions nous ? Et puis notre petite française nous a fait oublier les contraintes en vigueur.
Cracovie, 1964. Cette jeune fille qui parle si mal la langue, de quelle nationalité est-elle ? Elle est bien brave d'avoir payé toutes ces chopines à ses compagnons, elle a bien fait ma soirée. Mais ces jeunes, avec leur chahut, y vont attirer les sbires de Gomulka sur moi. J'ai pas de permis, moi, pour vendre ma tambouille. Mais quand même, ca fait-y pas plaisir de voir enfin cette jeunesse s'amuser, et danser, et chanter, et rire. Bon, y faut que j'me sauve, sait-y-t-on jamais qu'la milice elle arrive.
Cracovie 1999, la tête toujours dans les brumes de l'Est, je me souviens de cette danse miraculeuse. Bacza et Bogdan sont toujours à mes côtés. Notre danse est dans nos cœurs et le souvenir du goût si particulier du breuvage nous réchauffe toujours aussi fort.