LE VISITEUR
Denis Dobo Schoenenberg
LE VISITEUR
C’était un soir d’orage. L’un de ces soirs où le moindre bruit fait tressaillir, où des lueurs très vives éclairent le lointain comme un faux jour. J’étais assis près d’une fenêtre ouverte et j’attendais. Mon visage était doucement rafraîchi par la brise. Mais une étrange torpeur enveloppait tous mes membres et m’empêchait d’esquisser le moindre geste. Je fixais dans le fond de la pièce un rectangle sombre que cernait un fil de lumière. La lampe du dehors était restée éclairée. Bientôt l’on frapperait à la porte. Aurai-je la force de répondre ?
Un éclair perça la nuit du côté de la mer. Puis tout redevint très calme. J'aime la force des orages, mais celui-ci avait quelque chose de retenu, d’inachevé comme si le vent contrariait l'avance des nuages au lieu de leur prêter main-forte. Un nouvel éclair fit exploser la nuit. J'abandonnai mon corps aux formes inclinées du fauteuil. Malgré les grondements de l’orage, je guettais le moindre bruit suspect autour de moi. Par instants, il me semblait que les marches de l'escalier grinçaient un peu. Mais mon impression s'évanouissait très vite et l'attente reprenait. Pour me distraire, je rêvais à ce temps où l'avenir m’indifférait, où l'instant seul dans sa force incalculable comblait tous mes espoirs. Je n'attendais rien ni personne alors. Une femme vivait auprès de moi. Je croyais à un bonheur sans terme.
L’orage cessa de bruire. Seuls des éclairs incertains et l'agitation des arbres dans le noir révélaient sa présence. Il n'en était que plus obsédant, comme ces valets masqués et silencieux qui assistent, impavides, aux pires catastrophes. Crispant mes doigts sur les bras du fauteuil, je voulus soudain me redresser. L'effort me sembla surhumain. Je revis un instant le visage de cette femme aujourd'hui disparue. J'étais debout maintenant ; mes jambes fourmillaient d’étincelles ; je parvins à faire un pas, mais un léger vertige embrumait mon cerveau. De nouveau, je fixai l'encadrement de la porte. J'avais soudain très envie de l'atteindre. J'avançais petitement, dans une obscurité toujours plus compacte, comme un nageur affrontant le flux des vagues. J'atteignais presque la porte lorsqu’un bruit sourd m’arrêta net. Peut-être était-il là depuis longtemps et venait-t-il seulement de trahir sa présence ?
Les secondes qui suivirent me parurent très longues. Il allait frapper à la porte, j'en étais sûr désormais. Il avait entendu mon pas très lent sur le plancher de bois et me savait tout près de lui. À tout moment, je pouvais ouvrir la porte et le surprendre. Il lui fallait se manifester. Et l’ombre cependant restait silencieuse. Mes jambes étaient de nouveau paralysées. J’appelai mon visiteur d'une voix affaiblie. J'aurais pu, au prix d'un immense effort, aller jusqu'à la porte et mettre fin à mon attente. Mais le courage me manqua et je restai là, toujours immobile. Je trouvai plus tard la force de rebrousser chemin et de rejoindre mon fauteuil qui me parut un havre inespéré. Or, dès que je fus assis, une terrible pensée traversa mon esprit. Et s'il était déjà dans cette pièce, sans que je m'en sois aperçu ? S'il se tenait dans l'ombre, attentif à mes moindres gestes depuis l'instant où j'avais refermé la porte ? Je scrutai fébrilement l’espace autour de moi. Mais mon regard se perdait dans l'obscurité soudain plus forte. Le tonnerre roula lugubrement, sans un éclair. Puis ce fut le silence. Hermétique. Absolu. Je fermai les yeux. Trois petits cercles rouges passèrent devant moi sur un fond brun. Et la nuit rejoignit le silence. Même là cependant, dans le vide total de mes sens, je ne trouvai pas l'apaisement. Lorsque mes paupières s’ouvrirent, tout me parut plus clair autour de moi et je distinguais à peu près les objets de la pièce. Le fil de lumière avait disparu ou se confondait avec le jour naissant. L'orage s’éloignait. Mon visage était baigné de sueur. Je pouvais marcher de nouveau mais demeurais assis sur mon fauteuil. Je sentis alors remuer mes lèvres et m’entendis murmurer : il est là. Il a toujours été là. Il sera toujours là. Et cette idée me transporta dans une délicieuse angoisse.
1992