Le vol d'Immortalia (1/5)
perno
Gaelan rassemblait les bûches qu'il venait de couper lorsque soudain la trompe d'alerte retentit. Un coup, deux, trois… Une troupe armée approchait du village, mais il ne s'agissait pas d'ennemis. Le Guetteur, du haut de la falaise surplombant le village, ne faisait jamais d'erreur. Le cœur du jeune bûcheron se mit à battre plus fort. Il s'agissait certainement du détachement de Gardiens de l'Epée attendu depuis plusieurs jours déjà. L'après-midi touchait à sa fin, et Gaelan rangea rapidement ses outils, bien que son travail ne soit pas tout à fait terminé. Il espérait en effet être rentré au plus vite afin d'avoir le temps de se laver et de se changer avant de se présenter aux Gardiens.
Comme presque tous les ans à cette époque de l'année, un convoi traversait le pays, partant de Sylona, la capitale, et se rendant dans les villes et bourgades importantes. Ylienne, le village de Gaelan, étant de taille plus modeste, et isolé par les forêts et les falaises entourant la rivière Ylie et ses nombreux méandres, n'était visité que tous les trois ou quatre ans. La mission des soldats était d'enrôler de jeunes recrues robustes pour être formées à Sylona, avant d'intégrer pour les meilleurs d'entre eux la prestigieuse Garde de l'Epée. Ce passage était donc attendu de beaucoup, surtout des jeunes hommes qui voyaient là une chance de partir à l'aventure, à la recherche de la gloire. Gaelan espérait bien que son tour était venu, car le travail du bois dans la forêt l'avait rendu très fort. Aux derniers jeux de la Fête du Printemps, regroupant de nombreux concurrents issus des alentours, il avait vaincu ses adversaires, suscitant l'admiration de tous. Il se doutait bien que ces quelques succès ne seraient certainement pas suffisants pour être recruté, mais pensait tout de même avoir un avantage certain sur les autres.
La venue des Gardiens de l'Epée était souvent considérée comme un évènement important, fêté comme tel. Le pays prospérait depuis maintenant de nombreuses années grâce à de bonnes récoltes, des artisans habiles, une bonne administration des ressources et des biens par les seigneurs de la capitale, mais aussi grâce à une paix, certes encore fragile, mais permettant au pays de se redresser après une terrible guerre contre les Môsommes, les « mauvais hommes », une espèce d'Humanidés agressifs et surtout très robustes. Depuis des siècles les deux peuples étaient en guerre l'un contre l'autre au sud des Montagnes Brunes pour s'approprier les meilleures terres, mais aussi afin de s'assurer la garde d'Immortalia, l'Epée de l'immortalité. Ils n'étaient jamais parvenus à s'entendre et avaient toujours cherché à améliorer leur sort par les armes. Cependant depuis une dizaine d'années, une paix fragile avait enfin été conclue après une très lourde défaite des Môsommes. Même si quelques accrochages parfois meurtriers avaient encore lieu près de la frontière, ou si des petits groupes d'ennemis s'introduisaient pour piller et dévaster quelques villages isolés et de peu d'importance, ils étaient bien vite repoussés.
Gaelan souhaitait plus que tout faire partie de la Garde de l'Epée afin de protéger son village et de voir du pays. Ses parents avaient été tués par les Môsommes, c'était il y a bien longtemps. Il n'éprouvait plus aucune haine ou crainte à leur encontre, mais plutôt une sorte de pitié envers ces êtres qui étaient à son sens moins que des hommes, moins développés et moins intelligents, ayant en grande partie causé leur perte. Et il se savait également vengé. Non, ce qui l'intéressait dans la vie de soldat, c'était, outre l'aventure, le fait de pouvoir être utile à son propre peuple, et, s'il n'était pas assoiffé de violence, le cliquetis et l'éclat des armes et des cuirasses, la fière allure des soldats arborant les couleurs de leur cité ne le laissaient pas indifférent, comme beaucoup de ses camarades.
Le soir même, une grande table de bois avait été dressée pour les Gardiens de l'Epée, afin de procéder au recrutement. Une vingtaine de jeunes hommes d'Ylienne et des fermes plus isolées des alentours s'étaient présentés dans l'espoir d'être choisis. Gaelan connaissait la majorité d'entre eux. Il s'agissait pour la plupart de rudes gaillards. Mais il ne suffisait pas d'être fort pour être recrutés ; les soldats devaient aussi être endurants, avoir quelques connaissances du monde, être habiles, capables d'entendre et d'apprendre afin de répondre à toutes les exigences de leur future condition. Les candidats étaient donc testés non seulement sur leurs aptitudes physiques, avec les soldats commandés par les plus jeunes officiers, mais aussi lors d'un questionnement dirigé par les officiers les plus expérimentés. Gaelan fut heureux de revoir parmi les chefs l'un de ses amis d'enfance, recruté quelques années auparavant. Il avait rapidement gravi les premiers échelons pour se retrouver à commander plusieurs hommes. Le jeune bûcheron tentait bien d'attirer son attention, mais Belfon ne lui rendit pas plus qu'un discret hochement de tête. Un peu déçu, Gaelan se concentra alors sur ses épreuves. Il espérait pouvoir suivre l'exemple de son ami. Il ne s'inquiétait pas trop pour les exercices faisant appel à la force physique et à l'endurance : traîner un tronc d'arbre, lancer un marteau ou soulever un coffre rempli de pierres était presque un jeu pour lui. Il eut plus de mal avec les exercices d'habileté, comme se déplacer aussi rapidement que furtivement dans la forêt, et surtout grimper aux arbres ; il n'avait jamais été doué pour cela, et son vertige ne lui simplifiait pas la tâche.
Mais ce qui lui fut encore plus difficile, ce fut le questionnement mené par les officiers plus anciens. En effet, la mise en scène était en elle-même déjà intimidante. Le candidat était debout, devant la table ; en face, les trois commandants étaient assis, l'air grave avec leurs yeux scrutateurs, tentant de percer la personnalité de chacun, leur barbe leur donnant un air vénérable et sage. Certainement des Officiers Immortels, se dit Gaelan. Il n'était plus très sûr d'être à la hauteur. Mais, après tout, ses camarades ne pouvaient pas être beaucoup plus savants et habiles à cet exercice que lui. Personne ne connaissait à l'avance le contenu des questions, car les villageois étaient priés de se tenir à l'écart. Toute personne tentant d'en apprendre davantage pouvait être sévèrement punie. Mais le jeune bûcheron fut surpris quand on lui demanda simplement pourquoi il désirait faire partie de la Garde de l'Epée, s'il connaissait le but, les privilèges, mais aussi les devoirs que requérait cette vocation particulière. Il dut encore tenter de donner les principales étapes du long conflit opposant les hommes aux Môsommes. Finalement, il pensa avoir répondu correctement et honnêtement aux questions posées. Mais ce n'est que le lendemain, peu avant leur départ, que les Gardiens de l'Epée donneraient leur réponse, la ou les recrues, s'il y en avait, n'auraient alors qu'une heure ou deux pour plier bagage, et faire ses adieux.
Mais l'heure était maintenant à la joie, après les dures épreuves subies par les jeunes hommes plein d'enthousiasme. L'effervescence avait gagné toute la population qui avait rapidement préparé un banquet. La fête était cependant simple, les Gardiens de l'Epée ne tenant pas à de grosses réjouissances. Ils prévoyaient également de lever le camp au petit matin. Les soldats se montrèrent bienveillants face aux villageois. Gaelan put enfin parler à Belfon. Ce dernier se montra alors plus ouvert, et même si une certaine distance était palpable, il sembla toutefois réellement heureux de revoir le village de son enfance et ses proches. Un repas frugal avait été diligemment préparé par les femmes, le chef du village s'excusant auprès des Gardiens de ne pouvoir offrir plus, leur arrivée n'ayant pas été connue suffisamment à l'avance.
« Ne vous inquiétez pas, répondit cérémonieusement Gyldan, le Capitaine commandant la troupe, avec une ombre de sourire sur les lèvres, il y a longtemps que nous n'avions été aussi bien accueillis ! » Le chef du village, tout fier de la réponse de son hôte, voulut le prendre par les épaules pour l'emmener s'asseoir à la place d'honneur de la grande table du banquet, la même qui avait auparavant servi à l'interrogatoire des jeunes candidats. Voyant le léger mouvement de recul de Gyldan, le chef du village se confondit en excuses pour sa familiarité, bafouillant qu'il n'avait pas l'habitude de recevoir d'aussi prestigieux hôtes. Mais quelques rires des soldats ayant assisté à la scène détendirent l'atmosphère et donnèrent le signal pour une belle soirée ponctuée de musique, de chant des villageois répondant aux chants des soldats à la gloire d'Immortalia. Hommes d'armes et habitants d'Ylienne sympathisèrent, les uns donnant des nouvelles des contrées traversées, parfois lointaines, les autres racontant les coutumes locales, mais aussi les histoires ayant cours dans la forêt. Chacun y trouvait son compte. Gaelan écoutait, espérant lui aussi bientôt traverser des contrées exotiques, vivre des aventures formidables, combattre des créatures extraordinaires, même si au village, malgré les récits des soldats, personne n'y croyait vraiment.
La soirée fut longue, et surtout la nuit bien courte lorsque la trompe des Gardiens sonna le réveil. Le soleil n'était pas encore levé, la brume matinale laissant à peine filtrer quelques nuances orangées dans le ciel. Gaelan eut du mal à se lever. Après s'être passé un peu d'eau fraîche sur le visage, il fut surpris en sortant de chez lui de constater une activité déjà intense dans le village. Les ordres des officiers fusaient, et les soldats apparemment si nonchalants quelques heures plus tôt, s'affairaient à présent, chacun sachant exactement ce qu'il avait à faire. Le jeune bûcheron vit Belfon discuter avec le Capitaine Gyldan. Les deux hommes ne semblaient pas d'accord. Le cœur de Gaelan se mit à battre plus vite. Etaient-ils en train de parler de lui ? Il savait que sa force physique avait fait bonne impression. Mais cela suffirait-il ? Son ami le soutenait-il, ou, au contraire… Le jeune homme se souvenait de la distance que son ancien ami plaçait entre eux lorsqu'ils s'étaient entretenus la veille. Cela ne faisait que trois ans qu'il était parti, mais quelque chose avait changé dans son regard. Une lueur qui n'y était pas auparavant. Quelque chose d'intemporel. Se pourrait-il qu'il ait déjà obtenu l'Immortalité ? Il n'avait rien voulu dire. Mais son regard était dur, comme celui de Gyldan, et tellement distant, comme s'il ne faisait plus vraiment partie de ce monde ou du moins n'était plus en mesure de le comprendre. Il semblait avoir terriblement vieilli, bien que son corps soit incroyablement fort. Toujours est-il que Gaelan n'avait pas retrouvé son ami tel qu'il l'aurait souhaité. Et maintenant voilà qu'il avait une explication avec son chef ; tout cela ne présageait rien de bon…
Le gros des préparatifs de départ était maintenant presque terminé, et le Capitaine des Gardiens de l'Epée avait ordonné un rassemblement de ses soldats en ordre ainsi que des villageois, afin de rendre sa décision. Les candidats se tenaient alignés, face aux hommes armés, le contraste était saisissant entre la ligne grossière formée par les paysans et les artisans, dans leurs plus beaux habits qui n'avaient rien à voir avec les cottes de mailles surmontées des tuniques bleu ciel des soldats, toutes identiques, en ordre parfait. Les officiers, l'air grave, se tenaient un pas en avant de leurs propres hommes ; ils portaient à peu près le même uniforme, sauf leur heaume dont les bords étaient ornés de motifs finement ciselés. Sur leur tunique, au niveau de l'encolure, des bandes dorées montraient leur grade. Sur toutes les tuniques, l'emblème de Sylona semblait rayonner et gonflait de fierté ceux qui la portait ; c'était un écu blanc avec en son centre l'Epée, Immortalia. Sa lame large et puissante, et sa garde sobre, pointée vers le haut, projetait des éclairs dorés. Cet emblème était représenté en petit sur le cœur et sur la cuisse droite de la tunique, et en grand dans le dos. Chaque soldat était armé d'une lame longue comme un bras humain et légèrement courbe munie d'un manche de même taille en bois, recouvert d'une lanière de cuir consciencieusement enroulée. Cette arme étrange entre la lance et l'épée se manipulait à deux mains. Ensuite ils portaient au côté comme arme de poing un glaive assez court, ainsi qu'un bouclier, sur le dos, retenu par un épais lacet de cuir, pour les combats plus rapprochés. Certains avaient encore un arc à double courbe avec un carquois garni de flèches à leur ceinture. Le tout formait un ensemble imposant, et le silence tomba peu à peu sur la place du village malgré le soleil qui se levait. Même la nature semblait retenir son souffle, lorsque la voix grave du Capitaine Gyldan retentit :
« Vous, habitants d'Ylienne et de ses alentours, au nom de la Garde de l'Epée de Sylona, je vous remercie pour votre chaleureux accueil et pour l'hospitalité accordée. J'ai vu ici des jeunes gens valeureux, plein de force et de fougue, et volontaires, je vous en félicite. Comme vous le savez, la Garde de l'Epée a toujours besoin de recrues ; mais il est bien difficile d'y entrer, et nombreuses sont les déceptions, en cela je dois vous prévenir ! Peu seront amenés à de hautes fonctions dans l'armée. Mais pour ceux qui y parviendraient, honneur et immortalité sont promis. » A ces mots, de nombreux yeux brillèrent, non seulement parmi les candidats, mais aussi parmi les soldats, car seuls les plus valeureux d'entre eux obtiendraient un jour le précieux don. « Il n'a pas été facile de vous départager, jeunes gens ambitieux, et aucune épreuve n'est entièrement fiable ; cependant, avec mes officiers nous avons une certaine expérience et une forte intuition, et nous sommes certains que les jeunes Talien, Fulga et… Gaelan feront de bonnes recrues. Mais avant de faire vos bagages, soyez sûrs qu'une vie difficile vous attend, vous gagnerez peu de richesses, votre mission sera difficile, certains perdront peut-être même la vie. Alors, avant de vous engager définitivement, réfléchissez bien une dernière fois, mais vite. Nous partons dans une heure. »
Gaelan fut fou de joie en entendant son nom. Il avait vu le regard fugace que Gyldan avait lancé vers Belfon avec une légère hésitation dans la voix. Maintenant, ce dernier devrait se réjouir pour son ami. Pourtant le jeune bûcheron fut surpris de voir le visage de l'officier fermé. Dès la fin de l'allocution de son Capitaine, il tourna même les talons pour retourner vaquer à ses occupations. Mais qu'est-ce que cela pouvait bien signifier ? Le jeune homme ne savait que penser. Cependant quelques ordres rapides furent lancés à l'attention des élus. L'heure du départ était proche, il fallait terminer son paquetage et faire ses adieux. Pour Gaelan, ces préparatifs furent courts, et il se présenta le premier à l'officier responsable des recrues. Quelques instants plus tard, la troupe était en route, sous les encouragements des villageois. Le Capitaine Gyldan n'était pourtant pas à la fête, il avait l'air soucieux. Certes il n‘était pas réputé pour sa jovialité, mais les soldats discutaient entre eux à voix basse ou s'échangeaient des regards interrogateurs sur l'humeur de leur chef. Des plaisantins mirent finalement cette morosité apparente sur le compte de l'alcool de châtaigne un peu trop généreusement distribuée par les villageois lors du banquet de la veille. Le mot se répandit dans la troupe, qui se mit à entonner des chants à la mode dans les salles de gardes, au grand émerveillement des trois recrues.
Le voyage se déroulait paisiblement lorsqu'en milieu d'après-midi, l'un des soldats envoyés en éclaireur arriva précipitamment. Il avait l'air presque affolé, et mit de longues secondes avant de s'exprimer, autant pour reprendre son souffle que pour chercher ses mots : « Capitaine, à moins d'une demie-lieu, une forte troupe d'au moins 100 Môsommes se dirige par ici ; ils se déplacent certes lentement à cause de quelques blessés, mais ils semblent résolus à dévaster tout ce qui sera sur leur chemin. Ils ne nous ont pas repérés, mais en cas de combat, avec les recrues dans les jambes, ils nous écraseraient certainement !
– Je ne pense pas que ce soit à vous d'en juger, soldat, répondit sèchement Gyldan. » Aussitôt il lança des ordres afin de quitter le chemin. Il envoya aussi quelques soldats en arrière afin d'effacer le mieux possible les traces du passage de la troupe. En seulement quelques minutes, le silence régnait dans la forêt, et personne n'aurait cru qu'un groupe important de soldats s'y déplaçait peu de temps auparavant. Les recrues avaient été mises à l'abri sur les hauteurs, autant pour leur sécurité que pour éviter le risque qu'un imprudent ou un maladroit ne donne l'éveil à l'ennemi. Le reste de la troupe se trouvait dispersé sur une ligne parallèle au chemin, à quelques dizaines de mètres de ce dernier, en position avantageuse, et prête à fondre sur les Môsommes, si le Capitaine en donnait l'ordre. Mais ce dernier avait bien l'intention de ne pas se manifester, sa mission étant de ramener ses recrues à Sylona. Et si le nombre donné par l'éclaireur était exact, les chances de victoire, malgré l'effet de surprise, étaient plutôt minces, avec des jeunes non préparés au combat. D'ailleurs, que faisait une importante troupe armée de Môsommes aussi loin de leur territoire ? La paix était entendue, et jusque-là dans l'ensemble respectée par les protagonistes. Qu'est-ce que cela pouvait bien cacher ?