Le vol d'Immortalia (2/5)

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Seconde partie de l'histoire du jeune Gaelan, recrue des Gardiens de l'Epée. Récit de Fantasy.

Une terrible rumeur se répandit peu à peu dans les bois, d'abord confuse, puis de plus en plus précise. Une forte troupe était en marche, sans ne rien faire pour se dissimuler. Il fallait être inconscient ou bien fortement sûr de soi pour faire preuve d'autant de négligence. Gyldan était tendu. Ses soldats retenaient leur respiration. Eux de si bonne humeur à peine quelques minutes auparavant se montraient maintenant très concentrés, l'instinct du combattant reprenant le dessus. Gaelan et les autres recrues se tenaient cachés sur les hauteurs, avec interdiction de se manifester, quoiqu'il advienne. Ils se regardaient les uns les autres, partagés entre l'excitation du danger et l'appréhension de devoir le confronter, sans savoir comment réagir si les Môsommes venaient à les découvrir.

Les sons et les voix de la colonne ennemie se faisaient de plus en plus distincts, jusqu'à ce que les premiers guerriers apparaissent au détour d'un coude du chemin. Malgré la distance encore importante, le jeune villageois étouffa un cri de surprise. Ses camarades tournèrent les yeux vers lui avec effroi, alors que les quelques soldats chargés de rester près d'eux lui lancèrent un rapide coup d'œil chargé d'éclairs, avant de reprendre leur observation attentive de l'avancée de la troupe. Heureusement, dans leur marche sans prendre la moindre précaution, personne n'avait pu l'entendre. Les oiseaux s'envolaient bruyamment à l'approche des intrus. Quant aux Gardiens de l'Epée, ils avaient l'air aussi tendu que la corde de l'arc que certains d'entre eux bandaient déjà. Le regard rivé sur leur Capitaine, ils n'attendaient qu'un signe de sa part pour agir. Mais ce dernier se contentait d'observer l'avancée des Môsommes dont les premiers arrivaient à leur niveau. Il s'agissait sans aucun doute d'une troupe de guerriers car ils étaient trop lourdement armés pour être un groupe de voyageurs ou de commerçants. Les minutes semblaient être des siècles pour Gaelan qui voyait ces êtres étranges pour la première fois de ses propres yeux. Il fut d'abord surpris par leur taille, certains mesurant bien deux pieds de plus que lui, alors qu'il passait lui-même pour être très grand dans son village. Leur peau était grise, semblait épaisse, ils n'avaient pas de cheveux. Leur démarche était étrange mais gracieuse, car ils faisaient de grands pas, et malgré leur taille et une apparente grande force musculaire, ils semblaient glisser plus que marcher. Cependant, ils ne prenaient pas garde au bruit qu'ils pouvaient créer en se déplaçant, ni aux branches qui les fouettaient. Au contraire, les premiers d'entre eux brandissaient d'énormes glaives courbes forgés dans un métal noir et aux reflets étranges que Gaelan ne connaissait pas. Alors que le cortège défilait sous ses yeux, il comprit leur rôle ; ils ne faisaient qu'élargir le chemin pour permettre le passage de chariots tirés par quatre quadrupèdes à l'allure presque comique, entre le cochon et le taureau, avec de longs poils et au regard sinistre. Des vautrons, se dit le jeune villageois ; il n'en croyait pas ses yeux ; ces animaux passaient pour être très rares et surtout indomptables. Pourtant ceux-ci semblaient des plus dociles. Autre chose frappait l'ancien bûcheron : malgré la nonchalance et le manque de précautions apparents des Môsommes se déplaçant sur un sol étranger, ceux-ci se tenaient surtout autour de l'un des chariots, le surveillant de très près, comme pour protéger une relique, ou un précieux trophée. L'intérieur du véhicule était invisible des observateurs silencieux, cependant Gaelan aperçut un morceau de tissu, une sorte de banderole avec l'écusson doré de Sylona. Il n'était pas le seul, et il ressentit plus qu'il ne vit le trouble chez la plupart de ses compagnons. Comme si la présence de cette troupe étrangère n'était pas suffisamment surprenante en elle-même, que pouvait bien contenir ce chariot ? En fin de colonne, d'autres chariots transportaient des Môsommes blessés au milieu de ce qui devait être des caisses de ravitaillement, certains semblant plus morts que vifs, perdant leur sang, parfois même amputés d'un membre. Ils étaient suivis par une arrière-garde plus attentive au chariot du centre du cortège qu'à la surveillance des alentours.

Longtemps après la disparition du dernier Môsomme, Gyldan envoya des éclaireurs s'assurer que la voie était libre. A leur retour, tous les soldats furent enfin autorisés à sortir de leurs cachettes, le danger écarté. Ils se regroupèrent sur le chemin, entourant leur Capitaine. Celui-ci discutait avec ses officiers sur la conduite à tenir. Alors que certains bouillaient d'en découdre, d'autres prônaient la prudence, argumentant le rapport de force défavorable et surtout le manque d'informations. Il était certain que les Môsommes venaient d'effectuer un raid violent et très certainement meurtrier, mais contre qui, où et pourquoi ? Il ne s'agissait cependant en aucun cas de fragiliser encore une paix déjà précaire sous l'effet d'une impulsion. Gyldan se rallia à ce dernier avis, sous les protestations respectueuses de nombreux Gardiens de l'Epée dont l'inactivité rendait entreprenants. Les soldats poursuivraient leur route, presque comme si de rien n'était, si ce n'est qu'on accélèrerait la cadence jusqu'à la capitale, afin de rendre compte de ce qui venait de se passer.

Mais Gaelan s'écria presque pour demander ce qu'il adviendrait si les Môsommes arrivaient à Ylienne. « Comment oses-tu ? » lui demanda brutalement Belfon. « Tu es une recrue maintenant, et tu n'as pas le droit d'émettre le moindre doute une fois les ordres donnés ! Tu seras puni pour ton impertinence ! » Gaelan regarda son aîné d'un air désemparé. « Laissez-le pour l'instant, Lieutenant Belfon, nous devons plutôt nous hâter vers Sylona. Quant à vous jeune homme, ne vous laissez pas emporter par votre fougue ; un bon Gardien de l'Epée doit être en mesure de maîtriser ses sentiments, et agir pour le bien de tous. Non seulement nous ne sommes pas de taille à nous mesurer à ces guerriers, car malgré la paix, et vu leur état, il semble que nous serions obligés de combattre ; en outre, notre priorité est de vous ramener sains et saufs. Plus vite nous serons à Sylona, plus nous en saurons sur la situation, et alors seulement nous aviserons. En ce qui concerne votre village, nous ne pouvons malheureusement rien entreprendre pour l'instant. Bien, assez discuté et en route à présent ! » Gaelan allait ouvrir la bouche pour émettre une protestation, mais le regard de glace de Belfon le cloua sur place. Comment son aîné pouvait-il se montrer aussi insensible ?

La troupe se remit en marche. La bonne humeur du matin était un lointain souvenir, et un silence de plomb régnait maintenant dans les rangs. Une certaine inquiétude se lisait sur les visages, dont les yeux scrutaient consciencieusement les alentours. Gaelan et ses deux camarades d'Ylienne marchaient en queue de cortège, en traînant presque les pieds, et se retournant souvent, comme s'ils voulaient voir ce qui se passait au-delà des collines, des clairières et des bois profonds. Belfon ralentit le pas pour revenir à leur hauteur. « Moi aussi, dit-il d'un ton plus conciliant, je suis inquiet, évidemment ; je n'oublie pas mon village et ma famille. Mais nous ne pouvons rien faire d'autre pour l'instant que de suivre les ordres et poursuivre notre route. » Un geste impérieux de la main coupa court à toute objection de ses compagnons, et aucune autre mauvaise rencontre ne vint troubler le reste de la journée. Un silence troublant régnait dans la forêt, et même s'il était normal de ne pas rencontrer beaucoup de monde dans ce fief peu habité, les Gardiens de l'Epée tout comme les jeunes villageois n'y voyaient pas moins qu'un mauvais présage.

Le Capitaine de la compagnie n'ordonna de s'arrêter qu'à la nuit tombée. Le bivouac fut rapidement établi à bonne distance de la route, la garde doublée, et des éclaireurs envoyés s'assurer qu'aucune menace n'était à craindre. Bientôt la troupe sombra dans une torpeur lourde, les respirations se firent plus lentes et régulières. Mais lorsqu'il fut sûr que tout le monde dormait, Gaelan se leva précautionneusement, tâtonna autour de lui pour attraper ses affaires déjà prêtes, et, tout en évitant les sentinelles, il se mit en devoir de s'éloigner le plus rapidement et furtivement possible du camp. Il ressentait de la honte à désobéir et avait l'impression d'abandonner ses compagnons, mais il était bien décidé à retourner à Ylienne afin de prévenir ses proches, en espérant ne pas arriver trop tard. Il avait déjà perdu ses parents et ne voulait en aucun cas que cela se reproduise pour les enfants de son village. Tout à ses pensées, il ne remarqua l'un des éclaireurs qu'au tout dernier moment. Somnolent à moitié dans la nuit fraîche, Ce dernier heureusement ne se méfiait pas de ce qui pouvait venir du camp, et Gaelan put l'éviter soigneusement, avant de reprendre sa route.

Il ne mit pas longtemps à retrouver le chemin menant à Sylona, car Gyldan n'avait pas voulu trop s'en éloigner pour ne pas risquer de perdre plus de temps. Il fallait juste en être suffisamment écarté pour prévenir les mauvaises rencontres. Au petit jour, il vit de la fumée s'élever un peu plus loin ; certainement l'un des rares villages de cette région fortement boisée. Pas de rivière ici comme à Ylienne permettant la circulation des marchandises et des personnes. Gaelan espérait trouver un repas chaud et surtout des nouvelles dans la petite bourgade, dont les premières maisons s'entrevoyaient à travers les arbres. Mais un calme étrange régnait. Certes, l'heure était très matinale, mais s'il y avait de la fumée, il devrait y avoir déjà des gens au travail, on devrait écouter le bruit des outils, les animaux et peut-être sentir une odeur de cuisine, ou apercevoir quelques silhouettes. Mais rien de tout cela. Le jeune bûcheron s'approcha en se maintenant dissimulé, au cas où. Son instinct lui dictait en effet la prudence. Il observa d'un épais massif de fougères les maisons qui s'étendaient devant lui ; mais toujours rien ne bougeait. La fumée qu'il avait aperçue de loin provenait du four à pain qui n'était jamais complètement éteint. Pas le moindre bruit, aucun mouvement ne venait perturber le calme ambiant, rendant la scène d'autant plus inquiétante.

Le jeune homme allait sortir de sa cachette lorsqu'une main puissante s'abattit sur son épaule tandis qu'une voix lui chuchotait : « pas maintenant, il est encore trop tôt pour se montrer. » Gaelan faillit pousser un cri de surprise avant de reconnaître avec un certain soulagement Belfon. « Triple idiot, tu pensais vraiment pouvoir quitter le camp sans que personne ne remarque rapidement ton absence et sans qu'on ne devine tes intentions ? » Ils restèrent de longues minutes à l'affût, attentifs au moindre souffle de vent dans les branches, au moindre chant d'oiseau, au moindre bruit provenant de la forêt et des maisons devant eux. Mais rien ne venait troubler le village à l'aspect si paisible, lorsque soudain des branches frissonnèrent légèrement quelque part sur la gauche. Les deux hommes tendirent l'oreille, le cœur battant ; le mouvement était à peine perceptible, mais bien réel. Après quelques minutes d'hésitation, un visage humain apparut dans le feuillage. Celui qui semblait être un habitant observait minutieusement la place centrale et les alentours de son village. Puis il disparut. Belfon et Gaelan attendirent encore. Cette fois, ils entendirent un léger craquement sur leur droite, avant de revoir le visage anxieux, cette fois derrière l'encoignure d'une maison. Semblant satisfait du silence régnant, l'homme émit un hululement avant de sortir complètement de sa cachette. Peu après il fut suivi d'autres villageois à l'air désemparé. Personne ne parlait. Mais certains erraient entre les maisons, y rentraient avant de ressortir avec un objet quelconque dans les mains, ne sachant eux-mêmes pas vraiment quoi en faire. Puis, comme mus par un instinct commun, ils se rassemblèrent au centre de la bourgade, sans prononcer la moindre parole.

C'est à ce moment-là que Belfon passa devant son compagnon et quitta le poste d'observation pour se diriger vers le groupe. « Vous avez agi avec prudence, mais pas suffisamment ; si j'étais ici avec une troupe pour vous attaquer, vous seriez maintenant à ma merci ! » Les villageois se retournèrent vivement vers le nouveau venu, une terreur implacable se lisant pendant un instant dans les regards. Mais à la vue de l'uniforme, un profond soulagement se répandit dans l'assemblée. Un homme d'un certain âge s'avança pour accueillir Belfon : « qui êtes-vous, Soldat, pour parler de la sorte ? Où est donc votre troupe ? Pourquoi ces paroles de mépris, alors que vous ne nous avez pas protégés, ni même avertis ? » Gaelan sortit à son tour. « Que s'est-il passé ? » répliqua impérieusement le jeune officier, ignorant le reproche formulé. « Les Môsommes… Ils nous ont attaqués ; enfin, pas tout à fait ; vous voyez, il n'y a rien de détruit, juste du désordre. Ils ont pillé ce qu'ils ont pu trouver, mais ils ne semblaient pas vouloir s'attarder ; ils avaient des blessés avec eux. Ils ont pris de la nourriture, quelques objets, outils… Et puis ils sont repartis comme ils sont venus, sans commettre le moindre meurtre… » Ces propos laissaient Belfon songeur. De plus en plus étrange, le comportement de cette troupe. Gaelan voulut parler, mais l'officier lui intima d'un geste de se taire, avant de poursuivre : « je suis éclaireur d'un groupe de Gardiens de l'Epée ; on nous a effectivement signalé la présence d'un groupe de Môsommes, et nous le cherchons, afin de le neutraliser, par la force s'il le faut ; les traités leur interdisent de s'infiltrer sur les territoires reconnaissant l'autorité de Sylona ; nous allons enquêter et tout mettre en œuvre pour les retrouver. A présent rentrez chez vous ; même si leur retour est peu probable, surveillez les alentours et ne vous éloignez pas du village pendant quelques temps. Nous enverrons des messagers pour rendre compte, et des soldats pour vous protégez au cas où les Môsommes devaient toujours se cacher dans les parages. Mais je dois maintenant aller rendre compte à mes supérieurs. Adieu ! »

Le village à peine disparu derrière le premier coude du chemin, Gaelan ne put retenir plus longtemps son indignation : « Alors c'est comme ça, on laisse ces pauvres gens livrés à leur sort ? Car j'imagine que tu ne vas pas leur procurer de l'aide maintenant, tu n'es l'éclaireur d'aucune troupe, et nous sommes encore trop loin de Sylona ! – Tais-toi, je te rappelle qu'à présent tu n'es plus un habitant des bois obscurs, mais une recrue des valeureux Gardiens de l'Epée ! Tu dois respect, fidélité et surtout soumission sans faille à tes supérieurs, même si tu n'es pas d'accord ; on ne te demande pas de comprendre leurs décisions ! Ces villageois n'ont plus rien à craindre pour l'instant ; par contre il s'agit de découvrir ce que ces Môsommes ont derrière la tête ; je dois d'abord avertir le Capitaine Gyldan. Et toi, tu vas gentiment me suivre, si tu ne veux pas être considéré comme un déserteur ! » Le jeune homme ne répliqua pas, sentant une réelle tension dans la voix de son ancien camarade. Il n'en décida pas moins qu'à la prochaine occasion, il partirait à la poursuite des intrus.

Ce soir-là ils bivouaquèrent dans une clairière près d'un ruisseau. Belfon avait perdu la trace des Gardiens de l'Epée, et décida que le lendemain, ils reprendraient dès l'aube la direction de la capitale. Il ne parla pas plus, semblant totalement absorbé dans des pensées sombres. Gaelan quant à lui n'osait déranger son aîné, préférant se faire oublier afin de profiter de la moindre faute d'attention de sa part. Cette fois il était bien décidé à ne pas être gêné dans son dessein. Et même s'il souhaitait toujours ardemment entrer dans la prestigieuse Garde de l'Epée, il voulait d'abord s'assurer que son village était hors de danger. Après tout, n'était-ce pas là non plus l'une des principales missions des soldats que de protéger le peuple ? Pour se changer les idées, il alla jusqu'au ruisseau pêcher quelques écrevisses avec les derniers rayons de soleil, afin d'améliorer l'ordinaire de pain et de fruits secs. Rapidement grillées et accompagnées d'herbes aromatiques de la forêt, peut-être apaiseraient-elles la mauvaise humeur de son aîné.

Il ne s'avéra cependant pas simple de tromper sa vigilance, car malgré la fatigue de la journée, il ne semblait pas vouloir sombrer dans le sommeil. Il se tournait et se retournait, en proie à de violents tourments intérieurs, et chaque fois que Gaelan pensait qu'il s'était enfin assoupi, le jeune officier se redressait brusquement, les yeux grand ouverts, hagards. Profitant du trouble de son compagnon et feignant l'indignation de ne pouvoir dormir lui –même, il rassembla ses quelques affaires et grommela qu'il allait chercher un coin plus calme pour tenter de se reposer. Belfon ne fit même pas attention à lui, déjà replongé dans ses cauchemars fiévreux. Il faisait assez froid, une légère brume enveloppait les arbres d'un voile laiteux. Pas un bruit ne venait déranger les deux hommes, comme si la forêt toute entière retenait son souffle. Gaelan ressentait lui aussi cette attente oppressante, et dès qu'il pensa enfin son compagnon plongé dans un sommeil lourd et agité, il prit les plus grandes précautions pour se faufiler hors de la clairière nappée d'une brume de plus en plus épaisse, et disparut sous les ombres des chênes dont les branches pendaient sous le poids des siècles.

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