Le vol d'Immortalia (3/5)

perno

3ème partie du récit des aventures de Gaelan qui se retrouve dans son village et fait la rencontre d'une jeune fille, Amilda dans des circonstances dramatiques.

Il marcha de longues heures jusqu'à l'aube tout en faisant de nombreuses haltes, non pour se reposer, mais s'assurer qu'il n'était pas suivi. Maintenant il s'estimait suffisamment loin, et seul, pour se permettre un peu de repos. Il se trouvait sur une colline lui donnant un point de vue favorable sur les alentours. Mais il ne vit rien d'inhabituel entre les arbres, et décida de s'allonger un moment. Dans son demi-sommeil, il vit les Môsommes qui fonçaient sur lui, voulant le capturer. Puis il y eut un grand éclair de lumière blanche, il était attaché, à genou sur le sol, maintenu par l'une des créatures, pendant qu'une autre s'approchait lentement. L'éclair semblait provenir de sa main. Gaelan, aveuglé, ferma les yeux, avant de les rouvrir aussitôt en se redressant. Il venait de se réveiller en sursaut, transpirant. Il regarda tout autour de lui, inquiet, mais un soleil pâle brillait, quelques oiseaux chantaient, et rien ne semblait vouloir venir perturber la quiétude des lieux. Pourtant le jeune homme sentit un poids sur son cœur, et un désagréable sentiment de danger ne le quittait pas. Après un frugal repas des quelques provisions qu'il avait sur lui, il voulut se remettre en route.

Mais en tentant de repérer la route à suivre, il vit soudain au loin une fumée s'élevant au-dessus des arbres. En scrutant plus attentivement, il reconnut alors la discrète trouée dans la verdure que constituait la vallée de l'Ylie avec ses nombreux méandres serrés, tel un serpent se tordant après avoir été jeté dans le feu. Un peu plus loin, les falaises sur lesquelles il se tenait il y a quelques jours encore, dans la tranquillité du soir, après une journée de labeur bien remplie. Et au milieu, la fumée… Elle provenait sans aucun doute de son village. Il devait s'agir d'un feu important. Que s'était-il passé ? Ylienne avait-il été attaqué ? Ou s'agissait-il d'un simple accident, comme cela arrivait parfois ? Il n'y avait plus une minute à perdre, il fallait savoir, et secourir s'il en avait le pouvoir.

Gaelan se remit donc en route sans plus attendre. Il essaya d'imaginer ce qui avait bien pu arriver. Et il se souvint de son rêve. Son inquiétude grandit, même s'il ne comprit pas pourquoi. Mais où étaient donc les Gardiens de l'Epée ? Pourquoi ne venaient-ils pas à l'aide des villageois ? Au lieu de se torturer l'esprit davantage, le jeune homme essaya de se concentrer sur le chemin à suivre afin d'aller plus vite, et de prévenir les mauvaises rencontres. Il voulut couper au plus court pour trouver rapidement l'Ylie, espérant reconnaître bientôt les lieux. Mais il allait assez peu souvent dans cette partie de la forêt. Les habitants des bois ne s'aventuraient que rarement hors des routes, des sentiers et des parcelles qu'ils travaillaient, à part pour justement reconnaître les alentours et marquer des arbres bons à être abattus. On disait que des créatures étranges se terraient au fond des bois, et qu'il ne faisait pas bon déranger. Pourtant Gaelan n'avait pas le choix, il lui fallait maintenant retrouver son village, au plus vite.

Après plusieurs heures d'une marche harassante à devoir presque se frayer un chemin dans une végétation devenue plus dense en s'approchant de la rivière, le jeune homme la trouva enfin. Il la suivit, espérant trouver l'un des trois vieux moulins pratiquement en ruine sur son rivage. Il savait que des chemins en partaient pour rejoindre directement son village, sans suivre tous les crochets de l'Ylie. Il était de plus en plus impatient d'arriver et de savoir, mais son inquiétude croissante lui faisait également redouter ce qui l'attendait. Au détour d'un ultime virage du cours d'eau, il vit enfin apparaître l'ancien moulin du père Delbon maintenant laissé à l'abandon. De là partait un sentier creusé par les ânes portant les sacs de céréales et de farine. Il n'était plus utilisé régulièrement depuis des années, mais il devrait tout de même être assez aisé à retrouver. Il suffirait alors de le suivre, et d'ici une bonne heure, Gaelan serait au village.

Il touchait enfin au but, il allait savoir ; il aurait déjà dû percevoir des rumeurs de l'activité de la bourgade, mais un silence inquiétant régnait aux alentours. Il n'avait croisé personne encore sur le chemin, fait anormal en ce milieu d'après-midi. Il courut presque les derniers décamètres pour atteindre son but. Mais il arrivait trop tard, et ne trouva que les restes encore fumant d'un grand brasier sur la place centrale d'Ylienne, là où seulement deux jours plus tôt il célébrait joyeusement et rempli d'espérance son départ. Il n'avait pas pensé revenir aussi vite, mais cette fois, c'est dans la désolation qu'il retrouvait son village. Les maisons avaient été pillées et étaient restées ouvertes, de nombreux meubles et autres effets avaient été jetés sans ménagement dans les rues, certains murs étaient noircis, comme si on avait essayé d'incendier les habitations. Gaelan était bouleversé, n'osant affronter l'affreuse vérité. Il appela, sans grand espoir d'obtenir une réponse, et sans se préoccuper si l'ennemi pouvait encore s'attarder dans les parages, lorsqu'un bruit sourd provenant de l'intérieur de l'une des maisons attira son attention. Il se dirigea prudemment vers l'habitation, le hasard voulant qu'il s'agisse de celle de la famille de Belfon, et se demanda ce qu'il découvrirait à l'intérieur. Le bruit se refit entendre, mais dès qu'il atteignit le seuil et tendit attentivement l'oreille, il ne trouva que le silence, la vie ayant semblé abandonner le lieu. Prenant son courage à deux mains, il se risqua dans la pièce principale qu'il avait souvent visitée quelques années auparavant.

Il y faisait sombre, les volets étaient encore fermés. Le jeune homme buta sur un objet au sol et retint un juron. Il fit une courte pause afin d'habituer ses yeux à l'obscurité. Il n'avait pas vraiment peur, mais une sombre angoisse le tiraillait à l'idée de ce qu'il craignait de trouver. Un nouveau bruit furtif se fit entendre. Il s'arrêta de nouveau, retenant son souffle, avant de se risquer : « il y a quelqu'un ? C'est moi, Gaelan ! » Aucune réponse. Le temps semblait s'être arrêté. Et puis de nouveau un bruit de frottement, comme un panneau de bois que l'on faisait glisser. Le jeune homme entendait son cœur battre dans sa poitrine. Il n'osait plus bouger, ses sens à l'écoute de tout ce qui pouvait se passer dans la pièce. Une sorte de gémissement se fit entendre. Quelqu'un prononçait son nom faiblement. Gaelan reconnut tout de suite la voix d'Amelda, la jeune demi-sœur de Belfon. Il voulut se précipiter vers elle, mais elle semblait en état de choc, et se mit à crier. Il lui parla calmement tout en ouvrant un volet pour faire un peu de lumière afin de la rassurer. Il l'informa qu'il n'y avait personne au village, qu'elle n'avait plus rien à craindre, et que son frère allait arriver avec des soldats pour la protéger et prendre soin d'elle. L'adolescente sortit alors complètement de sa cachette et voulut bien le suivre dehors, à la lumière du jour.

Elle resta un moment sur le pas de la porte à cligner des yeux. Gaelan ignorait si c'était parce qu'elle avait du mal à s'habituer à la lumière du jour, ou parce qu'elle était choquée du spectacle qui s'offrait à elle. Mais il fit preuve de patience malgré le feu qui le rongeait et continua de lui parler d'une voix qu'il espérait apaisante, car il ne pouvait supporter le silence en ce lieu d'habitude si animé. Il lui apporta de l'eau et lui présenta quelques provisions qu'il avait trouvées au hasard de ses rapides recherches. Après un instant d'hésitation, Amelda se jeta sur la nourriture et ne s'arrêta de manger que lorsqu'elle fut tout à fait sûre qu'il ne restait rien. Après une longue pause, sans attendre la question impatiente qu'elle lisait dans les yeux de son compagnon, elle commença un récit désordonné de ce qui s'était passé.

« Il y a eu beaucoup de bruit, tout le monde courrait, mère m'a crié de me cacher, père est sorti de la maison. Il n'est pas revenu, mais un grand monstre gris est entré dans la maison, je l'ai vu, mais lui, il n'a pas trouvé ma cachette. Mère a crié de nouveau, le monstre s'est jeté sur elle, lui a tiré fort les cheveux, et puis il l'a emmenée. On aurait dit que tout le monde criait dans le village, alors je me suis bouché les oreilles pour ne plus entendre, mais ça ne servait pas à grand-chose. Les monstres aussi criaient je crois, c'était horrible. » Amelda fit une pause pour reprendre sa respiration. Son regard était vide, ses yeux semblaient presque sortir de leurs orbites ; elle fixait le sol droit devant elle, se remémorant les terribles minutes du raid des Môsommes qui avait dû être plus violent que dans le précédent village. Toujours aucun autre habitant ne s'était montré, et Gaelan se demandait ce qui avait bien pu leur arriver. La rescapée étouffa un sanglot, reprit sa respiration avant de continuer son récit : « les monstres sont revenus dans la maison, ils ont tout cassé, mais je me suis bien cachée, ils ne m'ont pas trouvé, ils ne sont pas très malins en fait ! » Elle esquissa un sourire sans joie, avant que son regard ne s'assombrisse à nouveau, « et puis au bout d'un moment, seulement les monstres criaient, je ne sais pas ce qui se passait, et je me suis demandé où étaient père et mère, et puis j'ai pensé à Belfon, aux soldats, je me suis dit qu'ils allaient venir à notre secours… Mais personne n'est venu, juste toi », conclut-elle en lâchant de chaudes larmes. Gaelan ne savait que faire pour consoler la jeune fille en état de choc. Elle se tenait devant lui, ses longs cheveux noirs n'avaient pas perdu leur éclat. Elle levait par moments les yeux vers lui, semblant attendre quelque chose, mais il ne savait pas comment réagir. Il se souvenait de son rire, lors de la Fête du Printemps ; plusieurs garçons avaient voulu danser avec elle, mais c'est Fulga, le fils du potier qui avait réussi à s'imposer. Ils avaient dansé une bonne partie de la nuit, ses cheveux volaient pendant que les deux jeunes gens tournaient, et pour la première fois Gaelan avait remarqué comme elle était belle. Il avait presque honte de repenser à ces moments joyeux en cet instant tragique, mais même à cet instant, au milieu des décombres, alors que le village était désert et que leur monde s'était écroulé, elle n'avait rien perdu de sa beauté et de son charme.

Ils restèrent là un moment, assis par terre parmi les décombres, jusqu'à ce que le jeune homme remarque un fait étrange : les oiseaux semblaient voler dans la même direction, surtout des corbeaux, alors que quelques rapaces décrivaient de grands cercles en altitude. Lorsque son regard se porta dans la direction du centre de ce cercle, quelque part au bord du chemin disparaissant dans la forêt vers le nord, Gaelan vit alors un mince filet de fumée s'élever. Comme son attention avait été focalisée par la situation du village, il ne l'avait pas remarqué plus tôt. A peine s'est-il levé et fait quelques pas vers la sortie du village qu'il sentit une douce main tremblante se glisser dans la sienne. Que faire ? Il ne pouvait laisser la jeune fille de nouveau seule ; cependant, l'emmener avec lui était risqué, car il craignait de savoir ce qu'il allait découvrir au bord de la route du nord, sans parler des dangers à venir… Sentant son hésitation, Amelda lui lança un regard implorant de ses yeux de jais. Il fut incapable de retirer sa main, bien que cela soit incompatible avec son dessein de poursuivre les agresseurs pour connaître leurs intentions, et si possible de les arrêter d'une façon ou d'une autre. Il espérait seulement que les Gardiens de l'Epée seraient prévenus par Belfon, et qu'enfin le Capitaine Gyldan se déciderait à agir.

Après avoir rassemblé hâtivement quelques affaires, et rempli un sac avec de la nourriture que les Môsommes dans leur précipitation n'avaient pas jugé bon d'emporter, les deux jeunes gens se mirent en route sans un regard en arrière. Mais alors qu'ils passaient près de la maison de Gaelan, celui-ci décida de se risquer à l'intérieur. Les agresseurs étaient passés par là également, avaient tout mis en désordre, mais à première vue n'avaient rien emporté. Après avoir rapidement ajouté quelques effets personnels à son maigre paquetage, il ressortit bientôt sous le regard inquiet de sa compagne impatiente de quitter au plus vite ce lieu devenu maudit à ses yeux. Mais l'ancien bûcheron fit le tour de la maison pour aller dans le petit appentis où étaient rangés ses outils. Quelle ne fut pas sa surprise en constatant que les Môsommes n'étaient même pas venus de ce côté-ci. Après avoir fait tourner le loquet de bois, il fut presque soulagé de voir ses outils rangés tels qu'il les avait laissés quelques jours plus tôt. Pourtant cette époque heureuse lui paraissait si lointaine ; cette vision le rassura toutefois, comme si pour un instant une certaine normalité était revenue. Mais Amelda l'attendait dehors, alors il ne s'abandonna pas à la contemplation des témoins d'une autre vie et fit ce pourquoi il était venu : il s'empara de sa ceinture en cuir destinée à contenir ses outils, il choisit un marteau à long manche qui lui servait à enfoncer les coins dans les fentes du bois, deux haches, une grande pour les troncs d'arbres, et une plus petite pour les branches, ainsi qu'un couteau à longue lame courbe qui servait à détacher l'écorce des troncs. Il empaqueta en outre une pierre à aiguiser ainsi que divers objets, comme des clous, une corde de chanvre, qui pourraient toujours lui servir, même s'il ignorait encore comment. Ce matériel était lourd à transporter, mais le jeune homme voulait être prêt pour les épreuves qui l'attendaient. Il referma soigneusement la porte, se demandant s'il reviendrait un jour dans ce lieu de désolation. Une sombre colère montait en lui, un sentiment puissant qui le guidait dans ses résolutions plutôt que de l'aveugler. Il savait ce qu'il avait à faire, et espérait seulement obtenir de l'aide.

Depuis plusieurs minutes maintenant les dernières maisons d'Ylienne avaient disparu entre les arbres, et ni Gaelan, ni sa jeune compagne n'avait eu un regard en arrière. L'adolescente ne pleurait plus, ses yeux étaient secs. Ils cheminaient en silence, partageant le même sentiment de colère, et la même résolution. A mesure qu'ils marchaient, ils perçurent de plus en plus clairement des cris d'oiseau, mais surtout une odeur de chair brûlée, comme lors de la fête du solstice d'été, lorsqu'un cochon entier était cuit au feu de bois dès la veille des réjouissances, pour tout le village. Pourtant cette odeur-là avait quelque chose de sinistre, et cachait une autre puanteur, celle du sang et de nombreux cadavres. Avançant lentement mais bien décidés à affronter l'horreur, ils perçurent le bourdonnement de milliers d'insectes attirés par l'aubaine d'un festin macabre. Chaque pas devenait de plus en plus difficile à l'idée de ce qu'ils allaient découvrir sans tarder. Cependant les Môsommes semblaient avoir voulu cacher leur forfait, car de la route il n'y avait aucune trace visible de leur passage. Une légère brise venant des bois apporta un peu de fumée et une terrible odeur. Gaelan décida d'aller voir. Malgré la détermination dont sa compagne avait fait preuve jusque-là, il n'avait eu aucun mal à la convaincre de l'attendre quelques instants au bord de la route. Le jeune homme avançait maintenant dans les fourrés. La puanteur devenait insupportable, et combinée avec le bourdonnement des insectes et la fumée, il avait de plus en plus la nausée. Il gravit une légère pente et une fois arrivé au sommet d'une petite élévation, une vision d'horreur se présenta à lui. Un cri naquit dans sa gorge mais fut retenu par un hoquet de dégoût.

Amilda eut un mouvement de recul en voyant l'expression du visage de Gaelan revenant des bois. Celui-ci ne semblait pas prendre conscience de ce qui l'entourait. Il reprit son paquetage, et, sans un regard pour sa compagne au regard interrogateur, se remit en route, laissant l'indicible et la peur derrière lui. A présent, son cœur était envahi par une haine puissante et ravageuse, il avait soif de vengeance. C'est à peine s'il percevait la présence de la jeune fille brutalement devenue adulte après ce qu'elle venait de vivre. Ils marchèrent longtemps sans échanger un mot, suivant la piste qu'avaient dû prendre les envahisseurs, c'était en tout cas ce qu'il espérait. Il faisait déjà sombre lorsqu'un profond soupir d'Amilda le tira de ses pensées. Tournant enfin la tête vers elle, il vit son visage vidé de toute force et son regard réclamant enfin une pause. « Je ne me suis pas rendu compte du temps passé, excuse-moi ; il est effectivement temps de s'arrêter pour la nuit, tu dois être morte de faim ! » dit-il en essayant de sourire. Ils s'écartèrent de la route pour trouver un abri sous un grand sapin. Il était hors de question de faire du feu, car les Môsommes étaient peut-être tout près. Gaelan savait qu'il devrait plutôt se mettre à la recherche des Gardiens de l'Epée, il n'avait aucune chance contre toute une troupe. Et puis il n'était plus seul, et se sentait responsable de la jeune fille. Pourtant il ne pouvait se résoudre à rebrousser chemin ; il devait aller de l'avant. Le spectacle de la journée le hantait, il ne pensait trouver du repos que lorsque le sang aurait coulé, cette fois celui des monstres qui avaient commis une telle atrocité. Mais pour l'heure il s'agissait de reprendre des forces. Ce n'est qu'en défaisant sa ceinture avec ses outils – ses armes, à présent – qu'il se rendit compte de leur poids, et à quel point il était fatigué lui aussi. Il se laissa presque tomber sur le tapis d'aiguilles assez mou sous l'arbre, pendant qu'Amilda alla quérir de l'eau au ruisseau qu'ils avaient traversé peu de temps auparavant. Enfin, après avoir mangé un peu, ils s'installèrent le plus confortablement possible, attentifs aux bruits de la forêt alentour. Malgré la tiédeur du soir, Gaelan sentit Amilda qui venait timidement se blottir contre lui. Il était conscient de la charge qui lui incombait, mais il ne savait que faire ; il ne pouvait se résoudre à abandonner la jeune fille, pourtant, l'emmener était bien trop dangereux… La nuit porte conseil, disait-on, et il ne tarda pas à s'endormir d'un sommeil de plomb.

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