Le vol d'Immortalia (4/5)

perno

Avant-dernière partie de l'histoire, les évènements s'accélèrent, Gaelan doit choisir sa voie.

Au petit matin, le soleil brillait, redonnant un peu de courage aux deux jeunes gens égarés dans l'immensité de la forêt. Après un frugal repas, ils reprirent la route au même rythme que la veille, malgré les courbatures qui faisaient souffrir le bûcheron. Mais sa résolution était la plus forte, rien ne pourrait l'arrêter tant qu'il n'aurait pas rejoint les Môsommes. Sa compagne le suivait sans rien dire, et quand Gaelan lui avait exposé son dessein avant de partir, elle s'était contentée de le regarder d'un air grave avant de se lever pour se remettre en route. En fait, il ne savait pas trop ce qu'il ferait après avoir retrouvé les agresseurs ; il ne savait pas combien ils étaient exactement, quel but ils poursuivaient, ni même quelle direction ils avaient prise. Il ne se fiait qu'à son instinct, espérant seulement que ces terribles ennemis se sentiraient suffisamment forts pour rester sur la route et ne pas chercher à l'éviter.

Le paysage était de plus en plus accidenté, la forêt toujours dense en dehors de l'espace dégagé du chemin, c'est pourquoi cette partie de la région était très peu habitée. L'étroite trouée dans la forêt avait même été pavée, on voyait encore çà et là des pierres lissées par le passage des nombreux chariots, car elle avait jadis servi à relier les villages forestiers avec les territoires plus montagneux du nord, pauvres en bois. Les échanges avaient été fructueux, mais après les guerres de succession, puis les invasions môsommes, ces fiefs avaient perdu de leur importance, et beaucoup de villages s'étaient vidés de leurs habitants. Pour la première fois, Gaelan pensa comprendre le raisonnement des envahisseurs ; ils suivaient la route du nord afin de sortir de la forêt, pour mieux pouvoir avancer en terrain plus découvert. Ils comptaient ainsi retourner vers leurs territoires, en évitant les villes plus importantes, les routes fréquentées, et en brouillant les pistes. Les Gardiens de l'Epée quant à eux surveillaient certainement les voies directes allant vers le pays môsomme au-delà du Fleuve Gris.

Après une autre longue journée de marche, le soir approchant rapidement, Gaelan décida de s'arrêter au pied d'une petite falaise offrant un abri du vent du nord qui soufflait plus fort. Cela signifiait qu'ils se rapprochaient des montagnes, et donc que la forêt allait bientôt laisser peu à peu la place à des alpages. Grâce à la protection des rochers, il était possible de faire du feu, et un repas chaud fut le bienvenu pour les deux jeunes affamés. Comme il ne faisait pas encore trop sombre, Gaelan se risqua encore à escalader la falaise pour avoir un aperçu des alentours. A peine avait-il atteint le sommet que son cœur fit un bond dans sa poitrine à la vue de plusieurs minces filets de fumée vers le nord ; il s'agissait sans nul doute du bivouac de l'ennemi, qui ne comptait donc pas une grande avance. A l'horizon se dressaient les montagnes, terribles et menaçantes dans le crépuscule. Et le vent sifflait ici plus fort dans ses oreilles, comme un avertissement. Il redescendit rapidement, excité à l'idée de rattraper bientôt les Môsommes, mais inquiet sur ce qu'il ferait à ce moment-là. Sans un mot pour Amilda qui attendait des nouvelles, il s'étendit près du feu et s'endormit.

Le jeune homme n'eut que peu de repos lors de cette nuit au sommeil agité. Il s'éveilla avant l'aube et prit un soin particulier à préparer ses affaires, notamment ses armes, bien décidé à s'en servir avant le coucher du soleil. Il se sentait à la fois nerveux, impatient, tout en ressentant une légère euphorie, prêt à en découdre. Il manifesta cependant une certaine mauvaise humeur à cause d'Amilda qui, elle, avait du mal à se lever aussi tôt après toutes les épreuves traversées. Elle aurait voulu prendre le temps de récupérer des forces, elle se sentait perdue, et voulait rejoindre son frère aîné. Elle semblait pressentir une nouvelle catastrophe, mais savait que rien ne détournerait Gaelan de son projet, et elle n'avait plus qu'à le suivre, pour ne pas se retrouver seule. Elle s'habituait aussi à son comportement ; malgré son projet de combat, elle se sentait rassurée près de ce grand gaillard. Et elle admirait son courage pour être prêt à se mesurer seul aux ennemis.

Le soleil était déjà haut dans le ciel, et le jeune homme était sûr de se rapprocher de son but, car la piste des Môsommes était fraîche. Ils semblaient de nouveau ne plus se contenter d'utiliser la route, par endroits de nombreuses branches étaient coupées, des arbustes et autres plantes arrachés de part et d'autres de l'étroite bande dégagée et gisaient sur le sol épars. Bien que la terre soit dure, des sillons étaient bien visibles sur le sol là où les pavés avaient disparu, laissant penser que les chariots déjà aperçus avec les Gardiens de l'Epée devaient être encore plus chargés ; pourtant, les envahisseurs n'avaient pas semblé intéressés par le butin qu'ils auraient pu trouver dans les villages dévastés. Et Gaelan se rappelait que la route près de son village n'avait pas été élargie comme ici… Y avait-il deux troupes de Môsommes ? Le jeune homme se posait de plus en plus de questions sur cette équipée étrange, et quoiqu'il soit bien résolu à en découdre pour se venger, une partie de lui-même était en proie au doute et soupçonnait un redoutable secret. Une voix intérieure lui susurrait la méfiance ; comme si la présence des intrus cachait autre chose de bien plus terrible. Gaelan ralentit sa marche, au grand bonheur de sa compagne qui souhaitait se distraire en observant la nature sous le beau soleil qui brillait, comme si tout était normal, ou comme si elle souhaitait reculer une échéance inéluctable. Les oiseaux étaient joyeux sous les ramures et ne prêtaient aucune attention aux malheurs des hommes. Elle ne parlait pas, respectant le silence du jeune homme, mais posait très souvent les yeux sur lui, cherchant à lire chaque changement d'expression de son visage, désirant déchiffrer son regard pourtant fermé. Il finit par s'en rendre compte, et, regardant Amilda, il lut une profonde inquiétude et une grande interrogation dans ses yeux. Il sourit, l'air un peu embarrassé : « écoute ma petite, nous suivons ces monstres, et devrions bientôt les rattraper ; mais ne te fais pas de soucis, ils ne te feront pas de mal, je te protègerai et n'intenterai rien qui puisse te mettre en danger ». L'adolescente, d'abord fâchée par le « ma petite », comme si elle était encore une enfant, sourit à son tour, sans toutefois paraître complètement rassurée. Gaelan lui-même ne savait pas trop ce qu'il comptait faire, et même si son courage n'était pas entamé, il n'était plus aussi sûr de la bonne décision à adopter. Mais il ne mentait pas en assurant vouloir protéger la jeune rescapée. Il ne laisserait pas l'une des uniques survivantes de son village natal tomber aux mains des terrifiants intrus.

La fin de l'après-midi approchait, et Gaelan avait depuis un moment décidé de quitter la route et de la suivre à une certaine distance pour ne pas risquer d'être surpris par une arrière-garde. Ils avançaient donc plus lentement, mais il s'agissait aussi d'être plus prudent. Au bout de quelques heures d'effort, et alors que le soleil approchait de l'horizon, une rumeur se fit entendre plus loin au nord, comme un concert de cris étouffés par la profondeur de la forêt. Les deux jeunes gens se figèrent, Amilda se mit à trembler comme secouée par les terribles souvenirs encore si proches. Quant à son compagnon, après un instant d'hésitation, son regard se durcit, et il se remit en route, bien décidé à affronter quoiqu'il puisse trouver au bout du chemin qu'il se frayait.

D'une main à présent il serrait celle de sa jeune compagne effrayée aux sons de plus en plus distincts, des cris, des lamentations, des cliquetis d'armes. Une bataille avait lieu un peu plus loin ; les Môsommes étaient certainement de nouveau à l'œuvre. Pourtant, Gaelan ne se souvenait pas de la présence de villages encore habités dans cette partie de la forêt… Il serra plus fort de son autre main sa hache, pour se rassurer. Ils pressèrent le pas, comme électrisés, attirés inexorablement par le bruit de la bataille qui se déroulait droit devant. Il faisait de plus en plus sombre, et à présent ils devinaient quelques lueurs à travers le feuillage. Quelque chose se consumait, plus loin.

Quelques instants plus tard Amilda s'arrêta net, aussi brutalement que si un mur invisible avait stoppé sa course, faisant trébucher son compagnon. Celui-ci se tourna vers elle, presque en colère. « Qu'est-ce que… ? » Mais il vit son regard fixe, épouvanté, alors que sa main tremblait dans la sienne, devenant glacée. Gaelan tourna lentement la tête dans la direction où regardait la jeune fille, et ne put retenir un hoquet de surprise en distinguant une monstrueuse silhouette se détachant des arbres à quelques dizaines de mètres devant eux. Comment ne l'avait-il pas aperçue plus tôt ?

Norbrenn, fils du chef de clan Laïbrenn s'arrêta net. Deux Malogads, les « Petits Humains » se tenaient à une courte distance, ils courraient vers lui sans s'apercevoir de sa présence, jusqu'à ce que le plus petit des deux, une jeune femme, le distingue. Ils ne devraient pas représenter de danger pour lui, bien que l'homme ait l'air vigoureux, même si ses gestes trahissaient son inexpérience des armes. Norbrenn ne tenait pas à perdre de temps. Ce qu'il transportait dans ses mains constituait l'unique espoir de son peuple. Après l'attaque des soldats Malogads, son père, qui dirigeait l'expédition, lui avait remis le précieux objet, jugeant la situation désespérée. Il lui revenait de sauver ce qui coûterait la vie à nombre de ses compagnons, et il devait se mettre à l'abri le plus rapidement possible, pendant que ses camarades se sacrifiaient pour couvrir sa fuite. Il n'avait pas le droit d'échouer, car tous comptaient désormais sur lui.

A sa grande surprise, il vit soudain le mâle se jeter dans sa direction, brandissant une hache et un long couteau, en poussant un grand cri de colère. Etait-ce de la bravoure ou de l'inconscience ? D'ordinaire, n'importe quel humain aurait fui devant un puissant guerrier comme Norbrenn. Ne pouvant éviter le combat, il déposa son précieux chargement à terre pour avoir toute liberté de mouvement et dégaina son long sabre à la lame noire juste à temps pour recevoir la charge furieuse de son adversaire. Ce dernier faisait de grands moulinets avec ses deux armes, contraignant Norbrenn à une défense serrée. Gaelan avait cru pouvoir surprendre le Môsommes malgré sa taille imposante. Son expérience de bûcheron l'avait habitué à manier des outils lourds et il ne doutait aucunement de venir rapidement à bout du grand guerrier malgré son aspect terrifiant. Mais il se rendit compte au bout de quelques minutes de combat acharné que son adversaire était plus habile qu'il ne l'avait cru, et petit à petit c'était lui qui se retrouvait sur la défensive, à parer les coups de plus en plus forts et précis de son ennemi. Ses forces déclinaient rapidement, et il ne savait plus comment il allait se tirer d'une situation qui devenait plus désespérée à chaque coup de sabre.

Norbrenn se battait intelligemment, il connaissait bien le métier des armes. Depuis l'enfance il s'entraînait vaillamment à leur maîtrise. Pourtant, il détestait la violence, et ne l'utilisait que lorsque c'était indispensable. Il devait se montrer fort et impitoyable s'il voulait un jour commander le clan comme son père. Il sentait le jeune Malogad faiblir, mais déterminé à se battre de toutes ses forces jusqu'au bout. Le Môsomme savait apprécier le courage, même chez ses ennemis, et s'il le pouvait, il laisserait la vie sauve au combattant qui peinait de plus en plus à parer ses coups toujours plus pressants. Gaelan se battait avec l'énergie du désespoir, en pensant à sa promesse de ne pas exposer Amilda. Il ne la voyait plus, et espérait qu'elle s'était enfuie. Il souhaitait qu'elle puisse trouver un abri, et saurait survivre à toutes ces horreurs. Il espérait qu'elle rirait à nouveau, danserait en laissant voler ses longs cheveux noirs. Cette dernière pensée lui redonna un courage neuf ; prolonger le combat le plus longtemps possible, donner toute l'avance à la jeune fille. Pour lui, il ne se faisait plus le moindre espoir. Norbrenn fut étonné du regain de vigueur chez son adversaire et dut à son tour mettre toute son énergie dans la bataille. Le duel cette fois serait à mort.

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