Le Vol du Siècle

Stéphane Rougeot

Le Vol du Siècle. Le casse le plus osé du début du 20°siècle qu'un cambrioleur va tenter. Le plus gros diamant qu'un flic du 21° siècle va protéger. Les cents années séparant ces deux aventures.

Chapitre 1


La noirceur de la nuit n'a d'égal que le calme de ce quartier résidentiel. L'éclairage public, très espacé, n'offre que de ponctuelles trouées, blanches ou vertes suivant la présence de végétation, telles des balises à suivre pour ne pas perdre son chemin vers une quiétude méritée.

À la faveur de cette signalétique, une voiture sombre s'engage tous feux éteints dans une rue déserte. Parvenue à quelques mètres d'une maison, elle s'arrête, aussi loin que possible des lampadaires. À l'intérieur, deux hommes se regardent.

Le chauffeur ajuste son casque de protection, style militaire mais dans un matériaux approchant plutôt de celui des motards, et vérifie que la caméra qui s'y trouve est bien activée.

— À nous de jouer, Nico !

D'un même geste, ils empoignent leurs fusils d'assaut, bien rangés entre les sièges, et ouvrent les portières.


Nicolas est le moins confiant des deux. Il porte ses vêtements pare-balles en résine ainsi qu'un attirail très perfectionné et complet correspondant aux normes de sécurité en vigueur dans la police. Les forces de l'ordre ont eu énormément de crédits supplémentaires, après les vagues successives de criminalité qui se sont succédées durant les deux premières décennies du vingt-et-unième siècle, et ont profité d'avancées scientifiques inhabituelles pour améliorer les conditions de travail des défenseurs de la paix. En résulte leur arme, encore au stade expérimental, qu'ils ont le privilège de tester depuis une petite semaine.


Silencieusement, ils se glissent vers la porte, et se plaquent contre le mur, un de chaque côté. Nicolas est très concentré, mais visiblement tourmenté. Il murmure :

— J'entre. Tu sais ce que tu as à faire ?

Un hochement de tête lui répond. Il réfléchit, alors que les secondes se font pressantes, puis, toujours sur le même ton :

— Dis-moi franchement, Tophe, tu la sens bien ?

— Hein ? Quoi ? Qui ? Écoute, c'est pas le moment de poser des devinettes, là !

— Non, je veux dire cette intervention. J'ai un mauvais pressentiment. On ferait peut-être mieux d'attendre les renforts ?

— On a reçu des ordres stricts du Corbac, Nico. Faut faire quelque chose avant que ça recommence. Et si le Corbac perd des plumes, on va en laisser beaucoup plus, tu peux me croire !

— Ça m'empêche pas d'avoir un mauvais pressentiment… Bon, je pense que t'as raison, faut y aller !

— Enfin je retrouve mon équipier préféré. Quand tu veux.

Nicolas prend son arme par la poignée, puis sort un petit câble de sa manche droite qu'il relie à la crosse. Le procédé est suffisamment au point pour être utilisable à titre de test dans le service. Il permet au tireur de faire feu par la pensée. Un mécanisme sophistiqué empêche tout mauvais fonctionnement par enrayage. Autant dire que face à ces deux monstres, les plus farouches hors-la-loi n'ont aucune chance.

Du moins, c'est la théorie. Pour la pratique, il faut un temps d'adaptation, durant lequel les bavures doivent absolument être évitées. C'est pourquoi seules les élites du service sont autorisées à l'emporter sur le terrain.


La porte ne résiste pas au talon de Christophe, libérant ainsi le passage aux forces spéciales d'intervention de la police fédérale. Il pointe son fusil à l'intérieur, prêt à faire feu sur un éventuel ennemi qui tenterait d'interdire l'accès à un domaine devenu douteux par le pouvoir d'un inspecteur perspicace.

Personne.

Nicolas maintient son arme le long de son torse, canon vers le haut, pour se mouvoir plus aisément. Une fois dans la place, il se met en position de tir, et signifie d'un rapide geste de la main à Christophe que c'est à son tour de venir.

Le couloir d'entrée présente quatre portes : trois pièces sur les côtés, et ce qui semble être la cave en face. Nicolas indique la première de la pointe du menton. Son équipier a compris, et se met en face, tous ses sens en alerte. Cette précaution se révèle inutile. La salle à manger est vide. La cuisine l'est tout autant.

Nicolas serait tenté de fouiller ces pièces, pour y dénicher quelque indice. Son instinct de survie et ses consignes lui ordonnent de continuer l'inspection, et de considérer une éventuelle présence. Une très certaine présence, car il reste persuadé qu'un événement important et malencontreux va survenir avant l'arrivée des autres membres de l'unité.

La chambre aurait été présumée vide si l'on avait été en pleine journée. Mais les montres digitales accrochées aux poignets des policiers indiquent exactement 23 h 34. Tous les gens normaux sont sagement en train de dormir, ou, au pire, plantés devant la télé en attendant d'être gagnés par le sommeil.

Lorsqu'ils ne sont pas ensemble, ils communiquent par leurs micros intégrés aux casques :

— Que penses-tu de cette désertion de poste, Nico ?

— Deux possibilités : une coïncidence ou une trahison.

— T'y penses pas, j'espère ?

— Pourquoi ?

— Ce serait forcément un flic de notre service !

— Tu veux dire le Corbac, car il est seul à l'origine de notre présence ici, non ?

— Évidemment. Et puis c'est notre supérieur hiérarchique…

— Je te remercie de me le rappeler, Tophe. Ça change pas notre affaire. En attendant que les collègues se pointent, on pourrait prendre de l'avance et commencer à fouiller un peu partout ?

— Excellente suggestion.

— Euh… C'était pas une suggestion, mais un ordre !

Nicolas affiche un sourire amical prouvant le contrôle qu'il possède sur ses nerfs.

Christophe fixe du regard une fenêtre :

— Moi, par contre, j'ai une suggestion : si on remettait tout en état et qu'on jouait à « y a personne » ?

— Qu'est-ce qui se passe ?

Nicolas retrouve soudainement son sérieux en voyant des phares balayer la pièce depuis la rue.

— C'est peut-être ceux qu'on s'attendait à trouver ici, et qui ont un petit peu de retard sur le scénario.

Avant d'ajouter quoi que ce soit, Nicolas exécute en un éclair les précautions de son ami.


Plongés dans le noir, et tous leurs sens en alerte, ils entendent un véhicule s'arrêter dans l'allée de la maison. Si Christophe avait vu des gyrophares marteler les alentours, il n'aurait pas senti son sang bouillir dans ses veines. Son réflexe a peut-être rattrapé le destin qui voulait que ce maudit assassin reste en liberté. Il a tout de même sauvagement volé la vie d'une dizaine de jeunes filles françaises de huit à dix-sept ans. S'il n'y a eu aucuns sévices sexuels, les corps étaient défigurés, affreusement mutilés. Et comme Nicolas est français, il se sent impliqué. Christophe, bien que belge, ne fait que son boulot d'homme sensible et de flic.

Une clé s'enfonce dans la serrure tandis que des rires éclatent. Nicolas identifie une femme, ainsi qu'un homme.

C'est ce dernier qui ouvre la porte. Une fois entré, il jette sa veste dans la direction du portemanteau, mais manque sa cible. Le ton de sa voix, ainsi que son attitude balbutiante indiquent un taux d'alcoolémie relativement élevé.

Sans allumer, ils titubent tous deux vers la chambre. Ils ne sont pas totalement saouls, mais bien éméchés et excités. La femme tombe sur le lit et se laisse faire. L'homme s'allonge à ses côtés et remonte lentement la robe sur les cuisses et le bassin de sa compagne.

La voix de Nicolas retentit dans l'obscurité :

— On va peut-être en rester là ?

L'homme se dresse sur son séant. Recouvrant un semblant de lucidité, il ne tente pas de bondir sur l'interrupteur, car ses ennemis ne lui en laisseraient pas le temps. Il pivote sur lui-même, cherchant à distinguer une silhouette. Ses yeux sont déjà habitués à l'obscurité.

Son esprit embrumé parvient malgré tout à deviner que c'est la police. Qui d'autre pourrait user de tels procédés ? Et il sait parfaitement bien, pour avoir déjà eu maille à partir avec eux, que ses représentants sont équipés de lunettes d'amplification de la lumière, leur permettant de voir de nuit aussi bien que de jour. La moindre tentative d'évasion ne causerait que sa perte.

— À genoux. Lève les bras au-dessus de la tête. Et pas de bêtise.

L'homme s'exécute sans un mot, puis il ne bouge plus, attendant la suite des événements. La femme est toujours étendue sur le lit, la bouche ouverte. Elle ne comprend pas tout, mais devine que la situation n'est pas en sa faveur. Par pudeur, elle tire sur sa robe. Aucune panique n'apparaît, mais un silence lourd et inquiétant tombe sur la pièce.


Christophe fait le tour du lit sans bruit. Il tient dans sa main la version fédérale des menottes. Une courte chaînette relie fermement deux bracelets à un collier, de sorte que les deux mains sont immobilisées derrière la nuque, et qu'il est impossible de les ramener devant.

L'absence de lumière est très impressionnante quand on est suspect. On perd ses repères et tous ses moyens en même temps. Celui qui voit est alors largement avantagé.

Une fois qu'il est entravé, l'homme retrouve l'usage de la parole :

— Qu'est-ce que vous me voulez ?

— Non, non, ce jeu prend pas avec nous. On sait aussi bien que toi ce que t'as fait et ce que tu mérites pour ça.

Pris d'une peur soudaine, l'homme se met à crier :

— Non, s'il vous plaît, me tuez pas ! Je vous dirai tout ce que vous voulez, mais pitié : ME TUEZ PAS !

Les deux policiers se regardent, étonnés : ils n'ont jamais eu l'intention de le tuer, et ça n'est pas du tout dans les habitudes de la police, quelle qu'elle soit.

— Relève-toi ! Si tout se passe bien, tu pourras dormir dans ta cellule, en attendant ton procès demain ou après-demain.

— Je vous en prie ! Je ne mérite pas de mourir ! Faites-moi tout ce que vous voulez, mais…

— Tu vas la fermer, oui ? On n'est pas là pour te tuer, sinon tu serais étendu sur le perron !

L'homme comprend son erreur. En effet, les flics l'auraient buté avant qu'il ne fasse un pas à l'intérieur de sa maison. Ils n'auraient pas attendu qu'il s'installe sur son lit et ne lui auraient pas mis ces menottes très inconfortables.

Les policiers accompagnent leur prisonnier à l'extérieur. Ils se dirigent vers leur véhicule banalisé qui attend sagement de l'autre côté de la rue.


Au moment où ils sont au milieu de la chaussée, deux phares blancs trouent la pénombre. Les trois têtes se tournent d'un même geste. S'ils avaient le moindre doute, le crissement des pneus l'aura évaporé. Une seule chose est certaine dans chacun des esprits : le conducteur agit intentionnellement. Tout d'abord il cherche à éblouir les policiers qui portent toujours leurs lunettes spéciales. Ensuite, il compte profiter de leur trouble pour foncer dans leur direction et renverser le captif.

Le temps manque pour retirer le gadget. La voiture se rapproche rapidement. Il ne leur reste donc plus qu'à tirer de mémoire. Ils sont entraînés à de telles situations, mais il leur arrive exceptionnellement d'avoir à le mettre en pratique.

Sept coups partent. Le bruit du moteur change de tonalité, mais le véhicule se précipite toujours sur les trois hommes.

La seconde phase consiste alors à quitter sa trajectoire.


Nicolas devine ce qui va arriver. Il se jette sur la silhouette hésitante qui se trouve devant lui, et ils roulent ensemble jusqu'au trottoir. Une fois le danger enfui, et le calme revenu, il retire ses lunettes, devenues inutiles. Constatant qu'il est allongé sur son prisonnier, il se redresse vivement et cherche Christophe des yeux. Le temps que ces derniers s'habituent au changement radical de lumière, il se met debout, contrôlant inconsciemment qu'il est indemne. Son esprit est obsédé par une chose : retrouver Christophe vivant !

Son cœur chercherait à s'extirper de sa poitrine qu'il ne tambourinerait pas plus fort. C'est comme s'il savait que son équipier était mort alors qu'il n'en a aucune preuve. Comme s'il revoyait un film où son meilleur ami mourait sous ses yeux une seconde fois.

* *

— Comment va ton bras ?

Nicolas ferme la porte après être entré. Le box des urgences est isolé pour plus de confidentialité.

Son ami est confiant :

— Il paraît que j'en ai pour plusieurs semaines de plâtre, mais je suis sûr que d'ici dix jours je reprendrai l'entraînement.

Christophe brandit son avant-bras entouré d'une résine gris clair d'à peine un demi-centimètre d'épaisseur.

— Je ne comprends toujours pas comment t'as fait ton compte.

— Moi non plus. J'ai déjà fait des milliers de roulades, pourtant. Je me suis retrouvé à genoux sur le trottoir, avec une violente douleur.

— Ton fusil doit y être pour quelque chose. Tu devrais l'interroger.

— Je suis rodé à tomber sans lâcher mon arme. C'est peut-être le fil de commande cérébrale. Il faudra qu'ils miniaturisent le boîtier pour l'inclure directement dans la crosse ou je sais pas...

— Le bord du trottoir se trouvait là où il fallait pas, sûrement. Te voilà avec deux coupables, mon vieux.

Christophe se met debout et récupère sa veste de la main gauche, tandis que son équipier lui demande :

— Ils ne te gardent pas en observation, alors ?

— Pourquoi ils feraient ça ?

— Je sais pas, ils auraient pu penser que le bordel dans ta tête venait de ta chute ?

— C'est malin !

Les deux hommes quittent les urgences et longent le parking.

— Au fait, Nico !

— Oui ?

— T'avais l'air inquiet, tout à l'heure, au moment de mon... accident. C'est... à cause de Virginie ?

Le temps de se remémorer l'événement, Nicolas répond :

— Non. C'est un rêve que j'ai fait la nuit dernière.

— Ça raconte quoi ? Tu m'y voyais mourir ?

— Non... enfin pas tout à fait. Tu promets de pas te moquer ?

— Je t'ai déjà raconté des rêves sûrement plus bizarres que le tien !

— J'étais un cambrioleur des années vingt. Au cours d'une opération de police, un peu dans le genre de celle qu'on a menée cette nuit, mon meilleur ami et associé s'est fait tuer. Il n'avait pas tes traits, et je me souviens même pas avoir déjà vu un individu qui lui ressemble auparavant. C'est vraiment étrange.

— Ton ami est mort il y a un siècle, et c'est pour ça que t'as flippé ?

— Mais... ça avait l'air tellement réel ! Je m'en souviens comme si ça m'était vraiment arrivé !

En lui donnant une tape amicale dans le dos de son bras valide, Christophe charrie Nicolas :

— Je crois, mon vieux, que t'as un sérieux besoin de congés. Tes dernières vacances remontent à quand ?

— T'as raison. Une journée bien remplie mérite un repos conséquent.

Une fois à son véhicule, Nicolas ne daigne même pas ouvrir la porte côté passager. Après tout ce n'est qu'un bras, et Christophe n'est pas un manchot.

Ensuite, il le dépose, avant de rejoindre son propre domicile.


Retrouver son grand lit froid et désert n'est pas chose aisée depuis qu'il a perdu sa femme. C'était l'année dernière, dans une catastrophe ferroviaire comme il en arrive de moins en moins. Elle revenait d'un voyage d'affaires à l'autre bout de l'Europe. Il était impatient de la retrouver. La nouvelle est tombée alors qu'il était en service.

Après un mois, qu'il a passé dans un endroit que lui seul connait, il est revenu au boulot comme si de rien n'était. Comme si Virginie l'attendait à la maison en préparant un bon petit plat. Comme si rien n'avait changé.

En réalité, elle n'a jamais quitté son esprit. Il commence tout juste à vivre avec ses souvenirs, et non plus ses regrets et sa peine.

Pour compenser, il se donne à fond dans tout ce qu'il entreprend, à commencer par son travail.

Trouver le sommeil est depuis lors une véritable torture. Le seul moyen qu'il a trouvé est de regarder la télévision jusqu'à épuisement. Il allume le poste de sa chambre sur une chaîne sportive, zappe jusqu'à trouver un film, et espère que ça viendra vite.


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