Le voltigeur

Fanny Finet

Voilà une scène de genre inspirée par une photo surprenante d'Aaron Siskind de l'exposition "pleasures of levitation".

Depuis toujours, c'est son rêve d'enfant. Voler. Voler comme le petit Arthur transformé en oiseau par Merlin dans ce dessin animé qu'il avait tant visionné gamin. Parcourir le ciel en long en large et en travers, sans aucune autre machinerie que son corps lui-même.
Quand d'autres s'imaginaient devenir pompier, Aaron désirait voler, quitte à en faire son métier et à gagner sa vie grâce à cette prouesse. Parce que voilà, ce devait être un exploit, personne ne savait voler à sa connaissance.
Ce sont ces premières réflexions qui le conduisirent à devenir un trapéziste de haut vol, alliant l'art de la figure à l'art du rebondissement.

Tremplin et trapèzes devinrent ses meilleurs amis. Aaron se fit un nom dans le monde du spectacle et du divertissement spectaculaire. Son credo ? Voltiger toujours plus loin et surtout plus haut. Décoller d'un point déjà élevé, abrupt si possible pour atteindre les cieux, propulsé par un trampoline aux performances toujours accrues.

...Mais voilà, avec une vie aussi marginale que celle-ci, c'est à dire la vie d'un homme qui n'a pas les pieds sur terre et qui refuse de s'ancrer dans la réalité, Aaron se meurt dans les hauteurs d'un ciel qui ne veut pas de lui. Se brûler les ailes ? Oui, d'une certaine manière c'est ce qu'il risque. Regardez-le, il saute haut, tellement haut qu'on se dit qu'il ne pourra jamais atterrir en douceur. Il a beau faire toutes ses simagrées dans l'atmosphère, ce n'est pas dans l'olympe qu'il se pavane, ce n'est pas un demi-dieu, il va retomber et ça risque de faire mal.... Vous voulez que je vous dise ? Je suis sûr que les gens attendent de voir ça finalement... La chute. Moi aussi d'ailleurs, je ne suis pas là par hasard, attraction-répulsion, fascination morbide... toutes ces choses là quoi ! Ah ? Pas vous ? Bah, chacun ses raisons après tout.
Floriana s'est détachée de la foule, s'éloigne de l'homme qui l'a abordée sans qu'elle ne le veuille vraiment. Alors, oui par politesse, elle l'avait laissé s'exprimer un peu. Mais maintenant que ses propos la dérangent, elle préfère encore partir, quitte à moins voir Aaron.

Parce que, ce qu'elle aime Floriana, c'est observer le corps d'Aaron se contracter sous l'effort désespéré d'atteindre l'azur. Tous ces muscles qui se dessinent sous l'effet de la torsion, le buste ouvert au monde, les bras jetés en arrière, on dirait presque un danseur classique dans les airs... Et ces omoplates qui se touchent, les côtes qui apparaissent, il serait parfait pour poser en tant que modèle nu pour apprentis peintres ou pour un sculpteur contemporain.
Ce qu'elle apprécie par dessus tout, c'est son visage, plus précisément, l'air qu'il porte. Un air enfantin, l'air d'un gamin qui s'amuse, qui s'éclate sans trop avoir pensé à comment réaliser un tel exploit et qui se retrouve là-haut par hasard, surpris par un tel rebondissement.

Son expression, c'est la seule chose qui ne parait pas calculé au millimètre près. Il semble passer par des tas d'émotions contradictoires, comme s'il vivait en accéléré le temps d'un saut.

Tiens, il laisse filtrer l'air entre ses doigts, que cela doit être agréable.... Pourra t-il retarder sa descente ainsi ?Ou aime t-il sentir la caresse de l'air le traverser ?
Floriana se questionne délicieusement sans avoir hâte de trouver de réponse. Elle assiste à toutes les représentations que donne le voltigeur. Elle le suit comme une groupie, économise pour le voir. Si sa folie à lui est de voler, la sienne est de s'entêter à le suivre... en restant dans l'ombre, le nez en l'air.
Elle possède des clichés de lui immortalisés par des professionnels où on le voit de près, tellement de près qu'elle croirait le toucher. Sur la plupart de ces photos, elle a remarqué qu'il croise les doigts de pieds. C'est trivial, n'est-ce pas ? Mais elle trouve cela adorable. Ce n'est peut être que le résultat d'une contraction réflexe des muscles à ce moment de l'effort, mais elle aime à croire qu'il s'agit d'un rituel, d'un clin d'œil amusé adressé au destin. Parce que, c'est ce qu'il fait Aaron, il défie le sort.
C'est à elle maintenant de braver sa destinée, en allant lui demander un autographe peut-être? Ou plus... elle a repéré un salon de thé où sont exposées des photos d'oiseaux et une partie des siennes. Déjà, elle prépare une question dans sa tête parce qu'elle n'imagine pas se planter devant lui pour lui dire « j'adore ce que vous faites », c'est trop convenu et vite oublié. Ah non voilà, elle sait ce qu'elle lui demandera.
«Croisez vous les doigts de pieds volontairement pour vous porter chance lors des sauts dangereux ou est-ce juste un réflexe ? » Elle espère qu'il donnera la bonne réponse.

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