Le voyage
perno
Enfin! Après de nombreuses heures passées à peiner, faire, défaire et refaire l'inventaire de l'équipement indispensable à mon périple, comme tout le monde autour de moi surnomme mon projet, je boucle enfin mon énorme sac à dos. Reculant d'un pas, je le contemple et me demande soudain si je réussirais à le soulever. Quant à le porter sur mes épaules, je n'ose l'imaginer. Le départ se rapproche à toute allure et il me reste tant de détails à régler que je risque de ne jamais tout terminer à temps... Vivement le franchissement du portique de sécurité de l'aéroport, je ne me sentirai vraiment partie qu'à ce moment-là!
La weekend dernier, la fête avec mes amis de notre classe de terminale se révéla très émotionnelle; même si j'en ressens aujourd'hui une légère honte, personne ne put retenir ses larmes! Avec notre bac tout juste en poche, nous nous prenions déjà pour des adultes, mais le départ du premier d'entre nous constitua le début d'une très longue série d'embrassades, de larmes et de promesses que nous ne tiendrons probablement jamais... En ce qui me concerne, la séparation annoncée depuis plusieurs semaines ne surprit personne. Malgré tout, Isabelle et Maria ne me lâchèrent pas d'une semelle toute la soirée durant. Mais mes pensées allaient toutes entières vers Lucas, le capitaine de l'équipe de basket de notre bahut qui faisait tourner la tête à bon nombre de filles de première et de term'. Aucune de nous ne parvint pourtant à prendre la place de Mélissa, sa copine depuis la seconde. Je ne mis personne au courant de mes sentiments, de peur de me retrouver en concurrence avec quelques-unes de mes amies. Son rêve d'intégrer un centre de formation national de basket se réalise et il nous quitte pour la capitale. Quant à moi, je me laisse du temps pour réfléchir à mon avenir: m'inscrire à la fac, enchaîner les jobs pour gagner un peu d'argent et poursuivre mes voyages ou bien tenter une formation courte... Je ne sais pas encore mais espère me décider lors de mon périple.
Après les amis, je compte rendre visite aux membres de ma famille vivant dans les alentours. Oncles, tantes, cousines et cousins. Et puis ma grand-mère. Je sais qu'elle se réjouit de me voir devenir adulte, responsable et avec un projet un peu fou: partir seule trois mois au Canada constitue une avanture que je n'oublierai sans doute jamais! Chacun me donne ses conseils, me fait partager ses expériences. Je prépare mon voyage depuis des mois, il ne s'agit pas d'un coup de tête. Pourtant, la date du vol approchant, je me rends compte que ma grand-mère devient de plus en plus mélancolique, comme si un sombre pressentiment la tourmentait. Mais jusqu'à maintenant elle ne fit aucune évocation au sujet de ce qui pourrait la tracasser.
Ma grand-mère passe pour quelqu'un d'excentrique, toute sa vie elle s'occupa de ses enfants et de nous, ses petits-enfants. Lorsque mon père et mes deux oncles, ses fils, atteignirent l'âge adulte, elle fit en sorte qu'ils restent le moins éloignés d'elle que possible. Son emprise sur eux ne se relâcha jamais à tel point qu'elle en devenait souvent envahissante et parfois encombrante malgré sa bienveillance. Ma mère et mes tantes faisaient de nombreuses concessions, mais je voyais bien que parfois, elles se retenaient de laisser libre court à leur irritation face à cette situation. Néanmoins cette proximité géographique ainsi que l'omniprésence de ma grand-mère comportaient certains aspects positifs: nous formions une famille soudée que rien ne parvenait à diviser.
Lorsque j'allais à l'école primaire, j'adorais quand elle venait nous chercher, parfois, mon frère et moi. A midi nous allions manger chez elle. Une fois le repas terminé, elle ne se lassait jamais de nous lire des histoires. Mais elle ne nous parlait presque jamais d'elle. Ces derniers temps elle me regarde tristement et lorsque je lui demande ce qui la tourmente, elle prétend qu'elle se fait du soucis à l'idée de me voir prendre l'avion. Elle-même ne se déplace qu'en bus et ne quitte jamais pour longtemps notre ville moyenne au pied des montagnes. Et elle ne s'en éloigne qu'à contre-coeur. Même lorsque nous partions en vacances et que nous ne l'emmenions pas, il fallait l'appeler tous les jours pour la rassurer.
Malgré tout j'adore ma grand-mère et cela me déplaît de la voir ainsi. Pourtant je n'ose pas lui poser la question au sujet de son comportement insolite à l'approche de mon propre voyage. Un jour que je revenais de la visite dominicale dans son petit appartement, n'y tenant plus, je parlai de mon inquiétude à mon père avec le plus de tact dont je me croyais capable. Il parut hésiter mais finit par prendre une profonde inspiration: „ta grand-mère est très triste de te voir partir, elle s'imagine que tu abandonnes la famille. Elle est vieille, et elle craint que tu te plaises vraiment au Canada au point d'y rester plus longtemps que prévu. Elle veut te savoir heureuse, bien sûr, mais elle a peur aussi de ne plus être là quand tu reviendras. Non, attends, laisse-moi finir: il faut que tu saches que ta grand-mère a beaucoup souffert pendant la guerre. Elle vient d'une région qui au fil des combats a changé plusieurs fois d'occupant. Avec sa sœur jumelle, son petit frère et ses parents, elle a dû fuir son village réduit en cendres, poursuivie par les armées allemandes, puis les russes.“
Je restai bouche bée en écoutant mon père parler ainsi de sa propre mère. Je ne connaissais pas du tout son histoire et ces confidences me firent l'effet d'une décharge électrique. Il poursuivit: „ils n'étaient pas les seuls sur les routes. Elles étaient pleines de réfugiés de différents pays, avec autant de langues et de raisons différentes pour leur exode. Ils se retrouvaient constamment menacés par des troupes qui se déplaçaient au gré de leurs opérations, et subirent même une attaque aérienne. Par une nuit sombre, leur convoi se retrouva piégé sur une ligne de front et tout le monde se dispersa. Ta grand-mère dans la panique générale perdit son frère, sa sœur et ses parents et ne les revit jamais. Elle suppose qu'ils périrent sous les balles des combattants. Le lendemain matin, elle rencontra plusieurs de ses compagnons d'infortune qui crurent les avoir vu tomber, fauchés par une raffale de mitrailleuse automatique. Ces gens lui proposèrent de rester avec eux, et elle accepta, ne sachant que faire d'autre. Abattue et désespérée, elle les suivit jusqu'ici après de nombreuses pérégrinations en surmontant la peur et les dangers omniprésents. Depuis elle n'a pratiquement pas quitté la ville, même une fois devenue adulte et mariée. Et elle fait en sorte de rassembler et de conserver la famille auprès d'elle. C'est pour ça que beaucoup de gens la trouvent un peu bizarre. Voilà, tu sais tout maintenant et tu comprends la crainte de ta grand-mère de te perdre toi aussi!
- Oui, d'accord, mais nous ne sommes pas en guerre avec le Canada et en prenant l'avion, il existe si peu de risques d'accident!
- Oui, mais tu comprends très bien ce que je veux dire!
- Evidemment; promis, je retournerai voir grand-mère et tenterai de la rassurer encore une fois.“ Je me montrai sûre de moi et impatiente face à mon père, mais en réalité ces confidences si peu de temps avant mon voyage me bouleversent. Pourquoi cacher ce passé tragique depuis si longtemps?
A présent tout se trouble dans mon esprit, et lorsque je rends une dernière visite à ma grand-mère la veille du départ, j'éprouve de la peine à la regarder dans les yeux. Elle devine ma gêne et me presse de questions sur mon voyage, l'itinéraire, les villes que je compte visiter. Elle semble se retenir de m'interroger sur la date du retour pour ne pas m'importuner. Pourtant rien ne parvient à rompre ce qui m'oppresse depuis que je connais son histoire. Et ne pas arriver à mettre un nom sur les sentiments confus qu'elle m'inspire me révolte. Je ne sais plus comment me comporter face à cette femme soudain devenue étrangère, qui se retrouva confrontée à tant de dangers, si jeune, qui survécut à tant d'horreurs et dut subir tant de souffrances, physiques et personnelles. Mes seules préoccupations me paraissent tout à coup si dérisoires: quelles matières choisir pour le bac, quels vêtements et quels équipements emporter pour le voyage... Mais l'heure de la séparation approche et je dois faire mes adieux.
Une fois dans l'avion, je sens comme un énorme poids qu'une main invisible retire enfin. Mon esprit se libère et s'élève à la même vitesse que l'A340 qui m'emmène vers l'ouest et ses territoires immenses. Le vol s'effectue sans encombres. Mais à l'atterrissage, je crie presque en voyant le sol défiler à toute vitesse sous l'aile de l'avion et lorsque les roues invisibles touchent le sol, trop violemment à mon goût. Mais autour de moi, tout le monde s'étire et se réjouit à l'idée d'arriver sur leur lieu de vacances, ou de rentrer chez eux.
Les premières semaines à Toronto se déroulent sans encombres. Je rencontre de nombreux jeunes dans l'hostel du centre-ville où je réside. Beaucoup de backpackers qui ne font que passer, des étudiants qui veulent parfaire leur anglais et aussi des touristes plus ou moins âgés. J'adore écouter les histoires de chacun. Ils rendent mon voyage formidable, je ne ressens jamais la solitude tout en conservant une pleine liberté de mouvement. Quel contraste avec ma vie à la maison! Ici je ne rends de comptes à personne, peux rentrer à toute heure du jour et de la nuit. Je ne me montre pas pour autant imprudente et ne commets aucun excès, j'en fis la promesse solenelle à mes parents. Les gens d'ici se montrent tellement accueillants, on ressent une certaine joie de vivre, simple et chaleureuse. Il ne me faut que quelques jours pour me sentir complètement à l'aise dans cet environnement si nouveau pour moi.
Après Toronto je me rends à Montréal, capitale du Québec. La plupart des gens ici parle un français étrange, plein d'expressions qui me paraissent saugrenues. Mais dans la rue, dans les magasins et les bars, on m'adresse généralement la parole en anglais d'abord, puis en français, parfois l'inverse. Ce bilinguisme me déroute parfois. Mais cette ville formidable me fascine, avec son mélange de modernité et son côté désuet, relicat d'une culture pas si ancienne. Montréal existe depuis à peine plus de 350 ans, et encore, à l'époque juste sous la forme d'un poste avancé.
Si loin de ma patrie, je m'amuse de constater que les gens d'ici cultivent la langue française de manière parfois radicale, sûrement en représailles contre l'anglais tout autant omniprésent. Sur les panneaux de circulation rouges et octogonaux, je reste stupéfaite à chaque fois que je lis le mot „arrêt“ au lieu du „stop“ bien connu. Et le visiteur curieux dénichera de tels exemples à foison! Je découvre avec beaucoup de plaisir le quartier étudiant avec ses nombreux bars, restaurants, une vie nocturne trépidante, évitant les excès, mais toujours dans la gaité et la convivialité. Dans mon hostel, je rencontre des Américains, des Européens, des Australiens, et tous nous nous laissons contaminer par cette joie de vivre. Je m'ennivre de cette ambiance de fête où tout le monde se réunit, dans un bar, ou les uns chez les autres, un peu à la façon de nos apéros de lycéens, mais avec ce côté jovial et multiculturel en plus qui me plaît tant.
Parfois le matin en me réveillant, je me rends de plus en plus souvent compte que quelque chose me manque. Ma famille, et surtout, bizarrement, ma grand-mère. Depuis mon arrivée au Canada, les contacts avec mes parents, au départ presque quotidiens, s'estompent au fil du temps. Je ne sais pas pourquoi, car même si d'un côté je ressens à certains moments le mal du pays, je n'éprouve plus autant qu'avant le besoin d'appeler ma famille en France ou même d'envoyer un message à mon frère. La vie trépidante que je découvre ici palie souvent à ce manque. Ou bien je deviens un brin fainéante, aveuglée par les plaisirs qui s'offrent à moi ici, en remettant à plus tard la corvée d'appeler mes parents qui ne comprennent de toute façon pas ce que je vis au Canada. J'envisage d'ailleurs sérieusement de rester pour mes études, si je parviens à obtenir l'un des précieux visas convoités par des jeunes du monde entier.
Le temps défile à toute allure, me voilà depuis plus d'un mois dans la capitale du Québec. Il me reste pourtant tellement à voir! Mais je me décide à quitter mon hostel afin de poursuivre l'aventure le long du Saint-Laurent majestueux, en bus, car ce moyen de transport permet une meilleure proximité avec les villes sur le trajet, les paysages et les gens. Les panneaux d'avertissement ne mentaient pas, il arrive bien qu'un élan traverse la route, quel animal impressionnant! Les noms des localités ici aussi me paraissent issus d'un autre âge: „Trois-Rivières“, „Champlain“, „Portneuf“... Parfois je m'arrête spontanément dans l'une de ces villes pour y passer plusieurs jours. L'atmosphère plus calme et quelque peu engourdie contraste avec l'activité presque frénétique de leurs grandes sœurs. Mais la convivialité et la joie de vivre demeurent toujours présentes.
Après ces nombreuses haltes toutes aussi intéressantes les unes que les autres et les quelques randonnées effectuées dans les campagnes alentours, les derniers kilomètres jusqu'à la ville de Québec paraissent durer une éternité. Ses abords ne me disent rien qui vaillent avec des bâtiments modernes et sans âme alternant avec de discrètes maisons particulières avec jardin. Pourtant mon séjour dans l'hostel réservée spontanément la veille s'annonce passionnant. L'un des employés à peine plus âgé que moi fête le soir même son anniversaire et convie tous les résidents au bar de la grande salle commune. Je ne dispose que de quelques minutes pour poser mes affaires et prendre une douche avant de passer l'une des meilleures soirées de mon séjour.
Le lendemain je découvre enfin le Vieux-Québec avec un léger mal de tête. Quel décalage avec le reste de la ville qui ne présente que peu d'intêret!Certes la taille modeste du cœur de Québec me déçoit un peu, la promenade en suivant les remparts ne prend que quelques heures, même en flânant, mais sous le soleil estival, je ne peux rêver mieux! La visite des Plaines d'Abraham se révèle tout aussi passionnante que reposante. Elles constituent aujourd'hui un paisible parc mais connurent des affrontements meurtriers aux temps de l'invasion anglaise, finalement couronnée de succès. Au détour des fortifications entourant l'ancienne citadelle, je me retrouve face au Château Frontenac, le symbole le plus imposant de Québec. Cet hôtel de luxe domine le Saint-Laurent de toute sa majesté. Je reste bouche-bée à contempler le spectacle qui s'offre à moi lorsque j'entends une voix dans mon dos: “Salut, tu te promènes? Comment trouves-tu Québec?“
Je me retiens de sursauter en reconnaissant la voix de Benoît. „Salut! Qu'est-ce que tu fais là?
- La même chose que toi j'imagine. Tu te promènes? Personne à l'hostel n'a voulu t'accompagner ou bien tu préfères rester seule pour évacuer ton mal de tête plus rapidement?
- Hahaha! Quel mal de tête? C'est bien toi qui buvais les verres les uns après les autres à une cadence infernale! C'est toujours comme ça au Québec?
- Non, je me suis laissé embarquer volontairement dans un „guet-à-pintes“! C'est souvent comme ça lors d'un anniversaire!
- Pauvre Benoît, quelle torture! C'est toi qui a un mal de tête à évacuer!
- Oui, mais il va mieux. Si tu me permets de t'accompagner, je pourrai te montrer quelques coins sympas que les touristes ne connaissent pas toujours, et on ira manger une boule de glace ou deux chez le meilleur artisan de Vieux-Québec!“
Je le trouve un peu insolent ce garçon, on se connaît à peine, je viens d'arriver et il m'invite à son anniversaire. Pourtant je décide de le suivre, il semble digne de confiance. Nous passons toute la fin de l'après-midi ensemble, il me fait rire, autant par ces histoires que par son accent chantant et ses expressions si différentes et plus imagées que les nôtres. Il m'emmène dans la Basse-Ville où nous nous promenons au bord de l'eau, puis dans des rues très commerçantes. Là il me conduit chez le fameux glacier où nous nous régalons! Lorsque je lève un peu la tête, je constate avec stupéfaction que les maisons et les autres bâtiments autour de nous ressemblent totalement à ce qu'on peut voir en France. Oui, on se croirait dans une bourgade bretonne, alors que nous nous en trouvons à plus de 5 000 kilomètres!
Le reste de l'après-midi passe à toute allure. Et comme ce jour-là il ne travaille pas, Benoît me quitte pour rentrer chez lui. Etudiant en droit, il loue une chambre dans une cité universitaire. L'hostel ne constitue qu'un mini-job pour lui permettre de payer le loyer et manger. Un cabinet d'avocats l'emploie également comme stagiaire pour les corvées administratives. Son salaire pratiquement nul se limite à l'opportunité d'apprendre le métier et l'espérance d'y obtenir une vraie place. Avec son emploi du temps très chargé, se revoir en dehors de l'hostel ne s'avère pas facile, pourtant j'apprécie de plus en plus nos rares moments en commun. Auprès de lui je me sens étrangement à l'aise, comme si nous nous connaissions depuis toujours. Même avec Lucas je n'éprouvais rien de tout cela et cette proximité me fait un peu peur car le moment de la séparation approche: mon voyage touche à sa fin et je dois me rendre à Toronto pour le vol du retour.
Le soir de mon départ pour le sud, Benoît doit rester au cabinet d'avocats pour terminer un dossier. Même si je sais qu'il n'y peut rien, je lui en veux énormément. Lorsqu'il arrive enfin vers 23 heures, juste avant la fermeture du bar de l'hostel, je décide de ne pas lui parler. Les quelques bières locales m'aident à tenir mon engagement entêté. Mais lorsque je le vois partir, mon cœur se serre à l'idée de ne plus jamais le revoir. Pourtant je conserve ma fierté et ne me rue pas à sa suite pour au moins lui dire au revoir.
Le retour à Toronto s'effectue par le train, sans histoire. Tout me paraît triste et morne. Je regrette mon comportement mais ne sais comment remédier à cette situation sans perdre la face. Même si je l'appelais, qu'est-ce que je lui dirais? Il doit poursuivre ses études et m'oubliera. Je me dois de me concentrer sur mon orientation. J'abandonne mon projet de rester, les chances d'obtenir un visa d'étudiant avec mes résultats médiocres du bac restent tellement minces que je ne veux pas perdre mon temps à cette chimère. Le Québec me plaît tellement, car les conditions particulières de ce voyage m'apportaient jusqu'à présent cette sensation de bonheur et de plénitude. Je me rends compte à présent qu'ici aussi on peut subir des revers, éprouver de la tristesse, comme partout ailleurs. Alors j'emporte avec moi les moments de joie, les rencontres avec ces jeunes du monde entier, les découvertes des villes, des cultures. Ils formeront un socle de souvenirs formateurs comme pour les héros des romans d'apprentissage des cours de français. Ces expériences m'aideront à prendre les bonnes décisions. Et même les trop courts moments passés en compagnie de Benoît resteront inoubliables, je me sens reconnaissante pour tout ce que je reçus au Canada. Malgré une certaine nostalgie en montant dans l'avion me ramenant chez moi, vers ma famille, je souris et dis merci en pensée pour ces trois mois fabuleux.
Malgré mon manque d'assiduité dans les rapports à distance, je constate avec joie que mes parents, mon frère et même ma grand-mère se trouvent derrière la porte coulissante des arrivées, à l'aéroport. Tous m'embrassent chaleureusement et je me rends compte à quel point je leur manquai. Pour eux, la vie continuait de s'écouler comme avant mon départ. Pour moi, accaparée par toutes les découvertes, je n'éprouvais pas, ou peu, cette carence de l'amour familial, sauf, egoistement, dans les rares moments où tout ne se passait pas comme je le désirais.
La vie quotidienne reprend petit à petit le dessus, je me consacre à la recherche d'une fac, je raconte à qui veut l'entendre les péripéties de mon „périple“, comme beaucoup nommaient mon voyage avant le départ, photos à l'appui. Ma famille m'écoute poliment, mais je sens bien que sans connaître ce genre d'expérience, il s'avère pratiquement impossible de communiquer mon enthousiasme. Quant à mes amis du lycée, aucun ne répond à mes messages. Ni Lucas, ni même Maria et Isabelle. Il suffit de partir quelques temps pour rompre le contact et perdre les amitiés, malgré les promesses et les serments... Tant pis, au Canada j'appris à me débrouiller seule et à ne compter que sur moi-même. Les vrais amis, eux, resteront, quoiqu'il arrive.
Depuis quelques mois j'étudie l'histoire et la sociologie à la fac. Les cours me passionnent, même si la plupart de nos enseignants ne se contentent que de théorie. Nouer des liens avec les gens de ma promo s'avère difficile car je me sens après mon expérience canadienne tellement plus mature que la plupart d'entre eux. Pour ceux qui viennent directement de chez leur parents, le contraste se révèle parfois brutal. Ils attendent presque qu'on leur explique ce qu'ils doivent se procurer pour travailler efficacement. Ils me considèrent comme arrogante, voire prétentieuse et je ne cherche pas à les convaincre du contraire. Heureusement le Bureau des Etudiants permet de rencontrer des gens des semestres supérieurs, plus débrouillards et plus âgés. Ils me font rapidement une place parmi eux et je retrouve parfois un peu de cette ambiance si particulière effleurée à Montréal et surtout à Québec. Ils écoutent avec attention mes histoires vécues là-bas. Certains rapportent des expériences semblables grâce au programme Erasmus leur permettant d'étudier six mois ou un an dans des villes partenaires du continent. Ainsi j'apprends que Cologne, Manchester ou Barcelone attirent de nombreux étudiants venus des quatre coins de l'Europe.
Presque tous les weekends je rentre chez mes parents et me réjouis des repas familiaux du dimanche. Ma grand-mère reste insatiable et me demande à chacune de mes visites de lui raconter ce qui se passa au Canada et ce que j'y fis. Elle si réservée avant mon départ, et après ce que j'appris sur son enfance, sa curiosité soudaine me surprend au plus haut point. Mais tellement heureuse de trouver en elle un auditoire prêt à tout entendre, je lui narre avec un plaisir non dissimulé mes aventures québécoises, même ce que je n'oserais pas dire à mes parents.
Après un partiel raté je quitte la fac et ma chambre universitaire pour aller me réfugier dans ma famille pour le weekend. Arrivée chez mes parents, je vois une lettre posée dans la corbeille à courrier sur le buffet préféré de mon père, offert par ma grand-mère. Surpris, je la saisis avec précaution en reconnaissant un timbre canadien. Ma mère m'annonce qu'elle venait d'arriver. Je me demande bien qui peut m'écrire et crains une facture oubliée ou une lettre administrative. Après ouverture je tire le feuillet et le déplie. Et là mon cœur fait un bond dans ma poitrine avant de sauter le prochain battement. Je sens une vague de chaleur me monter au visage, et croisant le regard de ma mère, curieuse et inquiète, je préfére fuir dans ma chambre pour lire en toute quiétude la lettre de Benoît.
Il m'annonce tout simplement sa venue en France pour un voyage d'étude après l'obtention d'un premier diplôme en droit. Un cabinet d'avocats bordelais lui propose un stage rémunéré intéressant dans son domaine favori. Il souhaite profiter de l'occasion pour venir me voir. Folle de joie, je me précipite vers le téléphone pour le joindre sur-le-champ. Mais j'oublie le décalage horaire et il me faut attendre la nuit tombée pour retenter ma chance. Entendre sa voix me fait traverser le temps et l'espace pour me retrouver à ses côtés dans les rues du Vieux-Québec. Il doit arriver en France dans trois semaines, juste quand le printemps chassera enfin un hiver particulièrement froid et pluvieux. Je compte les jours et presque les heures jusqu'à nos retrouvailles!
Mon emploi du temps ne le permettant pas, je dus renoncer avec amertume à aller le chercher à l'aéroport. Mais mes parents acceptent de l'accueillir pour quelques jours avant qu'il ne poursuive son voyage jusqu'à Bordeaux. Ils se réjouissent à l'idée de rencontrer ce jeune homme dont je fis souvent l'éloge. Ils invitèrent aussi ma grand-mère pour l'occasion. Je ne doute pas qu''il plaira à tous. Lorsqu'enfin la sonnette familière retentit, je me précipite presque à la porte pour ouvrir et me jette sans la moindre retenue dans ses bras. Il me salue de son rire joyeux malgré ses traits tirés par la fatigue du vol et du voyage en train jusque chez mes parents. Ces derniers lui serrent la main et mon père l'aide à porter ses bagages jusque dans la maison.
Je tourne autour de lui en lui indiquant le chemin du salon où l'attend ma grand-mère, assise dans un fauteuil, un magazine à la main. Alors qu'en nous entendant arriver elle se lève péniblement, tête baissée, pour saluer Benoît, celui-ci stoppe net. Je le regarde, surprise, mais lui paraît aussi figé qu'une statue de marbre, les yeux fixés sur ma grand-mère. A son tour elle lève la tête vers le nouveau venu, le dévisage une seconde avant de s'écrouler sans connaissance dans le fauteuil. Le temps paraît s'arrêter une éternité avant que mon père ne se précipite vers ma grand-mère, craignant une crise cardiaque. Ma mère pousse un cri et moi je continue de fixer Benoît. Quelque chose en lui vient de changer. Je ne peux détourner les yeux des siens, si bleus et... si ressemblant à ceux de ma grand-mère; je ne m'en rends compte qu'à cet instant. Il tourne lentement la tête vers moi: „ta grand-mère... J'ai cru voir la mienne... Elles se ressemblent comme deux gouttes d'eau, ça ne peut être une coïncidence!?“ Je le regarde, incapable de répondre, et me précipite à mon tour vers ma grand-mère.
Heureusement sa perte de connaissance se révèle vite bénigne et due à l'émotion. Elle retrouve presque aussitôt ses esprits et exige un grand verre d'eau. Assise dans son fauteuil, tout le monde autour d'elle, elle fixe le sol et feint de ne voir personne. Enfin, elle lève lentement les yeux vers Benoît: „tu es le petit-fils de Marta, n'est-ce pas?
- Oui... Mais vous, alors, vous êtes...
- Elda, sa sœur jumelle. Toi tu as le visage de mon frère Adrian. Est-ce qu'ils sont toujours en vie?
- Oui, mais comment se fait-il...“
Mon père, muet jusque-là, ne peut s'empêcher d'intervenir: „maman, qu'est-ce que ça veut dire? Tu ne sembles pas surprise!
- Evidemment que je suis sous le choc de cette rencontre totalement improbable! Mais je vous dois une explication, aussi douloureuse soit-elle pour moi. Je ne sais même pas par où commencer, cette visite est tellement surprenante!“
Ma grand-mère raconte alors son enfance et surtout l'exode sur les routes à feu et à sang de l'Europe centrale. Elle fuit avec sa famille l'avancée de l'Armée rouge. Puis vient la séparation brutale qu'elle évoque avec plus de détails que ne le fit mon père. En regardant son visage, j'en déduis que lui-même ne savait pas tout. Ma grand-mère parle ensuite de sa fuite, seule et avec d'autres réfugiés, alors à peine âgée de dix ans. Elle évoque sans s'étendre les années qui suivirent, entre orphelinats, familles d'accueil, foyers tenus par des religieuses jusqu'à son arrivée en France, enfin le placement dans un internat. Partout on lui demanda où se trouvait sa famille. Partout on lui promit de la lui retrouver. Mais ses espoirs restèrent vains. Elle finit par accepter la perte des êtres chers et se convainquit qu'ils périrent dans leur fuite.
Un jour pourtant, bien des années plus tard, elle reçut une lettre de sa sœur jumelle qui mit avec ses parents tout en œuvre pour la retrouver. Grâce aux contacts des compagnons d'infortune dans leur exode qui recueillirent dans un premier temps ma grand-mère, ils purent au fil du temps reconstituer son itinéraire. Mais elle, sous le choc de savoir ses parents, son frère et sa sœur en vie et heureux après leur émigration vers le nouveau Monde, prit une décision radicale qu'elle regrette encore aujourd'hui. Elle ignora la lettre et les suivantes au prétexte qu'elle se sentit abandonnée par sa famille. Les imaginer formant une nouvelle famille, sans elle, à l'autre bout du monde se révélait plus insupportable que de les croire morts dans un bombardements ou mitraillés par un avion. Je vois alors ma grand-mère pleurer pour la première fois de ma vie. Elle s'excuse auprès de Benoît et nous explique qu'elle faisait en sorte de nous maintenir unis ici pour que jamais l'un d'entre nous ne revive ce qu'elle dut supporter. Il me faudra sûrement du temps pour m'expliquer le comportement de ma grand-mère mais la perspective de rencontrer bientôt d'autres cousins me rend heureuse. Et je comprends mieux maintenant cette forte attirance que Benoît et moi éprouvons l'un pour l'autre, une attirance fraternelle, non amoureuse, comme si nous nous connaissions depuis toujours. Et d'une certaine manière cela s'avère exact!