Le voyage d'intérieur

lodicee

Vide. Désespérément vide. J’ai beau courir de pièces en pièces, plus une trace d’elle. Quand je dis de pièces en pièces, cela reste un voyage raisonnable ; une salle à manger, deux chambres, une cuisine, une salle de bains… un petit appartement en somme. Ou plus exactement un archipel, où chaque îlot est une terre connue, chargée par endroits, désolée à d’autres.

Je n’arrive pas à croire que l’absence se manifesterait si lourdement. Certes, quand je ralentis, les détails de nos moments passés ensemble surgissent de toutes parts.

Le voyage, c’est du rêve qui se confronte au réel.

Tiens, cette console dans l’entrée avec sa corbeille en rotin ! Si je fouille un peu, je dois y trouver le fameux collier du dimanche, celui avec les petites pierres brillantes. Celui des occasions de sorties où grand’mère, toute à ses préparatifs, passait et repassait devant son miroir sans jamais s’y mirer ; des heures durant, des heures pendant lesquelles mon impatience grandissait.

Puis une fois apprêtée, nous partions à pied jusqu’à la « Barge enchantée », haut lieu de la danse de salon. C’est plus le chemin que l’arrivée qui me comblait : je me cachais dans les genêts, tentais d’attraper les quelques papillons diaphanes qui subsistaient en cet automne avancé.

Le temps de la danse, lui, n’était pas pour moi. La musique m’envahissait, les frottements des chaussures des danseurs sur le parquet sifflaient à mes oreilles, mais je n’arrivais pas à me résoudre à entrer dans la danse.

Je patientais donc, jusqu’à l’heure du retour qui annonçait, entre deux rires de grand’mère, le bonheur de la gaufre, chaude, sucrée, croustillante, achetée au coin de la rue. Rien que d’y penser, j’en salive encore.

Grand’mère était aussi une vraie cuisinière. Je la revois devant sa gazinière, à surveiller ce ragoût divin, sa blanquette sublime, que j’essayais d’humer, en m’approchant doucement d’elle, tendant chaque narine, fermant les yeux, me laissant guider par le fumet  qui s’échappait des cocottes.

« Mais qu’est-ce que tu fais dans mes pattes ? Allez, va t’asseoir ! Je te dirais quand c’est prêt. »

Et là, pendant de longues minutes, je guettais le moment où grand’mère se saisirait de mon assiette bleue, celle qu’elle m’avait offerte pour mes trois ans ; cette assiette dont le dessin intérieur n’était plus que rayures, autant de petits traits d’amour que savaient me décocher grand’mère. Maintenant, mon assiette, posée sur la table de la cuisine, elle aussi est vide. Désespérément vide. Sans le sourire de grand’mère que je voyais par-dessus mon assiette, pendant je dévorais sa blanquette et qu’elle me dévorait des yeux.

A droite en sortant de la cuisine, tout au bout du couloir : la salle de bains. Un lieu de senteurs et d’effluves que grand’mère mélangeait avec soin, détermination et alchimie. Du savon à l’amande, de la poudre vanillée et des parfums fleuris, citronnés ou à la bergamote. Un paradis pour le nez, jusqu’à la saturation. Grand’mère se délectait de ces instants d’onctuosité où tout son corps semblait frémir sous ses doigts ou ses pinceaux (et surtout les dimanches de sorties !).

Mais aussi, un lieu terrible de violence aqueuse. De celle, dont je conserve le souvenir si ancré au plus profond de moi, que le simple bruissement des feuilles, accélère mon cœur, de peur d’y percevoir le déclenchement de cette horrible pomme de douche. C’est que grand’mère adorait me donner le bain autant que je l’abhorrait : une véritable torture d’eau et de savon. Puis, quand venait le séchage, systématiquement, je fuyais ce lieu de terreur entraînant dans ma course, la serviette, grand’mère, ses jurons et sa brosse.

Réfugié dans la salle à manger, la colère jusqu’au sourcil, elle m’attrapait par l’oreille, me tirait jusque sur le canapé crème en cuir – « et que j’allais le mouiller, que le cuir serait fichu, et qu’on ne va pas pouvoir en acheter un autre, ça coûte cher un canapé comme ça, tu ne te rends pas compte ! » - m’enroulait dans la serviette et me frottait longuement.

C’est sur ce même canapé, que je passais mes plus grands moments de bonheur. Le soir, après le dîner, devant la télévision, je m’allongeais à côté d’elle. Je posais ma tête sur ses jambes, elle, sa main sur ma tête. Elle passait sa soirée à suivre les images qui dansaient sur l’écran pendant que ses doigts caressaient mon visage. Et moi, j’adorais ça. J’essayais de regarder moi aussi les petites tâches colorées qui se déformaient au fil de l’intrigue, par instants très nettes où je distinguais quelques personnages, à d’autres où tous les points s’irisaient dans un kaléidoscope embrumé. Je levais alors les yeux vers grand’mère qui, sentant mon regard, accrochait son plus beau sourire avant de dire : « Il est temps d’aller se coucher mon grand !».

Nous nous levions comme deux ombres qui se détachent, moi encore ouaté dans ce premier sommeil, elle actionnant les différents interrupteurs et autres télécommandes pour mettre l’appartement en veille jusqu’au lendemain matin. Après le détour par la « maudite » salle de bains, la chambre s’offrait à moi ; havre paisible recouvert d’une couette encore froide, mais qui deviendrait bientôt le plus doux des cocons.

A nouveau, et pour la dernière fois, je suis dans cette chambre. La tête sur le couvre-lit, je regarde le traversin où grand’mère posait la sienne. Sur la table de chevet, la fidèle trotteuse continue de courir son marathon, imperturbable, lancinante. Cette course qui vient de s’arrêter pour celle que j’aime et qui ne pourra plus m’aimer.

Le tic-tac me rappelle l’épitaphe qu’elle avait choisi bien avant de mourir : « Dites-moi l’horaire qui vous convient, j’y serai. »

Moi aussi, je veux que l’on mette cette phrase quand on m’enterrera.

Une voix m’arrache à mes pensées.

« Allez Nino, on s’en va. Ca ne sert rien de rester là. On doit partir maintenant pour l’accompagner dans son dernier voyage. »

Des pas s’éloignent, la voix aussi. Puis, du fond du couloir.

« Nino…Nino !!! Allez mon chien, c’est parti ! »

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