Le voyageur
dravic
Il soupire en descendant de la jeep.
— Z'êtes sûr de vouloir vous arrêter là ? s'inquiète son chauffeur. Ça a une drôle de réputation, c't endroit, chez les vieux de part ici.
En réalité, il n'a guère le choix, donc :
— Oui, c'est très bien. Revenez me chercher à 18h.
Et il démarre sa grande ballade.
Où qu'il contemple, il ne voit que des arbres alternant avec un panorama de montagnes. Ses mollets souffrent sur ce chemin sinueux qui serpente avec un fort dénivelé.
Quand il venait les premières années, il passait ailleurs, pour un voyage plus long. Mais avec l'expérience due à dix ans consécutifs de la même randonnée, il a découvert un nouveau parcours offrant un bon prorata de sécurité et de rapidité. Par contre, il est un chouïa plus sportif mais la descente est appréciable au retour.
Dans la fraîche matinée, il admire les oiseaux qui chantent, les ruisseaux qui courent, et tout ce que l'on peut trouver de beau à un coin de verdure paumé. Il inspire profondément, regrettant une énième fois que le lieu ait été le théâtre d'une guerre.
D'ailleurs, l'atmosphère change au fur et à mesure de sa progression. Les animaux font moins de bruit, la végétation s'assombrit, son cœur lui-même lui signifie son entrée dans une dimension différente. Néanmoins, il continue, il a trop l'habitude maintenant pour être effarouché comme au début. Il sifflote malgré tout une chansonnette d'encouragement : la Marche des Walkyries. Et pourquoi pas après tout ? Vue où il se rend, il estime avoir le droit d'être théâtral ! Alors, il commence à la chanter franchement, ce qui achève les rares oiseaux encore présents.
La pente augmente mais ce n'est que provisoire. Il escalade donc sur une vingtaine de mètres pour parvenir sur le plateau où s'offre un champ de fleurs interminable. Cette vision le réconforte toujours de la pénibilité de son ascension, même si l'ambiance devient carrément insupportable passé la lisière de la forêt.
Il cherche un nouveau répertoire musical et quand la Danse des Chevaliers lui vient, il reprend sa balade. Encore une bonne heure et il parviendra à sa destination. Invariablement, cette partie lui rappelle un film d'aventures avec des dinosaures dans les hautes herbes. Il ânonne sa chanson avec davantage de force pour oublier sa pilosité hérissée. Quand on connaît les secrets de l'endroit, on peut légitimement craindre qu'une créature vous saute dessus. Et s'il se faisait un petit footing pour se dégourdir les jambes ? Puis il se souvient que les grosses bêtes aiment bondir sur ce qui court stupidement. Décidément, son imagination a besoin d'une pause, il la fera à la rivière.
Installé sur un rocher, les pieds dans l'eau, le rêve s'est bien amélioré. De façon illusoire certes, car désormais, le plus absolu silence règne. Heureusement qu'il n'a pas la dépression facile.
Il entame la dernière partie de son voyage. Ses chaussures font des bruits de succion d'avoir traversé la passe d'eau. Il évite de regarder vers le sol, il devine aux craquements que les insectes, araignées et autres scolopendres grouillent dans l'humus, suivant la même direction que lui. Il ne s'était fait avoir qu'une fois, la première année. Depuis il a investi dans des chaussures de marche maxi montantes. Plus jamais de mille-pattes dans les chaussettes, jamais ! Les pires sont les cafards qui, dans leur stupidité, s'introduisent partout et s'immobilisent de terreur jusqu'à devenir indélogeables. Mais qu'y peut-il ? Ça fait partie du jeu…
Enfin, il débouche sur les majestueuses ruines. Non, il ironise avec lui-même. En réalité, ce sont quelques pierres grisâtres jetées en vrac par le temps, vestiges d'un hameau montagnard sans intérêt. Il jette un œil sur sa montre : il lui reste une bonne demi-heure avant son arrivée. Il sort sa petite chaise pliante et s'installe à l'ombre d'un chêne. Si ce n'était pas pour le travail, il serait presque à l'aise. Heureusement que cette randonnée de deux heures lui apporte des bienfaits tout le restant de l'année, parce qu'il s'en passerait bien. D'ailleurs, il se badigeonne de crème solaire pour la troisième fois. Précédemment, il a cramé d'une très uniforme manière et l'a senti pendant une semaine. En observant le sol, il regrette l'absence de l'herbe : il se serait bien déchaussé, sinon. Les maisons démolies représentent le seul espace où les bestioles ne s'introduisent pas. Elles encerclent les vestiges et tournent en rond, dans le sens inverse des aiguilles du montre, en rangs bien serrés.
Un froufroutement lui indique que son rendez-vous l'a rejoint. Un homme au visage émacié relève sa capuche noire et vient lui serrer la main. Sa peau est gelée et le randonneur frissonne violemment.
— Comment allez-vous depuis l'année dernière, mon cher ami ? demande le nouvel arrivant d'une voix caverneuse.
— Très bien. Je vous transmets les remerciements de ma femme pour le cadeau du nouvel an.
L'homme en noir rit de bon cœur en agitant la main en signe de « je vous en prie ».
— Qu'avez-vous fait d'autre dernièrement ? s'enquit le marcheur, davantage par politesse que par réelle envie de savoir.
— Le travail m'occupe beaucoup, par les temps qui courent…
Il supplie mentalement son pâlichon interlocuteur de ne rien détailler, que ce n'est point la peine.
— J'étais en train de me dire qu'il était dommage que l'endroit ne retrouve pas son lustre d'antan, distrait-il. L'herbe ne repoussera donc jamais ?
— C'est le problème avec les champs de bataille oubliés. À l'époque, la récolte d'âme ne s'est pas déroulée comme prévue et les pauvres soldats errent perdus. La concentration de puissance y est telle qu'il est facile pour moi de m'y matérialiser pour vous rencontrer, mais rien n'y vit, pas même les insectes. Vous avez dû remarquer qu'ils bloquaient derrière une frontière invisible. C'est dommageable pour mon métier, c'est de la perte sèche d'énergie spirituelle.
La conversation empire de minute en minute.
— Tiens, j'étais à Alep il y a moins d'un quart d'heure : c'est bien triste mais ça fait tourner le commerce, il faut juste que les choses soient réalisées dans l'ordre et la discipline.
Est-ce que l'homme en noir s'interromprait s'il se jetait à ses genoux, en supplique ?
— Mais le pire est la façon dont les conflits tournent quand ils se déroulent en Afrique : avez-vous la moindre idée du temps qu'il faut pour rassembler l'âme d'un corps réduits en pièces ? Parce que les morceaux gardent en eux la partie qui les concerne, se croit-il obligé de préciser. Et puis, c'est si salissant.
C'est lui qui va tout salir si la discussion continue sur ce ton. Une nouvelle fois, il se remémore tous les avantages qu'il tire de cette morbide connaissance.
— Enfin, je ne vais pas vous ennuyer avec ces histoires. Je me plains mais le travail se passe bien dans l'ensemble.
— Effectivement, nous parlions de tout autre chose la dernière fois : nous avions commencé à évoquer votre mère, entame le psychothérapeute en sortant un calepin de son sac à dos. Vous m'expliquiez qu'elle n'était guère affectueuse avec vous...
9-10 mai 2015
Correction du 28 mai 2015
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Et quel a été le Dodo bird verdict pour le voyageur ?
· Il y a plus de 9 ans ·Isabelle Polle
Qu'on a tous nos problèmes et que tout le monde a les mêmes problèmes...
· Il y a plus de 9 ans ·dravic
Il y a toujours un noeud du problème et le problème c'est toujours le noeud
· Il y a plus de 9 ans ·Isabelle Polle
Je n'aurais pas mieux dit :)
· Il y a plus de 9 ans ·dravic