Le voyageur immobile

Je venais de débarquer lorsque, soudain, j'aperçus la fin de toutes mes illusions.

Je ne survivrai pas ici, pas dans ces conditions.

Le lieu m’était inconnu et désert. Seul un vent de poussière jaune parcourait l’espace et me pressait d’avancer. Dans un reflexe un peu maladroit, je touchais du bout des doigts la crosse de l’arme à ma ceinture, jetai un regard prudent par-dessus mon épaule et me dirigeai vers ce que je pensais être une sortie.

Jamais connu soleil plus souverain du ciel, jamais ressenti une chaleur aussi insoutenable sur ma peau. Très haut dans l’espace mais comme perchés sur le sommet de mon crâne, des oiseaux de grande envergure, aux ailes noires, aux reflets métalliques, stationnaient en grande impatience de quelques proies nouvelles ou nouveaux voyageurs… 

Je détournai le regard puis fermai les yeux un instant. Quel vertige m’interdisait la pensée ?  Je ne cherchais aucunement à comprendre la raison de ma présence en ces lieux. Sans volonté, malgré moi, je suivais la dictée de mes pas, je marchais, je marchais accablé du cercle jaune et brûlant du ciel.

Mon corps éreinté me trainait à présent dans une large avenue abandonnée de toute vie.

Un vent de tempête tourbillonna dans ma tête. Des souvenirs voilés, des images usées comme un goût nauséabond dans la bouche : mon pied frappa soudain une affiche collée par le sable.

C’était là le visage d’une jeune fille qui souriait mais qui, dans ses yeux clairs et tristes, semblait rechercher jusqu’à l’attention même du silence sur sa disparition mystérieuse.

Le regard de cette fille perdue pénétra ma poitrine comme une lame d’acier acérée et dans chaque fibre de mon être se révéla alors un indescriptible désir mêlé encore, au tréfonds de mon âme, d’une étrange et incommensurable nausée de plaisir…

Je crus un instant pouvoir penser à elle mais la chaleur m’étouffait.

Des cristaux multicolores passèrent devant mes yeux et je titubais sous le fardeau d’un nouveau vertige.

Des buildings dont je ne pouvais distinguer les sommets déchiraient de leurs lignes sèches et symétriques l’azur incandescent et immobile. Dans leurs fenêtres sans nombre, des éclats de lumières blanches frappaient mon visage.

Dans la torpeur qui m’emportait, je perdais ainsi la notion du temps.

Depuis combien de temps je marchais sans but ? Plusieurs heures déjà ? Peut-être plusieurs jours ou des années ? Des siècles ? Etait-ce possible ? Concevable ? Le soleil infernal ne variait pas son intensité et restait figé à son zénith. Tout put paraître immuable autour de moi. A jamais.

Et si je marchais depuis toujours et pour toujours dans un espace clos et pétrifié !

Et si je marchais sur un fil suspendu dans ou au-dessus d’une éternité de présent. Marche solitaire, sans conquête aucune sur l’espace qui se dévoilait pourtant toujours et encore devant moi. Marche sans progression, sans même la possibilité d’un retour. Ou bien seulement pour un éternel retour à soi-même. Etait-ce là une malédiction ? Une condamnation ?

Les buildings ne changeaient pas de visage, la rue sans horizon disparaissait dans les vapeurs salées et jaunes de la fournaise. Et puis un son étrange confisqua mon attention.

D’étranges cliquetis venaient à mes oreilles.

Peut-être me suis-je alors  figé dans l’azur brûlant ou bien ces rayons ardents se condensèrent en moi, pétrifièrent mes os et la marche cessa ? Je ne saurais le dire ou le penser tant j’eus la certitude d’une boule de feu irradiant ma poitrine et me consumant le cœur. Mais que restait-il de ma conscience ? Images floues et lointaines d’un enfant au rire fragile et timide… ai-je été cet enfant et quel espace infranchissable aujourd’hui me séparait de lui ?

Derrière-moi une quantité de têtes hirsutes se bousculaient. Des chiens ou des loups affamés se rapprochaient et c’était le seul bruit des griffes mêlées sur l’asphalte brûlant qui m’avait révélé leur présence sauvage…

Je me souviens avoir tiré dans la tête du premier fauve qui s’est jeté sur moi… La détonation s’est répercutée contre les murs d’acier, jusque dans la carcasse des souvenirs, et longtemps encore, la détonation résonna dans mes tempes comme un coup de fouet dans l’éther. Peut-être y-eut-il d’autres balles pour crever les corps décharnés des bêtes affamées… et puis l’odeur âcre du sang sur les babines retroussées des démons…

J’essayais en vain de me rappeler comment tout cela avait-il pu commencer ?

Quelle terrible faute ou erreur avais-je donc commis pour mériter semblable punition ?

Quelle juridiction pouvait avoir prononcé semblable sentence ? Et si c’était là la condamnation aux feux de l’Enfer pour l’affaire de cette jeune fille à peine touchée, l’Enfer offrait-il une fin à ses rues, l’Enfer permettait-il de nouvelles perspectives à ses buildings ? Et devrais-je encore et sans fin combattre d’autres démons carnassiers jetés sur mon chemin depuis la fournaise du ciel étendu ?

Les cristaux de couleurs se couvrirent de ténèbres devant mes yeux.

Un monde en noir et blanc, comme un silence prisonnier d’un espace pétrifié de glace.

Dans un recoin d’une pièce sans fenêtre, à la clarté d’une lampe de poche, une silhouette grise et voutée sur sa table restait immobile. M’approchant, je devinais que ma main griffonnait les pages blanches d’un cahier d’écolier. Penché au-dessus de l’épaule de cet inconnu, penché au-dessus de moi-même, je lus ces lignes :

Je venais de débarquer lorsque, soudain, j'aperçus la fin de toutes mes illusions.

Je ne survivrai pas ici, pas dans ces conditions.

Le lieu m’était inconnu et désert. Seul un vent de poussière jaune parcourait l’espace et me pressait d’avancer. Dans un reflexe un peu maladroit, je touchais du bout des doigts la crosse de l’arme à ma ceinture, jetai un regard prudent par-dessus mon épaule et me dirigeai vers ce que je pensais être une sortie…