L'EAU CLAIRE SE TROUBLE AUSSI
Isabelle Revenu
- Attendez-moi, je n'y vois plus ! Tout s'assombrit tellement vite à présent ... Mes yeux jadis vivaces font la grimace et l'émotion me serre le coeur à l'en étouffer. J'ai une si soudaine envie de pleurer ... S'il vous plaît attendez-moi !
- La fatigue me gagne moi aussi. Depuis le temps que nous marchons, nous n'avons vu personne. Nous sommes seuls et la faim me tenaille. Grands Dieux que cette contrée est vaste ! Cheminons encore un peu. J'espère pouvoir tenir encore. Le passage est proche, je le sens. Moi aussi mes yeux se brouillent. Ce doit être chose normale il me semble. La dernière heure est complexe à admettre. Là-bas ...
- Il est quelle heure là-bas ?
- Là-bas ? Il n'est aucune heure. Il est n'importe quelle heure du jour ou de la nuit. C'est un endroit en dehors des saisons, sans frontière d'aucune sorte. Sans porte et sans fenêtre. Chaque corde tressée qui y mène vous ramène à votre point de fusion. C'est un endroit unique au monde. Un lieu bordé de choses inexplicables, indéchiffrables. Peuplé d'ombres, de formes étranges, de cris et de soupirs. Une vallée encaissée sans pont, sans chemin. Ni Nord, ni Sud. Donc ni haut ni bas.
Il n'y a là-bas pas plus d'été que d'hiver, on ne saurait ni y avoir froid ni y avoir chaud. La seule trace du vivant que l'on pourrait y découvrir en marchant assez longtemps ( c'est stupide ce que je dis, le temps n'existe pas dans cet endroit ), c'est une minuscule fleur bleue azur au fin fond d'un ruisseau asséché. C'est la Fleur-Mémoire. Une fleur à l'éclat discret et peu odorant. C'est vers elle que vont tous les pélerins endurcis, ceux qui croient qu'un beau jour il leur sera donné de l'admirer de près, d'en voler une pousse ou deux, de la cacher sous le secret de leur long manteau sale pour la replanter dans ce qu'ils appelent leur Jardin d'Espérance. Alors sans doute, alors peut-être, je répète bien peut-être, qu'ils sauront qu'ils ont accompli quelques petites choses honorables, un acte ou deux qui sonnent comme une douce musique au long de leur existence d'errants solitaires. Un dernier cadeau pour leur dernier voyage. Ils refermeront les yeux ainsi parés de sérénité et reviendront pour toujours là-bas, où il n'y a ni Haut ni Bas, ni Porte ni Fenêtre. Encore faut-il que la Fleur-Mémoire se laisse capturer. Les mauvais souvenirs empêchent la repousse saine, durable. Allons venez, nous sommes proches de l'entrée maintenant. Ne laissons jamais la Fleur-Mémoire se faner, seuls les beaux souvenirs méritent qu'on s'en souvienne ...