L'eau de vie

belthane

Elle a vingt ans, elle est belle, elle rigole un verre de vin à la main. Elle est entourée de ses amis, plusieurs d'entre eux gravitent autour d'elle, plongent leurs nez dans son décolleté, rêvant de jouer avec sa poitrine généreuse. Elle se sent flattée, même si elle a l'embarras du choix, c'est elle qui décide avec qui elle partagera sa couche cette nuit. Le monde lui appartient. Elle peut tout faire, l'avenir est ouvert, mais ce qui importe c'est l'instant présent, cette terrasse un soir d'été où tout n'est que rire et frivolité. 


Elle a vingt-cinq ans. Elle se pose au bar dans une boite de nuit, légèrement essoufflée d'avoir tant dansé. Il y a toujours des hommes qui tournent autour, cependant ils ne la courtisent plus comme des paons effectuant une parade nuptiale, ce sont plutôt des mouches qui s'agitent autour d'un morceau de viande. Ils lui offrent des verres et assument qu'elle se laissera baiser. Cela ne lui plait guère. Elle possède encore un pouvoir de séduction fort, ses seins restent ses atouts principaux. Lassée elle retourne sur la piste de danse et se met en chasse de celui qui ne la regarde pas. C'est lui qu'elle veut, c'est lui qu'elle aura. Dans un coin du parking, contre un pilier de béton peint en jaune et sentant l'urine, elle se demande si elle a fait le bon choix. Elle sent le sperme chaud envahir sa bouche par saccade. Elle recrache le tout juste à côté de son sac. En se relevant elle réalise qu'elle a déchiré son collant au niveau du genou droit. Il est trop bourré pour la ramener. Elle rentrera en taxi, triste et frustrée. 


A trente ans, elle est assise dans le carré VIP d'une boite à la mode. Une bouteille de vodka baigne dans un sceau de glaçon. Elle est inaccessible et s'ennuie. Ses seins commencent à tomber. Malgré ses crèmes et son maquillage des pattes d'oies fines ont fait leurs apparition au coin de ses grand yeux noisette. Elle contemple en vain son téléphone portable, espérant qu'il lui envoie un message. Demain il se marie avec sa meilleur amie à elle. Elle n'a rien vu venir. Elle est demoiselle d'honneur. C'est le troisième mariage de ses amis cette année, elle se dit qu'il serait temps qu'elle fasse de même, mais ignore toujours comment trouver un homme qui ne s'intéresse pas qu'à son cul et à ses seins. Elle se ressert un grand verre de vodka en souhaitant déjà être après-demain. 


Elle a trente-cinq ans. Elle rayonne de bonheur et de fatigue. L'enfant dors dans sa poussette. Elle est assise sur la terrasse d'un salon de thé et s'offre un verre de vin blanc en plus de sa part de tarte aux pommes. Malgré les horaires infernaux et un mari absent, elle est folle de son fils. Entre les biberons, les siestes, les couches et les nuits courtes elle prend quand même le temps de s'occuper d'elle, de soigner son corps. Elle a peut-être une trace de renvoi sur son chemisier, mais elle est toujours bien habillée quand elle sort faire une promenade. Malgré l'enfant, les hommes se retournent toujours sur elle lorsqu'elle marche dans la rue et elle en tire une très grande satisfaction. Elle sait qu'elle plait encore. 


Elle a quarante ans. Elle est au bistrot du coin, un verre de blanc à la main en attendant la sortie de l'école. Elle s'ennuie, depuis que le petit va à l'école, les journées sont bien plus tristes. Le père est parti avec une jeunette. Elle souhaite rencontrer un homme mais dans son entourage ils sont tous mariés. Les jeunes ne la regardent plus vraiment et ceux de son âge ne l'attirent pas. Elle sent ses fesses qui se fripent malgré ses passages réguliers au fitness. Ses amies la plaignent et se disent heureuses, car elles sont encore mariée. Plus d'un de ces époux modèles lui ont fait des avances. À quoi bon en parler à ses amies, elles ne veulent rien voir. 


Elle a cinquante ans. Son fils est un adolescent, elle n'a plus besoin d'aller le chercher à 11h à l'école, pourtant tous les jours elle descend boire un verre de vin blanc au bistrot du coin. Elle rigole avec les poivrots matinaux, elle drague le serveur, un albanais de 25 ans qui se contente de sourire. Elle boit souvent, elle boit pour oublier. Elle a renoncé à sa vie professionnelle pour son fils et malgré tout l'amour qu'elle lui porte, elle lui en veut. Elle lui en veut car il ne comprend pas le sacrifice qu'elle a fait pour lui. Pendant quinze ans il a été au centre de sa vie a elle et maintenant il s'éloigne, irrémédiablement. Ses copines lui disent que cela fait partie de la vie. Elle ne les écoute pas, elle les voit de moins en moins d'ailleurs. Préférant la compagnie de Roro et Jéré et d'une bouteille de blanc. Parfois l'après-midi elle se sert un grand verre de vodka dans la cuisine elle regarde l'horloge comme absente et des larmes coulent le long de son visage ridé. Elle souhaite séduire encore. Un jour bien éméchée, vers 15h elle se fait sauter par le serveur albanais dans la réserve du bistrot. Elle aurait souhaiter le revoir. Lui ne veut pas. 


A soixante ans elle a sa routine bien établie. Dès neuf heure du matin elle se prend un verre avant même un café ou une cigarette. Ses journées entières gravitent autour de l'alcool. Son fils fait des études à l'étranger. Elle voit de moins en moins de monde. Elle passe l'après-midi dans un petit café qui sent la friture, à écumer des verres et à radoter avec les clients. Parfois elle parle toute seule. Il y a bien longtemps qu'aucun homme ne l'a touchée. Elle dit que ça ne lui manque pas, pourtant cela la comblerait de plaisir que quelqu'un s'occupe d'elle, lui donne un peu de tendresse. 


Elle a septante ans, elle est en maison de retraite, seule, alcoolique. Ses yeux chassieux sont de plus en plus tombant, son visage ridé est burinés de ravines profondes et étroites. Ses cheveux sont devenus blancs et filandreux, mais elle s'en fout de tout cela. Elle n'a qu'une idée en tête, boire encore un verre malgré les interdictions répétées du personnel soignant. Ses souvenirs se mélangent, les hommes qui ont jalonnés sa vie aussi. Parfois elle ne sait plus où elle est. Souvent elle ignore qui elle est. Elle prend peur et hurle de désespoir. Qu'a-t'elle fait de sa vie? 

Un soir, le chat de l'établissement se frotte à ses pieds alors qu'elle rentre dans sa chambre ivre d'une journée ordinaire. D'habitude elle le chasse, mais ce soir elle a envie d'un peu de compagnie. Une fois installée dans sa couche, l'animal saute sur le lit et s'installe aux côtés de la vieille femme. Elle lui caresse machinalement la tête. Elle s'endort rapidement bercée par le ronronnement régulier du félin.

Au matin l'aide soignante trouve le chat toujours couché en boule sur le lit. La main de la vieillarde est rigide et froide. 

Signaler ce texte