L'Egrégore des Loups

aziraphale

« Promenons nous, dans les bois... Pendant que le loup n'y est pas... Si le loup y était, il nous mangerait. »

Le clair de lune éclairait son sourire tordu, et son costume noir trois pièces irréprochablement repassé projetait un reflet flou sur le sol trempé. Peut-on imaginer une belle nuit sans une pleine lune souriante ? Luttizzacio, lui, ne pouvait pas : il aimait bien trop ce sourire mélancolique qu'il se plaisait à imaginer sur le visage irréel de la Lune. Il avait plu, mais peu importe : ainsi le bitume un peu glissant ne garderait pas la trace de ses chaussures de feutre.

« Mais comme il n'y est pas... Il ne nous mangeras pas. »

C'était plus fort que lui, il ne pouvait s'empêcher de fredonner la petite comptine : il était bien trop joyeux pour ça. Ça faisait tellement longtemps qu'il attendait le moment où il serait appelé, où les hurlements de l’Égrégore des loups le réveillerait en pleine nuit pour lui chuchoter à l'oreille ce qu'il devait faire. Il s'était fait beau pour l'occasion, avait essayé toute sa penderie deux fois, avant d'opter pour son trois pièces. Quant au douloureux choix de la cravate... La noire ? Trop de noir nuit. Il avait tranché pour un rouge profond, sensuel et inquiétant.

« Loup, y es-tu ? »

Il y était enfin. Devant lui, un charmant pavillon, entouré d'un jardin dont la seule prétention était un énorme rosier dont, étrange hasard, une seule et unique rose avait été éclose, et dépassait de la balustrade comme dans un infini effort de fuite. Luttizzacio voulut la cueillir, mais se ravisa alors que sa main approchait de la belle... Et se contenta d'un fugace contact du bout des doigts. Avant de se retourner vers la maison, et plus particulièrement sa porte, surplombée d'une caméra de sécurité qui pointait vers lui son œil numérique. Mais pas d’inquiétudes à avoir de ce coté là : les chuchotements des loups l'avaient prévenu. Et lui avaient dit que ce soir, personne ne serait derrière l'écran de surveillance. Les loups avaient toujours raison. D'ailleurs, la porte n'était pas fermée non plus, il le savait.

« Que fais-tu ? »

Il traversa le jardin, arriva au seuil de la porte sans un bruit, et posa sa main sur la poignée. Qui tourna sans un bruit, et la porte s'ouvrit doucement. Il se glissa dans l'embrasure et referma rapidement. Devant lui, un couloir, qui donnait sur le salon, où il pouvait voir presque toute la famille -père, mère, fils, ne manquait que la fille- était affalée dans le canapé, devant l'écran hypnotisant de la télévision. Trois statues de chair, aux visages éteints et au regard ovin. La fille, elle, sommeillait dans un énorme fauteuil qui semblait engloutir son 1m70 de jeunesse diaphane, son visage à demi-dissimulé par ses mèches rousses et les mains posées sur un épais livre de contes.

« M'entends-tu ? 

-Parmi les victimes, une est décédée, répondit la voix du présentateur télé. Deux étaient entre la vie et la mort avec un pronostic vital engagé et une autre dans un état sérieux... »

Il s'avança dans le couloir. Un léger mouvement de main, et ses crocs, jusqu'ici cachés sous sa veste, apparurent dans ses mains sous la forme de deux grands couteaux aux lames affûtées, étincelantes de danger. Alors qu'il entra dans le salon, seule la jeune fille, pourtant endormie, leva ses yeux verts qui s'écarquillèrent à la vue de l'intrus de noir vêtu. Et sans prendre le temps de crier, elle se précipita à l'étage, passant devant ses parents qui, gênés dans leur abrutissement, se réveillèrent en grognant.

« Alice, qu'est-ce tu fais ? mugit le père.

-Bonsoir, fit la voix grave de Luttizzacio, faisant sursauter le père qui se leva d'un bond pour faire face à l'intrus.

-Qui... Qui êtes-vous ? Que faites-vous chez moi ? hurla-t-il pour couvrir le cri strident de sa femme qui venait de voir les couteaux.

-Les Loups ont criés : je dois vous manger. C'est ce que font les loups, après tout : et je suis un Loup, fit Luttizzacio en souriant de toutes ses dents au gamin.

-Julien, appelles la police, je m'occupe de lui ! » ordonna le père au gamin.

Le gamin, après une micro-hésitation, s’élança vers le téléphone... Et s'arrêta net alors que d'un geste leste le Loup fit courir la lame sur sa gorge, après l'avoir rejoint d'un bond inhumain sous les yeux du père. Le tapis fut écarlate avant même que l'enfant ne tombe au sol, petit pantin de chair inanimée. Avant que le père ne puisse dire un seul mot, le Loup était sur lui : le premier coup fut pour ses genoux, obligeant le père à s'écrouler, et découvrant sa gorge dans sa chute. Un éclair métallique plus tard, et il subissait le même sort que son fils avant même d'avoir pu esquisser un mouvement de riposte. Inutile de s'épancher sur le traitement de la mère, qui gisait égorgée sur le canapé l'instant suivant. Le beau costume noir si bien repassé de Luttizzacio était définitivement sali par les litres de sang qui y avaient giclés. Sans attendre, il se rendit a l'étage... Pour tomber nez avec le fusil que tenait la jeune fille, un peu trop sûr d'elle pour telle occasion.

« Reculez. Lâchez vos couteaux. Les mains sur la tête, cria-t-elle d'une voix trop cassée pour être autoritaire.

-Allons, allons... Qui as dit que j'allais te manger ? Fit le Loup dans un sourire.

-Il faudrait être complètement conne pour ne pas comprendre que vous voulez me tuer, cracha-t-elle d'un air de dégoût. Il est chargé, reprit-elle en désignant d'un coup de menton son arme.

-Ne t'as t-on rien appris à l'école ? Les loups ne mangent d'humains que dans les contes.

-Mais bien sûr. Et mes parents, c'étaient quoi ?

-Des moutons.

-Et moi, je suis quoi, dans ce cas ?

-La bergère. »

Un instant de silence s'installa, seulement troublé par le bruit épais des gouttes de sang qui tombaient des lames des couteaux sur le sol. Luttizzacio et Alice se fixaient, l'un souriant tranquillement, l'autre figée dans un visage à la frontière entre peur et fureur. Après quelques secondes, elle finit par abaisser le canon du fusil, pour dégager son visage des mèches qui s'y collaient à cause du stress et de la sueur.

« T'es con ou quoi ? Je suis pas la bergère. Je suis le chasseur. »

Elle redressa le fusil et tira sans autre sommation. Le coup de feu déchira le silence nocturne, et le Loup ne dut son salut qu'à ses réflexes et au manque de pratique guerrière de la jeune fille. Après un petit cri qui avait plus du glapissement que du cri de douleur, il en fut pour une méchante estafilade à la joue. Qu'avaient dit les Loups ? Ça ne devait pas se passer comme ça. Ça n'aurait pas du se passer comme ça. Le second coup de feu éclata, mais celui-ci, il l'avait vu venir. Le plomb qui aurait du lui détruire la cage thoracique alla se perdre dans le mur, explosant totalement un tableau.

« Eh, mais tu vas finir par me tuer ! Se plaignit-il d'un ton vexé.

-C'est un peu le but, lui répondit-elle d'un air haineux Alice. Et arrêtes de bouger, j'arrive pas à viser ! 

-C'est une carabine double canon, rétorqua Luttizzacio. Tu as des munitions supplémentaires? »

Seul un « clic » et un grognement rageux lui répondirent. La jeune fille lui lança un regard noir, ainsi que son arme désormais inutile. Luttizzacio esquiva d'un pas de coté nonchalant... Pour mieux se prendre de plein fouet Alice qui s'était jetée sur lui, toutes griffes dehors, dans un hurlement plus bestial que colérique. Surpris, il lâcha ses couteaux, et ils tombèrent à la renverse dans les escaliers, roulant jusqu'en bas, sur un sol poisseux et sanglant. Mais la furie de la jeune fille ne s'arrêta pas pour autant : et il ne parvint à la maîtriser qu'après une bonne minute d'un déchaînement de dents et d'ongles, au cours du quel il manqua plusieurs fois de perdre un œil.

« Cesses de te débattre et calmes toi, lui dit-il d'un ton qui n'admettait aucune concession. Je ne suis pas ici pour te tuer.

-Je m'en fous. Moi, je veux te tuer, cracha Alice. De toute façon t'es foutu, la police sera bientôt là.

-Malheureusement, non, elle n'arrivera jamais, du moins pas avant demain matin, fit le Loup d'un ton doux. L'Égrégore des Loups l'as prévu ainsi. D'ailleurs, quand je partirais, tu seras seule avec la scène du crime. Pas de trace d'infraction, et mes empreintes auront disparues. Je te laisse imaginer ce qu'il se passera.

-C'est pas possible, maugréa-t-elle.

-Si, ça l'est, renchérit-il. Ta seule solution est de me suivre. Comme l'as prévu l’Égrégore des Loups.

-Mais c'est quoi ton délire, espèce de malade ?

-Tu comprendras bien assez tôt. Tu l'entendras bien assez tôt, répéta-t-il, monocorde. Alors, ton choix ? Tu restes affronter la police, ou tu me suis ? »

Il la lâcha, se releva et s'épousseta, acte vain de coquetterie au vu de l'état déplorable de son costume. Alice, libérée, se redressa un peu, et s'assit sur la première marche de l'escalier. Elle planta son regard vert sur Luttizzacio, et réfléchit. Quand bien même qu'il dise vrai, que toute trace de lui soit effacée pour ne laisser qu'une suspicion sur elle, pourquoi le suivre ? Elle se savait innocente : la vérité triomphe toujours.

« Tu sais, la question d'avoir la vérité sur les faits n'importe pas toujours, dit le Loup, comme si il avait lu ses pensées. Parfois, la vérité est juste la version du plus fort. Je peux t'épargner ce combat inutile. »

Il lui sourit. Elle détourna le regard, les sourcils froncés. Elle se tourna alors vers les cadavres jonchant la pièce. Sa famille. Alice ne comprenait pas pourquoi elle ne pleure pas. Elle était pourtant triste, en colère, même. Elle repensa à la police, et à ses rapports plutôt conflictuels avec sa famille. Et malgré tout ça, une certaine curiosité, quoique morbide, commençait a naître en son esprit. Et si elle le suivait ? Impossible de prédire ce qui se passerait ensuite : c'était une folie. Mais la folie ne venait-elle de prendre possession de sa vie tout entière ? Plus rien ne serait jamais pareil. Alors autant choisir les promesses d'une vie étrange.

« Je vous suivrais. Mais pour aller où ? finit-elle par marmonner.

-Ne t’inquiètes pas pour ça, répondit le Loup dans un murmure. Nous irons voir le monde, et un peu plus encore. Il y est plus petit qu'on ne le pense, alors il faut bien faire un tour à coté.

-Je suppose que je n'aurais pas de réponse plus précise... se plaignit Alice.

-Pour le moment, non, fit Luttizzacio. Nous sommes un peu pressés : il faut partir maintenant.

-J'ai au moins le droit de savoir ton nom ? demanda la jeune fille.

-Luttice, répondit le Loup. Mais on m'appelle Luttizzacio. Allons-y. »

Il pris sa ma main, et le hurlement d'un loup se fit entendre. Le regard surpris d'Alice ne rencontra que la lueur moqueuse des yeux de Luttizzacio, et d'un instant à l'autre, à la faveur d'un rayon de lune, ils disparurent.

La police n'arriva finalement que deux jours plus tard : et l'enquête, après quelque mois de piétinements, finira par être classée.

  • Merci de ton intérêt ! :D oui, Alice est un peu jetée, mais comme tu dis, ceux qui lisent des contes ont souvent une case manquante, haha.

    Le traitement de texte du site quiche un peu, je crois : certains mots (et même bouts de phrases...) sont mangés lors des changements de page, et ce ne sont pas les mêmes selon qu'on lit le texte directement sur le site ou en cliquant sur "Lire". Du coup, inutile de paginer le texte pour correspondre aux problèmes, y'auras forcement une version qui quichera...

    Ceci dit je suis nouveau sur le site, donc y'as sans doute des subtilités qui m'échappent T_T

    · Il y a presque 12 ans ·
    Avatar1

    aziraphale

  • Il manque quelques mots dans le texte ! :) En tout cas, ce texte m'a intrigué, il pose les bases d'un univers fantastique qui me plaît bien. Alice cède un peu trop vite peut-être mais on ne sait jamais ce qui se passe dans la tête d'une liseuse de contes ;)

    · Il y a presque 12 ans ·
    Avatar 500

    laracinedesmots

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