L'élastique du temps

David Humbert

Tout à commencé à cause d'une année bissextile. 
Je venais de perdre mon appartement faute de rentrée d'argent. 

Ma copine s'était barrée avec mon ex copine et je me suis pointé à mon dernier entretien d'embauche avec une auréole de pisse fraîche à gauche de ma braguette, et oui je porte à gauche, comme ça vous savez tout.

Bref, cela à commencé en 1988. 

Ils expliquaient à la télé, qu'une année durait en fait 365 jours et un quart.

Donc tout les quatre ans, on rajoute une journée au fond du mois de février, histoire d'équilibrer le machin. 

Ca m'a tourné dans la tête pendant deux trois jours. Alors je me suis mis à calculer et j'en suis arrivé à la conclusion qu'en fait il ne manque pas un jour tout les 4 ans, mais 9 secondes à chaque journée.
Je ne comprenais pas pourquoi, mais ça m'obsédait.
Où étaient ces 9 secondes ? 
Juste avant minuit ? 
Juste après ? 
Des millièmes de secondes éparpillées sur 24 heures ?

Depuis, j'ai découvert pas mal de choses, vous le savez, sinon vous ne me seriez pas en train de me lire.

Voyez ce petit moment quand vous vous déconnectez ? 
Vous êtes dans les nuages, dans la lune...
En fait, ces rêveries arrivent une fois chaque jour, et durent toujours 9 secondes.

Je ne vous expliquerai pas la technique précise à utiliser, mais en vous remuant un minimum les méninges vous devriez le découvrir assez facilement par vous-même.
Certains avant moi l'avaient découvert et d'autres certainement depuis. 
Comme ce type qui est partit 50 années en arrière depuis son jardin, ignorant que s'érigeait ici, à l'époque, un immeuble de 30 étages... Outch! 
Notre Emmett Brown du dimanche se retrouve fusionné avec un mur de béton, on ne revient pas de ça. 


Je vous passe les détails sur celui qui atterrit en plein milieu d'une partouze, la plus longue seconde de sa vie. 
Ah oui, j'ai oublié de vous préciser que le temps réel sur place est d'une seconde. 
Les huit autres étant nécessaires au voyage aller et au retour. 
Oubliez donc vos projets de ballades en forêt à siroter un maï taï, entouré de dinosaures, d'où l'utilité de bien choisir le moment, et vous l'aurez compris, l'endroit.

J'ai toujours su que le voyage dans le temps était possible, vers le passé en tout cas, je m'explique :
mon premier saut, je l'ai fait depuis ma chambre d'enfant, chez mes parents. Je voulais me voir 20 ans plus tôt. Je suis donc tombé nez à nez avec moi-même, j'ai levé la main, j'ai dit "hey", avant d'être ramené dans le présent comme tiré par un élastique. J'ai donc le souvenir d'un grand type qui apparaît dans ma chambre et me dit "hey". 
J'avais compris à cette époque que je voyagerai dans le passé.

J'ai fait pas mal de petit sauts comme ça et puis je me suis demandé si je pouvais mettre cette seconde à profit.

Mais quel événement pouvais-je influencer en une seconde ? 
J'ai fait quelques tentatives, pathétiques.
J'ai brandi un couteau devant Hitler en hurlant avant que l'élastique ne se rétracte, des trucs du genre. 
Je me suis rendu compte que tuer un tyran nécessitait plus d'une seconde. 

Peut-être sauver quelqu'un prendrai moins de temps ? 

J'ai acheté un ticket d'avion pour le Texas. J'ai atterri à Fortworth, à 30 minutes de Dallas.
Mon idée était relativement simple : vêtu d'un gilet par balle, j'allais me placer sur la trajectoire de la balle, entre le canon du fusil d'Oswald et la boite crânienne de John Fitzgerald Kennedy.

Elm Street me faisait penser à un décor de film. 

Sur ma gauche la colline de l'homme au parapluie, à droite la barrière du tireur numéro deux et face à moi le dépôt de Lee Harvey.

Je regardais la vidéo de Zapruder cent fois. 
Je prenais des notes.
Je prenais des photos, des mesures.
Je réalisais assez vite qu'un gilet par balle n'allait pas suffire.

Ma première tentative fut un fiasco, comme je l'ai constaté en visionnant après coup la vidéo de Zapruder : on pouvais voir un chevalier en armure, assez flou, apparaître un instant à gauche de la décapotable au moment où la tête de JFK éclatait comme un œuf chauffé au micro ondes.


Ceci dit, j'avais déjà changé l'histoire. 

Les forums conspirationnistes sur internet grouillaient de théories sur ce mystérieux chevalier que l'on distingue sur le court film, alors que le FBI affirmait qu'il s'agissait d'une double exposition du film, due à une mauvaise manipulation à l'usine Kodak.

J'imprimais la photo de l'instant T, traçais une ellipse autour du président. 
Je divisais la figure en 20 parts égales.
J'avais besoin de méthode, d'un cadre. 
J'avais bien conscience qu'il pouvait y avoir plusieurs tireurs.

Mon espoir résidait dans l'idée qu'une fois la première balle bloquée, les autres pourraient rater leur cible. 
L'apparition d'un chevalier pouvait aussi jouer en ma faveur et troubler d'éventuels tireurs. 

Le 8 décembre, le jour de la seizième tentative, j'étais enfin sur la trajectoire de la balle. 
Hallelujah me direz vous ? 
Eh bien non. 

La balle ricocha contre mon plastron et alla terminer sa course dans la nuque du conducteur de la voiture qui quitta la route, faucha 24 personnes sur le bas coté, en tuant 3 dont un enfant.  JFK se brisa la nuque contre la portière arrière gauche et Jackie se brisa une pommette et trois dents. Outch!
J'étais près du but, mais pas suffisamment.

Je refis un saut le lendemain, en simple spectateur, juste pour remettre le saphir sur son sillon.

Je me débarrassais de l'armure et gardais juste le plastron.

J'y soudais perpendiculairement des pièces de métal qui allaient, je l'espérais, prévenir d'un ricochet de la balle. 

Deux jours plus tard, j'y retournais.

Le film de Zapruder est à présent un film comme les autres, si ce n'est ce drôle d'homme que l'on semble apercevoir un bref instant. 

Dans les couleurs de l'été texan, JFK et sa femme, Jackie, traversent Elm Street à bord d'une décapotable.

Trois jours plus tard, Kennedy s'étouffa avec un œuf dur. 
Oswald, lui, dort sur des deux oreilles.


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