L'emprise
Laurène J.Carol
La nuit commence à tomber, colorant les sommets des grandes tours de la Défense, de rose, de mauve, de parme jusqu'à mon bureau. Je n'ai pas remarqué ce voisin avec son chien ; il se promène dans l'allée en bas de l'immeuble. Jeune, motard, bronzé, le style branché du beau gosse en panne d'idées, de femmes, de jeux érotiques qui combleraient ses jours, ses nuits. Il semble dormir : sans doute fatigué Il mise tout sur le chien, un ridicule teckel, pour faire une rencontre inespérée : un homme, une femme, c'est sans importance. Le couple n'est plus l'idéal de personne. Une femme s'approche de lui, la quarantaine, virile, de l'expérience, une bouche pulpeuse, gourmande : que lui demande-t-elle ? Elle l'embrasse, avec l'ivresse d'une amante, sans pudeur, coquine au point de lui donner son plaisir, qu'il n'arrive pas à retenir. Un cri, sans retenue, lui échappe, car ses sens, en éveil, le dominent, le caressent, de l'esprit au corps. Personne ne peut dire ce qui se passe pendant ces moments-là ; une jouissance me rappelant les miennes. Une transe sexuelle nous unit un bref instant qui communique à mon corps le plaisir, un orgasme prolongé qui me noie dans des pensées torrides, un accord au libertinage qui s'exprime, sans hontes, ni maladresses. Un couple sans passion s'ennuie. Lui rit avec elle, drôle, amusant, il s'est animé d'une flamme intérieure, visible, qui transparait dans son geste intime de caresses dissimulées qui n'effleurent que l'essentiel pour parvenir à ses fins. Deux hommes en couple cela finit toujours mal. L'un se féminise pour plaire à l'autre, sans toutefois changer sa nature profonde. Nous sommes loin des transsexuelles des années 70, qui devaient se cacher ou changer d'identité pour devenir des amantes asexuées, sans plaisirs ; juste un spectacle pour des cabarets à sensations ! Les hommes d'aujourd'hui n'épargnent personne, avec leurs volontés d'exister, de vivre en couple, seul, homo ou bisexuel : qu'est-ce qui fait la différence ? Le désir d'enfant. Moi, je n'en veux pas. Je suis seule parfois ; souvent en couple, avec des amis. J'ai mes habitudes dans des bars, des clubs échangistes. Cela n'intéresse personne. Des vieux routards de l'anti-routine qui débattent de leurs réussites et de leurs exploits. Nous nous retrouvons pour des soirées dansantes et nous explorons nos fantasmes les plus intimes. Un cadre luxueux et intime pour des ébats amoureux passionnés ; les femmes viennent pour faire des rencontres espérant un boulot, un mariage avec la réussite sociale affichant des critères communs, ringards, sans idéal profond pour un épanouissement personnel, un équilibre affectif. Nous les regardons défiler en maillots, pour se présenter et nous connaitre. Les premières fois sont difficiles car soumises à des volontés bien supérieures aux leurs. Moi, je m'amuse car le plancher, c'est bas et je n'aime pas ramasser les miettes. Ni provocante, ni contrainte , j'ai passé du temps à m'autoriser de beaux moments d'amour en compagnie d'amis , connus ou non dont j'ai retenu le nom , la couleur des yeux . Des moments intimes qui n'existent pas autrement car la parole libérée, le corps se défend d'exister ; il refuse même la pénétration anale, sauvage. Il ne s'agit pas d'un film mais d'un acte d'amour. Mon premier amant m'a dit « libère- toi ; tu vivras pleinement ton désir et tu auras des orgasmes plus puissants que les autres car tu n'es ni homme, ni femme, tu es Dieu, sur cette Terre et tu me donnes toutes les envies «. Est-ce çà la perfection ? Un seul corps qui, une fois achevé, s'exerce à tous les talents, sans pudeur, jusqu'à une infinité de plaisirs. L'art d'aimer n'est pas juste se dévoiler à l'autre, c'est aussi se contraindre à explorer les voies les plus intimes qui, en silence, ne condamnent pas, mais défient jusqu'à faire de nous des hommes ailés aux pouvoirs suprêmes : l'ange de Dieu qui se défend d'appartenir à l'espèce humaine car créature céleste dotée de nombreux pouvoirs divins qui créent l'existence humaine. La dernière soirée au » La Calèche « m'a semblé plus longue que d'habitude ; je n'étais pas à mon aise , réfléchissant à toutes ces brindilles qui nous collaient à la peau pour nous gourmander , posséder nos torses humides , nos chevelures lâchées sur nos épaules satinées , nous moquant de ces seins nus , trop plats , sans reliefs , abimés par les ans ; de ces corps flétris sans âme , négligés , oubliés des hommes experts de notre nature sensuelle , érotique qui comble tous les mépris dont les nubiennes nous assaillent .J'ai eu parfois à souffrir de ma condition humaine car l'ordre établi veut que je sois un homme alors que mon physique , fin , léger , parfumé confie à tous mes amants la vérité sur ma nature profonde ; libertine jusqu'à remplir ma garde-robe de lingeries et de sex-toys en parfaite adéquation avec ma nature féminine qui s'en amuse . Quand je prends un amant, je ne joue pas à l'innocente ; je comble mon désir charnel, incontrôlable qui me mène à tous les dangers, à toutes les frontières. Je m'engage parfois dans un sous-bois, humide pour sentir le lien qui m'attache à cette Terre, me souvenir que je suis encore un homme, pervers, dégradant la féminité, exultant la sexualité, méprisant les autres pour dominer .Je regarde l'homme, l'amant satisfait de me voir sous son contrôle et puis ; le lien se défait, le temps n'est plus. Il embrasse mon domaine, me chasse comme une proie affamée, assouvit mon corps, intime qui devient Maitre de son plaisir, sans âge, l'absolu pouvoir sur l'homme qui ne craint pas de venir jusqu'à moi. La pénombre l'endort d'un doux murmure craintif de biche ; l'ange l'encense d'une voix de soprano qui l'éveille aux sons les plus doux, musicalité des sens, expressions sans scrupules des plaisirs de la chair provoquées par ses morsures, ses déchirures. Cela s'écrit à même mon corps décomposé par les jouissances marquées de son sceau, terrible épreuve qui m'oblige à lui appartenir, encore un moment avant de rompre le silence pour lui avouer ma faute impardonnable de ne pas l'aimer suffisamment pour continuer .Etre un ange, c'est aussi composer avec l'extra-lucidité qui nous fait deviner les pensées des hommes que nous soumettons à notre volonté. Il n'a pas gardé notre secret ; sans doute a –t-il voulu se vanter de sa conquête inespérée pour lui ! Tel un Messie, il pourra ensuite prêcher la bonne parole à tous les élus qui ne pourront plus rien lui refuser. Si près du but, il se voit interdire l'accès du Paradis qui nous gère, qui nous a conquis. Il se retrouve, sans vie, sur son flanc droit, soufflant pour ne pas paraitre trop vieux. Il se ment ; il n'arrive plus à conquérir à subjuguer, à dominer ce qu'il voudrait. Il est devenu faible, pleurant pour ce plaisir qu'il n'a pu dissimuler .Une existence banale qui le rend fou car jamais il n'aura plus la richesse tant convoitée, une éternité à vivre sans qu'il ne puisse changer son destin. Je ne lui ai apporté que l'humiliation de sa condition, une nouvelle existence qui se refuse à lui, ne permettant pas de réaliser ses grands projets. - « Je t'ai dit que je dois voir Charles-André qui dirige le groupe ; je convoite son poste à la Présidence. Je pense que je serai nommé. Nous pourrions nous voir la semaine prochaine : j'ai tellement envie de toi, j'ai besoin de ta présence. Je te retrouve chez toi, dans ce magnifique loft que j'aime beaucoup. Tu ne réponds pas quand je t'appelle sur ton portable ; toujours occupée, je suppose ? » Je vois à son regard qu'il ne croit pas aux mensonges ; il a compris. Il se relève, tendre, amoureux, son regard complice, n'ignorant rien de moi et pourtant … Qui est-il pour me donner un tel plaisir ? Dans le fond de mon âme, je n'ai jamais rien eu de pareil. Divin ou Démoniaque si je ne me contrôle pas. Est-ce que je suis encore capable d'aimer ? J'ai changé. Je suis sans âge et je vis ici depuis une éternité ; j'ai vu en songe les guerres de Gaules, la Rome de César en feu et les pyramides d'Egypte s'élevant jusqu'au ciel : une infinité de choses si hautes que mon esprit a changé. - « Tu n'as pas eu envie de m'embrasser, Julia ? Je vois à ton regard que tu as un truc à me demander ? » - « Non, ça va ! Je réfléchis. Nous devions nous voir au restaurant ; j'aime beaucoup le nouveau qui vient d'ouvrir sur les Champs-Elysées. » Chez Julien «, tu connais ? Un de mes amis très sympa et très drôle ; un joyeux fêtard qui aime s'amuser et se faire plaisir .Tu devrais aimer ses spécialités ! » - « Ah, poisson, je suppose ! Tu ne manges que ça ! Moi j'ai un ventre affamé ! Je continue ce que tu aimes ou je te laisse sans moi pendant une semaine pour te punir de toutes tes infidélités ? Je n'arrive pas à me passer de toi ; ton corps me rend fou. Je pensais à toi, hier en réunion et j'ai cru à un malaise tellement mon envie était insoutenable ; tu comprends ? Je suis fou sans toi, tu domines mes sens, ma vie, tout. Tout ce que tu veux pour te garder ; je t'aime et, c'est même plus que çà. Tu possèdes mon esprit, mon corps, mon âme ; toutes mes pensées, tous mes souvenirs, c'est toi et uniquement toi. Ma femme m'appelé l'autre jour pour l'anniversaire de Marc, mon ainé. J'ai oublié çà sans aucun remord. A son âge, on a autre chose à faire que se faire gâter par son papa ; ignorant et stupide. Et la mère, je n'en peux plus : je divorce. Quelle galère ces femmes qui me réclament sans cesse du boulot, de l'argent, des mômes ! Avec toi, au moins, je n'ai pas ce problème ; tu es un mannequin sublime, une femme magnifique et tu ne portes pas d'enfant. Le sexe, avec toi, prend un autre aspect ; je m'aime enfin pour ce que je suis , sans complexes, un sentiment que je n'ai jamais ressenti auparavant toujours soucieux de faire plaisir, à ma mère, à ma femme, à mes gosses. Je ne serai plus jamais le même homme car je t'ai rencontré, j'ai vécu ta passion, tes tourments, ce qui fait de toi un être unique, noble, passionnant et passionné. Enfin, je suis vivant, amoureux et serein. «