L’enfance de l’art
Teri Nour
La perfection existait-elle ? James avait été à sa recherche. Il pensa l'avoir trouvée et incarnée. Tout dans sa vie avait été ainsi. Mais il n'avait fait que coller à l'image que s'en font la plupart des hommes et non à la perfection elle-même. James était devenue une caricature, celle du jeune premier, une de ces images que fixait notamment Mickaël avec son objectif. La vie du photographe ressemblait plus à celle d'un équilibriste ou d'un alpiniste sur une ligne de crête. Animé par la recherche de failles, d'imperfections, de lignes de rupture. Les deux hommes, si différents au départ, était rapidement devenus amis. James suivait Mickaël dans ses promenades photographiques. Le temps s'était arrêté pour lui. Son ancienne vie partie, il était déboussolé de se retrouver à nu, débarrassé de ses illusions. Il ne savait pas quel chemin allait prendre dorénavant son existence. Depuis son accident James avait régulièrement des absences, des lenteurs. Il n'était pas certain que cela soit le résultat de quelques séquelles. Il pensait qu'il était tout simplement redevenu réceptif au monde, photosensible comme disait Mickaël.
En cette fin de matinée James s'était arrêté quelques instants pour observer le parc, la lumière qui, surprise de traverser la fontaine, fuyait en tous sens. Et puis là-bas, plus loin, les petites tables rondes où ils iraient probablement déjeuner. Mickaël en profita pour regarder les photos prises depuis l'aurore. James se pencha pour regarder et dit soudain :
– Sur la photo précédente je crois qu'il y avait quelque chose par terre, en bas à droite
Mickaël revint en arrière et fit le même constat
– Tu commences à avoir l'œil dis-donc. Qu'est-ce que ça pourrait être ?
James haussa les épaules. Mickaël zooma mais l'objet était trop petit.
– Ce n'est pas très loin allons-y
L'endroit était en effet situé à l'entrée ouest du parc, tout près d'une grille en fer forgé ornée d'arabesques. Les entrelacs fascinaient Mickaël, peut-être parce qu'ils lui rappelaient les chemins parfois tortueux qu'empruntaient ses pensées et dont la source, toujours, lui échappait.
Ils arrivèrent là où Mickaël avait pris sa photo et virent l'objet. En s'approchant ils comprirent que c'était un petit carnet à la couverture noire. Mickaël s'agenouilla pour le ramasser. Au moment où il allait le toucher une rafale de vent l'ouvrit brutalement et fit tourner ses pages. Mickaël sursauta. Puis il sourit de sa propre réaction et prit fermement le petit bloc de papier. Il regarda au dos de la couverture :
– Il n'y a pas de nom à l'intérieur
Michaël était gêné de parcourir ces notes, vraisemblablement celles d'un écrivain. Mais c'était le seul moyen qu'il avait pour identifier leur auteur. Le tiers du carnet était noirci par une écriture penchée, fine et difficile à lire. La personne qui avait rédigé cela avait du le faire à la hâte, dans l'urgence.
James était penché vers lui lorsqu'un groupe d'enfant déboula. L'un d'eux avait un vélo rouge. Il lança :
– Vous avez trouvé un trésor ?
James lui répondit :
– Oh, c'est sûrement le trésor de quelqu'un en effet
C'est alors que Mickaël eut une idée
– Écoutez les enfants. Nous allons attendre en terrasse là-bas et vous, si vous voyez quelqu'un à la recherche de ceci, vous nous l'envoyez d'accord ?
– Et on gagne quoi ?
– Un sac de bonbons ça vous va ?
Un petit garçon au genou écorché et à l'air renfrogné s'avança, les poings fermés :
– DEUX !
– Très bien, très bien, vous en aurez même trois d'accord ?
répondit James en faisant un geste d'apaisement.
Une fois le marché conclu les deux hommes se dirigèrent vers le restaurant Italien qu'ils connaissaient fort bien. Ils dégustaient déjà les délicieux antipasti accompagnés d'un verre de chianti. James fit une halte à la boulangerie pour prendre la récompense promise aux enfants. En ressortant James souffla à l'oreille de Mickaël :
– Il n'avait pas l'air commode ce gamin ! Il me rappelle quelqu'un mais je n'arrive pas à me souvenir de qui
– Ça te reviendra
Ils s'installèrent en terrasse et parcoururent le menu, pour la forme car ils savaient ce qu'ils allaient commander. James annonça sur le ton de l'évidence :
– Une assiette d'antipasti ?
Mickaël fronça les sourcils et prit une voix grave :
– DEUX !
Ils rirent et disposèrent au bord de la table le carnet et les sacs de bonbons. Bientôt on apporta les assiettes et une bouteille. Mickaël servit le vin. James lui dit :
– Je crois que nous avons de la visite
– Déjà ?
Un homme s'approchait. Il suivait le gamin à l'air renfrogné. Arrivés à leur hauteur ils s'aperçurent que le gamin avait toujours son regard d'acier. James et Mickaël se retinrent de ne pas sourire et échangèrent un regard entendu. Ce dernier les fixait tour à tour. Il saisit les sacs de bonbons sans dire un mot et recula lentement, en les dévisageant, comme s'il redoutait un mauvais coup. Soudain il se retourna et partit en courant, bientôt suivi par une vingtaine d'enfants.
– Il me semble qu'ils sont encore plus nombreux que tout à l'heure
– Le butin attire les convoitises, c'est comme ça
– Ça y es je sais : James Cagney ! Ce gamin me fait penser à lui
– Bon sang tu as raison Mickaël !
L'inconnu les regarda à son tour, le regard empli d'incompréhension :
– Est-ce que je pourrais le reprendre ?
– Oui bien entendu. Nous sommes désolés. Nous avons été obligés de soudoyer l'ennemi public local afin de nous assurer que vous retrouviez votre carnet. Prenez une chaise et asseyez vous donc, vous avez bien un peu de temps
Mickaël demanda un autre verre et le servit.
– Vous prendrez bien un verre de chianti ?
– J'avais peur de l'avoir perdu
– Vous êtes écrivain ?
– C'est beaucoup dire. Je ne vis pas de ma plume. Pour l'instant disons plutôt que je vis pour écrire. Et vous ?
– Moi je suis photographe et lui c'est James. Disons qu'il est en pleine crise existentielle. Ça te va comme présentation James ?
– Ma foi c'est assez vrai. Et vous, comment devons nous vous appeler ?
– Pierre. Et en ce qui concerne les crises existentielles, je pense que ce sont de bons moteurs pour avancer. Sans cela j'aurai renoncer à écrire depuis longtemps
Mickaël but une gorgée et regarda autour de lui, l'air pensif. A vrai dire il cherchait ses mots. Il avait l'impression qu'une vérité était là toute proche, qu'il tournait autour et que peut-être cet homme, totalement inconnu de lui il y a encore quelques minutes, avait, sinon la solution, au moins quelques pistes. James le devança :
– Le seul bon moteur que j'ai eu m'a emmené dans un ravin.
Mickaël leva son verre :
– Vous avez devant vous un miraculé.
James reprit :
– Forcément je me suis posé beaucoup de questions existentielles. Mais vous, qu'est-ce qui vous pousse à écrire ?
– Je vais vous raconter une histoire. Rassurez-vous ce ne sera pas long. C'était un joueur de tennis dont j'ai oublié le nom et qui avait un coup droit fantastique. En revanche son revers était vraiment catastrophique. Il eut de nombreux entraîneurs et chacun d'entre eux chercha à améliorer son point faible, en vain. Le joueur était sur le point de renoncer à sa carrière sportive quand se présenta un dernier entraîneur. Celui-là avait observé attentivement le joueur et avait compris qu'il n'aimait pas les revers. Alors, à la différence des autres, il lui fit travailler ce qu'il préférait, son coup droit, et lui appris à l'utiliser le plus possible. Ce joueur est devenu un grand champion.
Pierre but une gorgée et poursuivit :
– Voilà la question que je me suis posé. Pourquoi vouloir devenir banquier ou vendeur de voiture alors que c'est dans l'écriture que je me sens le mieux? C'est pour cela que je pense que toutes ces choses sont liées : écrire est une occupation de chaque instant, elle donne du sens à ma vie et m'apporte la paix intérieure. Que pourrais-je demander de plus ?
Mickaël prit son appareil photo :
– Je peux ?
Pierre acquiesça
– C'est mon premier portrait d'écrivain.
James se leva avec son verre :
– Je souhaiterais porter un toast en l'honneur des artistes et aux poètes, à toutes celles et à tous ceux qui subliment le réel. A celles et ceux qui font tomber nos barricades intérieures et nous permettent de laisser la peur nous traverser sans nous atteindre, qui nous font accepter nos failles et y font entrer un peu de lumière. Merci
Pierre et Mickaël applaudirent. Les autres clients levèrent leurs verres. Le patron leur offrit même une autre bouteille.
Un peu plus loin le petit garçon au regard dur observait la scène. Quelque chose l'avait touché, les mots peut-être, l'atmosphère bienveillante qui irradiait autour des trois hommes sûrement. Il desserra lentement ses poings avant de s'en aller, un vague sourire aux lèvres.