L'enfant qui parlait aux chevaux

Manuel Gomez Brufal

L’ENFANT QUI PARLAIT AUX CHEVAUX

           

            Mon fils, José, a grandi parmi les chevaux de courses. J’étais entraîneur d’une écurie réputée, près d’Alger, à l’hippodrome du Caroubier. Dès qu’il a su marcher, puis courir, il n’a plus quitté ses amis les « pur-sang », regrettant seulement de ne pouvoir se montrer aussi rapide qu’eux. On le surnommait « Le poulain » et je crois même qu’il a su hennir avant de savoir parler.

            José passait des journées entières avec les chevaux. Il mangeait bien souvent en leur compagnie (des flocons d’avoine naturellement) et il sentait le cheval à un point tel que cette odeur désespérait sa mère.

            Jusque là rien d’extraordinaire, me direz-vous ! Soit ! Mais quand je vous affirmerai que mon fils « parlait » cheval, alors là, avouez que je vous en bouche un coin, non ? Et pourtant c’est la stricte vérité. José s’entretenait avec eux, tenant même de véritables conversations car les chevaux lui répondaient.

            Ce don ne nous fut révélé que très progressivement. Il arrivait quelquefois à José de rentrer à la maison en annonçant :

            - Dis papa, « Black Tulip » va être malade demain, il ne se sent pas très bien, sans doute une indigestion.

            Je levais les yeux au ciel afin de prendre à témoin le « Tout Puissant »  devant les idioties de mon rejeton, mais le lendemain, effectivement « Black Tulip » avait une fièvre de cheval. Le vétérinaire diagnostiquait une indigestion et m’annonçait qu’il ne pourrait courir ce dimanche.

            Un autre matin, mon fils me prévint :

            - Papa, « Paname II » commence à boiter de l’antérieur gauche. Il a mal et il faut le soigner.

            Evidemment je ne tins aucun compte de son conseil et envoyai « Paname II » parcourir 1000 mètres très rapide sur la piste d’entraînement. Je fus bien obligé de constater que le cheval rentrait boiteux de l’antérieur gauche, me maudissant de l’avoir fait courir dans cet état.

            A la longue, toutes ces affirmations, que l’on croyait le fruit de son imagination mais qui s’avéraient toujours exactes, finirent par nous impressionner, surtout les employés de l’écurie, des arabes, qui assistaient plus souvent que nous à ces longs tête-à-tête et avaient admis depuis longtemps qu’il se passait quelque chose de pas très « catholique » (et cela ne pouvait que les choquer, eux, des musulmans…)

            Les dimanches nous nous rendions aux courses sur notre magnifique hippodrome, le Caroubier, situé près d’Hussein-Dey, à 10 kilomètres de la capitale, que l’on apercevait de loin grâce à ses murs d’enceinte d’un blanc éblouissant recouverts de bougainvilliers « lie de vin ». Il était bien rare qu’une course eut lieu sans avoir sur la ligne de départ un représentant de notre écurie portant fièrement notre casaque « Or et sang ».

            Dès son arrivée sur le champ de courses, José, se déchaînait subitement, tel un poulain que l’on sort sur la piste après plusieurs jours de repos. Il s’élançait au grand galop, tournait une bonne dizaine de fois autour de la tribune principale, franchissait plusieurs obstacles faits de chaises renversées puis, enfin calmé, revenait vers le paddock au petit trot pour retrouver ses amis à quatre jambes. Hissé sur la grille de séparation des boxes, mon fils attendait patiemment l’arrivée des chevaux. Au passage il ne manquait pas d’adresser quelques mots à chacun d’eux et les chevaux lui répondaient toujours quelle que soit leur humeur.

            Un jour de printemps de l’année 1961, je décidai d’éclaircir ce mystère une bonne fois pour toutes car une légende commençait à se forger parmi mon personnel. José leur avait, à plusieurs reprises, indiqué le gagnant de différentes courses.

Je rejoignis mon fils avant la seconde épreuve de l’après-midi, alors qu’il assistait à la présentation des huit partants dans l’enceinte du paddock, et à brûle pourpoint je lui lançai :

- Alors, à ton avis, qui va gagner cette course ?

Aussitôt, avec un air aussi calme et ingénu qu’il aurait eu pour me dire « Papa j’ai soif », il me répondit :

- Le numéro 2 sans aucun doute.

Au même instant les concurrents passaient devant nous. José adressa un clin d’œil au 2 qui, avec un hennissement de plaisir, allongea son encolure et je ne suis pas certain qu’il ne lui rendit pas son coup d’œil.

Le 2 était coté à 8 contre 1 et il gagna avec désinvolture. Je me reprochai intérieurement de ne pas avoir misé un billet dessus. Il restait cinq courses à disputer et mon fils me désigna les cinq gagnants. Ce jour là je réalisai un très gros bénéfice.

Le soir même je tentais de percer à jour le secret de José mais « Le poulain » fut incapable de me l’expliquer, du moins en des termes compréhensibles pour un adulte.

- Ils me parlent et moi aussi,  se contentait-il de me répondre.

- Mais de quoi parlez vous ?

- De beaucoup de choses ou de n’importe quoi, comme avec toi. Du temps qu’il fait, de ce qu’ils ont fait cette semaine, si ils se sentent en forme, quel est le terrain qui leur convient le mieux, qu’est-ce qu’ils pensent du jockey qui va les « monter » lors de leur prochaine course, quelle est l’épreuve qu’ils espèrent remporter, des potins d’écuries, de cette pouliche très agréable à regarder, etc. Des tas d’histoires quoi !

Il me fallait en avoir le cœur net : savoir s’il mentait par excès d’imagination ou, chose bien plus grave, s’il croyait réellement ce qu’il racontait.

Le dimanche suivant je ne le quittai pas d’une semelle. Dès la première course il me dit : Tu voudrais savoir qui va gagner ? C’est le 4 « Blue Aster ». Il m’a assuré qu’il avait atteint le point culminant de sa forme et que ses adversaires ne le valaient pas.

« Blue Aster » était coté à 12 contre 1. Cela faisait plus de trois mois qu’il n’avait pas montré son nez dans une arrivée. Il s’imposa de trois longueurs.

Dans la seconde épreuve sept candidats étaient au départ, dont mon représentant « Djib ». José revint des boxes et m’annonça : C’est de nouveau le 4 qui va gagner.

- Mais comment peux-tu savoir que le 4 doit gagner ? Pourquoi pas « Djib » qui est à nous, que tu connais bien et qui est le favori ?

- Parce que « Djib » a mal aux reins et que cela le fait terriblement souffrir. Je l’ai dit à Mouloud mais il ne m’a pas cru. Le 1, « Herbette », n’aime pas son jockey et ne veut pas le faire gagner. Le 3, « Champagne », pense qu’il n’a aucune chance dans ce lot, le 5, « Godelurette », se moque complètement de la course, elle est amoureuse et c’est le printemps. « Diabolo », le 6, est en forme mais sait qu’il ne peut pas battre le 4, « Play Boy »,  quant au 7 je n’ai pas eu besoin de l’interroger, les autres m’ont affirmé que c’était un vrai « toquard ».

Je regardais soigneusement le canter avec mon fils : « Djib » déployait de magnifiques foulées.

- « Djib » a dû te mentir, lui dis-je d’un ton sarcastique et un peu moqueur. Regarde le, il n’a pas mal aux reins.

- Pourquoi il me mentirait ? Me répondit-il tranquillement, s’il m’a dit qu’il a mal aux reins, c’est qu’il a vraiment mal aux reins, tu verras.

J’ai vu.

Le 4, « Play Boy », a battu d’une longueur le 6, « Diabolo », cependant que « Djib » terminait bon dernier, assez loin et dans un piteux état.

Au cours de cette réunion José me donna les gagnants de cinq courses, sur les sept qui composaient le programme. La troisième était une épreuve de jeunes 2 ans, avec 11 partants. Mon fils m’expliqua qu’il valait mieux s’abstenir de jouer car les deux ans se vantaient toujours et qu’on ne pouvait pas faire confiance à leur jugement. Tous étaient sûrs de l’emporter mais ils étaient bien trop jeunes pour savoir de quoi ils parlaient. Dans la sixième course, un handicap,  le cheval que m’avait indiqué José termina à la seconde place, battu d’une demi-longueur, mais la réaction du public confirma ce que j’avais moi-même vu : son jockey avait manifestement tout fait pour ne pas gagner. Ce jockey fut d’ailleurs convoqué par les commissaires qui lui infligèrent une amende sérieuse.

Jusqu’à fin Mai 1962, je continuai ainsi à surveiller mon fils et, bien entendu, à suivre religieusement ses précieux conseils. Il me faut bien l’avouer, mon compte en banque augmenta d’une façon assez impressionnante. José avait alors un peu plus de dix ans et son attachement pour les chevaux allait croissant. Si « Le poulain » avait pu se transformer subitement en cheval je suis certain qu’il n’aurait pas hésité une seule seconde.

Un jour il me demanda : Dis, papa, j’aimerais bien apprendre à parler arabe !

Comme je lui demandais pourquoi ? Il me répondit : Tu comprends, il y a des chevaux nés et élevés en Algérie qui disputent la première course de la réunion, et, comme ils parlent l’arabe, je ne comprends pas ce qu’ils me disent. Ils sont étonnés que je m’adresse aux autres et pas à eux.

Je m’engageai à faire le nécessaire.

Une petite cour s’était formée autour de mon fils et on l’écoutait attentivement car ses avis rapportaient beaucoup. Certains le regardaient avec une certaine crainte, comme s’il était un diablotin. Lui se contentait d’admirer ses amis, les « pur-sang », de leur parler, de les écouter, de les flatter de la main, de s’imprégner de leur odeur. Il ne demandait pas autre chose.

En Juin de cette triste année 1962 nous quittâmes Alger, comme un million de « français d’Algérie », pour nous installer près de Paris. Le changement de climat fit que mon fils dut s’aliter pendant plusieurs semaines, atteint par une sérieuse pneumonie. Durant sa convalescence il me suivit dans la plupart des hippodromes parisiens : Longchamp, Auteuil, Saint-Cloud, Maisons-Laffitte, Le Tremblay, afin qu’il retrouve l’atmosphère qu’il appréciait tant. Il montrait une affection plus particulière pour Le Tremblay.

José se rétablit rapidement. Il avait beaucoup grandi mais traînait une mélancolie, une sorte de tristesse rare pour un garçon de son âge.

Il cessa de parler aux chevaux qui, à leur tour, cessèrent de lui répondre.

José en fut extrêmement mortifié. Il ne cessait de me demander : Peut-être qu’ils ne comprennent pas mon accent ?

Son don avait disparu de la même mystérieuse façon qu’il était apparu.

Quand je tentais d’aborder ce sujet avec lui, mon fils devenait sombre, nostalgique, il me disais : Je ne sais pas ce qui s’est passé !

Souvent j’apercevais des larmes dans ses yeux quand il fixait un cheval et que celui-ci passait, indifférent.

            Malgré tous ses efforts il ne retrouva jamais plus son étrange pouvoir et, s’il aime toujours autant les chevaux, s’il ne se passe jamais un dimanche sans qu’il se rende aux courses, il ne parle plus aux chevaux et les chevaux ne lui parlent plus. 

 

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