L'enfant roux

My Martin

Qui es-tu ?

Je suis étudiant. Je suis bien installé, un studio au rez-de-chaussée en centre-ville, qui donne sur une place tranquille, un peu à l'écart du plateau. Quelques arbres, une statue au centre sur son piédestal, des bancs, une boîte à lettres. Le rez-de-chaussée est un peu un problème, je tire le rideau si j'ouvre la fenêtre, car certains passants se tordent le cou pour voir chez moi, j'ai envie de les inviter à entrer pour une visite guidée. Le problème n'existe pas lorsque la fenêtre est fermée, elle est revêtue à l'intérieur d'un film réfléchissant, qui me protège sans m'empêcher de voir.

La faculté est proche, je suis souvent chez moi, pour mes travaux personnels, pour lire, pour ne rien faire. Derrière mon rideau, j'observe discrètement les passants. Je ne m'en lasse pas, aucun n'a la même démarche, la même allure, ils téléphonent ou parlent seuls, marche mécanique absents à eux-mêmes, absorbés dans leurs pensées, traînent une valise à roulettes, rient ou chahutent en groupe. J'écoute les conversations, les filles parlent des garçons, comparent leurs mérites, les garçons parlent des filles, se donnent des conseils.

Une fille passe, qui pleure à chaudes larmes, le corps secoué par des hoquets d'enfant. Elle est seule, sa peine infinie emplit l'espace.



Elle. Elle est jeune, elle est belle. Sa démarche est légère, elle ne touche pas le sol. J'ai fini par prendre des notes pour croiser mes informations, elle ne passe pas à la même heure, ni tous les jours. Pas de sac, les mains libres. Elle traverse la place, tourne à gauche et disparaît au coin de la rue, emportant mes interrogations et mon cœur.

Jusqu'au jour... j'élabore un plan. Je me tiens prêt. Sur le qui-vive, car plusieurs fois, elle est passée si rapidement que je n'ai pas eu le temps de réagir.



La voilà. Je suis dehors, elle tourne le coin de la rue. Moi aussi. Personne.

Incroyable. La faculté dont le portail est fermé, en face une laverie avec quelques clients devant leur machine. Plus loin, des maisons anciennes à colombage, des couloirs sombres, des boîtes aux lettres aux étiquettes disparates. Raté.



Je guette. Je finis par ne penser qu'à cet instant. La nuit, je suis tendu dans mon lit, prêt à bondir, à la poursuivre. Je la rattrape dans mon rêve.



Elle ! La fille se retourne, je ralentis. Le coin de la rue, j'accélère. Je tourne le coin. Personne ! J'ouvre la bouche d'étonnement. La faculté fermée, la laverie et ses clients figés. Les couloirs sombres. Elle n'a pas pu aller loin.



Alors je remarque le portail vert. Un portail de l'ancien temps avec des bossages en bois, des clous, des bornes de part et d'autre. Des chasse-roues, m'a-t-on expliqué au cours d'une conférence. Une fente verticale dans une pierre pour les lettres (coup d'œil, on ne voit rien, ni lettre, ni prospectus). Aucun nom, aucune indication.

Un haut mur penché avec des créneaux de fantaisie ferme la cour, une glycine déborde au-dessus.

Un ancien hôtel particulier en U, mal entretenu, un bâtiment principal parallèle à la rue et deux ailes en retour, affaissées. Il n'est pas imposant, on ne le remarque pas.

La ville est ancienne, elle a connu jadis son heure de gloire à la Renaissance avec un commerce florissant, quelques beaux hôtels ont été édifiés pour afficher pouvoir et richesse. Qui allaient de pair, était maire, qui était riche. Certains hôtels ont traversé le temps, d'autres en déshérence ont été rachetés par la ville, qui les a reconvertis en appartements locatifs.

Cet hôtel est une faille temporelle, une relique du passé.

Le temps a été si court entre le coin de la rue et la disparition de ma belle inconnue... Le portail vert ?

Des passants dans la rue, mais je me promets que...



La nuit venue, je suis face au portail vert. La rue est déserte, des lumières aux fenêtres. Je prends mon élan, des prises entre les pierres, le haut du mur, je suis dans la cour pavée. Je suis environné par les façades aveugles. Des carreaux cassés, un rideau sale. La glycine est vieille, le tronc tortueux, elle bloque le portail condamné depuis des années.

Savoir. Je ne reviendrai pas. Je fais lentement le tour de la façade, essaie de percer l'obscurité à l'intérieur. La lune éclaire, une lumière blanche. Des pièces, des portes. Une porte latérale est rongée, entrebâillée. Juste la place de me faufiler, j'entre. Un débarras. De rares meubles, des objets renversés sous une couche de poussière. Un décor abandonné. Froid humide. Le parquet craque, je sursaute, des trous. Le royaume des souris, des rats peut-être. La ville en est pleine, autant que d'habitants, dit-on. Non, pas des rats, ils n'auraient rien à manger.

J'ai la bizarre impression d'être observé. Je ne m'écoute pas, je ne suis pas courageux et mon imagination me joue des tours. Je me demande ce que je cherche.

Je suis dans l'aile droite, je pénètre dans la partie principale. Des pièces en enfilade, premier salon, second salon. Salle à manger, une table, des chaises renversées, sièges crevés. Un fauteuil, de dos. Je continue.

-"Bonsoir."

Elle ! Elle est assise dans le fauteuil. Je suis pétrifié.

-"Mais que faites-vous là ?"

-"Et vous ?"

-"Vous habitez là ?"

-"En quelque sorte."

Elle, dans ses vêtements légers. Une forme, comme un dessin en volume dans l'ombre. Je fais un effort de mémoire, comment est-elle habillée d'ordinaire ? Je la vois marcher dans la rue, une silhouette, une jupe, un chemisier, mais je peine à visualiser des vêtements précis. Dans la rue je contemple son dos, ses jambes. Ses fesses.

-"Vous ne me répondez pas."

-"Pardon ?"

-"Pourquoi me suivez-vous ?"

-"Ah, vous avez remarqué ?"

-"Ce n'est pas difficile, on ne voit que vous."

Je pensais avoir été discret. Je n'ai pas une large pratique en matière de filature. J'ai lu quelque part qu'il ne fallait pas suivre, mais précéder, la personne que l'on prenait en filature.

-"Je vous trouve jolie. Alors, je voulais vous parler."

Son sourire s'efface.

-"Il n'y a pas d'électricité, bien sûr ? On ne peut pas allumer ?"

-"Non. Personne ne vous a vu escalader le mur ?"

Sa voix est inquiète.

-"Non. Il n'y avait personne dans la rue."

-"Et les fenêtres ? Les appartements sont habités. Les gens espionnent."

Je ne sais pas quoi répondre. Silence. Elle ne me quitte pas des yeux.

-"Parlez-moi, vous souhaitiez me parler."

-"Mais... Comment pouvez-vous vivre dans ce trou ? Vous habitez depuis longtemps ici ? Seule, dans le noir ?"

-"Oui. Seule, dans le noir. Vivre... Vivre a un sens relatif."

-"Enfin concrètement : vous mangez, vous dormez, vous allez, vous venez, comme vous voulez ?"

-"Aller et venir, oui. Je vais vous montrer."

Elle se lève, passe à travers le mur, elle est à l'extérieur. Elle se penche, le haut de son corps sort du mur, dans la salle à manger. Un pas, elle revient dans la pièce.

Je heurte la table.

-"Un fantôme !"

Elle rit.

-"Mais non : je ne suis pas morte et je ne reviens pas. Je viens d'ailleurs."

Je ne comprends pas.

-"Le temps est un champ infini : tous les possibles se réalisent. "

Elle est près de moi. Son parfum m'enivre.

Ma belle n'est pas une fille ordinaire. Nous ne ferons pas un bout de chemin ensemble.

-"Voulez-vous m'aider ?"

-"Vous aider ?"

-Le monde d'où je viens est ailleurs mais il a ses âpretés. Ils me cherchent. Vous n'habitez pas loin, surveillez les environs, les nouveaux venus, et dites-moi. Ces informations sont essentielles.

-"Qui vous recherche ?"

-"Peu importe l'apparence."



Elle s'accroupit. Elle est panthère noire, feule, me frôle, tourne autour de moi.



Elle est serpent. Il heurte le plafond. Corps vert sinueux, yeux jaunes. Il siffle, darde sa langue bifide.



Elle est... moi. Moi en face de moi, plus vrai que moi. Suis-je moi ou en face de moi ? Mon sosie pense comme moi, il est moi. "Vous êtes un fantôme", me dit-il.



Elle est panthère, serpent, moi, chairs mêlées, monstruosité composite.



Elle redevient elle-même.

-"Partez maintenant. Vous êtes investi d'une mission."

-"Comment vous appelez-vous ?"

Elle pose ses lèvres sur mes lèvres, pour les sceller.



Une mission... De mon studio, j'aime bien voir les passants, les filles, écouter les conversations. Je soulève le rideau si j'entends de la musique, des marginaux avinés qui vitupèrent. On pourrait régler sa montre sur les emplois du temps, aller au travail, à la faculté, faire les courses. Quant à la musique, rien n'est sûr pour apparier le son à l'auditeur : du rap ? Non, pas un jeune. Un quinquagénaire massif, cheveu rare.

Quelques références. Des femmes, les gars sont plus ordinaires. Une femme âgée originale, cheveux gris, longue et maigre. Elle flotte dans des tissus colorés, talons hauts, équilibre instable. Entre l'insecte et l'échassier.

Une femme corpulente, entre deux âges, fesses en arrière. Elle coordonne sa tenue -sac à main tenu à bout de bras- en une seule couleur, sur un fond de blanc. Un jour, dominante jaune. Un jour, dominante bleue. Visage rond, cheveux ébouriffés. On l'observe, elle se raidit. Ses pieds butent.

Un petit gars dans son imperméable trop large, les yeux perdus derrière des lunettes de myope. Il parle tout seul, il n'est pas d'accord avec lui-même. Alors il s'arrête, argumente, gesticule et rebrousse chemin.

Je sais qui surveiller.



Un bonnet de laine, des lunettes noires, je me poste sur un banc, à proximité de la rue de l'hôtel particulier. Je lis. Je la vois, elle marche rapidement. Je la suis à distance. Elle sort une fois par jour, à des heures différentes. Elle ne va pas loin : chez le luthier, sur la place. Chez le réparateur d'instruments de musique, sur une autre place. Chez le cordonnier, en bas de la rue.

Là, je l'ai observée : elle entre dans la boutique, parle, fait des gestes secs. Le cordonnier répond, dénégations.

Elle revient dans sa rue, ralentit son pas. Elle est seule, perd de sa substance, ombre imprécise, et se dissout dans le mur.



Le soir, elle me rejoint dans mon studio. Elle se donne à moi. Nos étreintes sont incandescentes. La passion me dévore. Sa connaissance de l'amour est infinie, elle m'entraîne dans des contrées barbares. Sur l'écran de mes yeux fermés, des panthères affrontent des serpents.

Lorsque je suis épuisé, elle s'allonge à mon côté pour une étrange caresse. Elle passe le tranchant de sa main sur ma gorge. Elle se lève et me quitte.



Mes nuits sont agitées. Je revis les étreintes. Je suis en elle, elle me parcourt, chevauchées fantastiques. Elle est féline, s'allonge sur moi, brûlante. Puis glacée. Je serre contre moi une araignée caparaçonnée, elle m'écrase, ses yeux noirs touchent mon visage, ses mandibules tâtent ma gorge.

Je me réveille, en sueur.



Ce matin, elle sort et marche vite, vers le centre-ville. Je lui emboîte le pas. Il est un peu plus de neuf heures, quelques personnes dans les rues, la presse, le pain, des sandwichs pour midi. Le centre commercial, les portes automatiques s'ouvrent. Elle oblique à droite, vers l'escalier roulant descendant, le magasin d'alimentation en sous-sol.

Les employés vérifient les dates de péremption, rangent, mettent en rayon. Des gens âgés, précautionneux. Des enfants excités se chamaillent, choisissent des gâteaux, des confiseries, vérifient leur monnaie avant de passer aux caisses automatiques.

Je la vois. Elle marche lentement dans l'allée centrale, elle cherche à droite et à gauche.



Rayon confiserie. Un collégien, anorak, cheveux roux, cartable sur le dos. Elle s'approche. Elle lui parle, il lui répond. Elle lui donne un coup violent, à hauteur de la poitrine.

Elle revient dans l'allée centrale, me heurte. Elle sort par les caisses automatiques, marche vers les escaliers à grands pas.

Je m'approche de l'enfant. Il est livide, appuyé contre l'étagère.

-"Vite, sortez-moi d'ici."

Je le soutiens, escalier roulant. Une rue piétonne, une entrée de magasin. Il est ouvert sur rendez-vous. Un expert en timbres, monnaies, médailles. Un échafaudage masque l'entrée en partie, pour réfection de la façade.

Le collégien s'assied contre la vitrine terne. Il est pâle, la peau laiteuse, presque transparente, myriades de taches de rousseur. Ses yeux verts sont fixés sur moi. Je lui prends la main. Il est calme.

-"Dis-moi, tu as mal ? Je vais appeler les secours."

-"Non, approchez. Je vais vous transmettre des informations."

Il pose sa main sur ma nuque, attire mon visage vers le sien, presse son front contre le mien. Une explosion dans mon cerveau. Je bascule en avant et perds connaissance.



J'ouvre les yeux. Des bourdonnements dans les oreilles. Je suis tassé contre la vitrine. Seul. Le sol est sale, odeur d'urine.

Je me lève avec difficulté, rentre chez moi. Je tire le rideau, ferme le verrou.



Je ne sors pas. Je ne mange pas, je n'ai pas faim.

Je ne la revois plus, mon amour est perdu, je n'aimerai plus jamais personne.

Des images étrangères, des paroles, me hantent. Un héritier, la haine, la trahison, un tueur, la mort d'un enfant, ...



Je pose ma main sur la table. Elle ne rencontre pas de résistance, elle disparaît dans le bois sans effort, jusqu'au poignet.



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