L'enfer c'est l'autre

rorodator

Nouvelle noire (si peu...), moins de 8000 symboles.

L'impact des gouttes sur le métal, inquiétant tic-tac d'acier, acheva de le ranimer. Couché sur le flanc, il reposait inconfortablement sur une tôle ondulée et sa tête le faisait affreusement souffrir. Il vit, malgré le peu de lumière qui filtrait en ce lieu, qu'il gisait dans une mare poisseuse : du sang. Une goutte perla à ses tempes, glissa le long de son nez, et alla s'écraser sur la ferraille. Pas du sang. Son sang.

— T'es enfin réveillé, enculé ?

Il voulut voir celui qui l'interpelait si brutalement, mais ne put bouger. Il était pieds et poings liés, attaché à une chaise, si fermement entravé qu'il ne réussit qu'à meurtrir ses chairs sous l'effort. Bordel, qu'est-ce qu'il avait mal à la tête.

— Bouge pas, Jack. Je vais te relever.

Jack ? Pourquoi ce con l'appelait-il Jack ? Pour sûr, il ne s'appelait pas Jack. Il s'appelait… Comment s'appelait-il, déjà ? Était-il frappé d'amnésie ? Une perte de mémoire en rapport avec cette douleur insoutenable qui battait dans son crâne ? L'autre le remit en position assise sans effort.

— Bien possible que j'aie tapé un peu trop fort la dernière fois, pas vrai ? Faut avouer aussi que tu n'as pas été sage.

Jack, quel que fut son nom véritable, profita du changement de perspective pour observer alentours. Ils se trouvaient dans un vieil hangar apparemment abandonné. Quelques trouées dans la toiture laissaient percer un peu du clair de lune, sans quoi l'obscurité aurait été totale. Aucun son ne parvenait de l'extérieur, comme s'il était perdu en rase campagne. Mais je suis où, putain, qu'est-ce que je fais ici ? Et qui est ce taré ? Et je suis qui ?

— T'as pas l'air dans ton assiette, Jack. Tu veux qu'on arrête notre petit jeu ? Tu sais ce que tu dois faire pour que ça cesse.

— Je m'appelle pas Jack, croassa-t-il entre ses lèvres tuméfiées. Et je sais pas qui tu es, ni ce que je fous ici. Je crois que tu m'as sérieusement amoché, je sais pas pourquoi, et tu m'as l'air sacrément siphonné.

— Tut tut tut. Ne recommence pas ou tu vas encore en prendre une. Jack, John, Bob. Qu'est-ce qu'on s'en branle au fond ? L'important, c'est ce que tu es et ce que tu as à me dire.

Que lui voulait ce malade ? Aucun indice ne sourdait de la brume qui noyait son esprit. Baissant les yeux, Jack constata que ses vêtements étaient totalement imbibés d'hémoglobine et sans doute d'autres substances corporelles. Il s'était pissé dessus. Ça devait faire un moment que l'autre le cuisinait. Pour quelle raison ?

— Je te l'ai dit, je sais pas qui tu es ni ce que je fous ici.

La violence de la gifle lui souleva le cœur, et Jack hurla de douleur. Sa mâchoire ou son nez, les deux plus sûrement, devaient avoir déjà été fracturés pour que la souffrance atteigne un tel paroxysme. Il sentit tous les os de son crâne se révolter, tenter d'échapper à son corps, pour fuir ce supplice effroyable. 

— T'as toujours pas compris que je rigolais pas, depuis le temps ? Tu crois que ça m'amuse de te coller des beignes ?

Cela confirmait qu'il était là depuis des heures. Un fol espoir naquit : il avait sûrement de la famille, des amis, quelqu'un pour lequel il comptait. On allait s'apercevoir de sa disparition et lancer des recherches. C'était sûr. Peut-être même les flics étaient-ils déjà sur le point de débusquer l'autre sadique qui le molestait. Il devait jouer la montre, éviter les coups, le temps qu'on le retrouve.

— Je suis désolé, gémit-il piteusement, je me souviens vraiment de rien, même pas de mon nom. T'as tapé trop fort, j'ai la cervelle en bouillie.

— C'est bien notre veine, Jack. Comment on va sortir de ce merdier maintenant, tu vas me le dire ?

L'agresseur approcha son visage pour fixer Jack dans les yeux : regard froid, déterminé et désincarné à la fois. Une certitude saisit Jack et il se pissa dessus, encore : il ne s'en sortirait pas. Il avait face à lui l'ange de la mort.

— Je vais t'aider mon vieux, dit l'autre en s'éloignant. Nous sommes ici parce que tu m'as pris quelque chose qui avait de la valeur pour moi. Auquel je tenais comme à la prunelle de mes yeux, comme on dit. Tu n'aurais pas dû. Ce lieu est le tribunal où se tient ton procès. Je suis le juge et le jury. Je serai peut-être le bourreau. Le procureur est cette main dont tu as goûté la caresse y'a deux minutes. Toi, tu es à la fois l'accusé et l'avocat de la défense.

Taré. Ce mec était taré. Jack fit tourner ses neurones à plein régime. Que lui avait-il dit ? Il prétendait qu'il lui avait dérobé quelque chose ? Était-il un voleur ? Ses souvenirs lui demeuraient inaccessibles. Impossible de savoir qui il était ! Essayant d'analyser ses sentiments, il s'imagina tranquille, vivant une existence sans histoire, gentil père de famille heureux et aimant. Plutôt que de croupir dans ce lieu sordide, Jack se voyait sur une plage par une belle journée d'été, à siroter une boisson fraîche tandis que ses gamins et sa femme s'ébrouaient gaiment dans l'onde iodée… Je suis peut-être un poète, ironisa-t-il.

— J'essaie de me souvenir. Vraiment. Mais je vois pas de quoi tu parles.

— Alors je vais continuer à te taper dessus.

Jack sentit les larmes lui monter aux yeux. Son squelette résonnait encore du dernier coup porté et la peur d'un nouvel aiguillon de douleur l'aurait fait se recroqueviller, s'il l'avait pu. Il sanglotait.

— Putain Jack, tu me dégoûtes, décidément. Voilà que tu chiales comme un gosse.

Il ne reçut qu'une chiquenaude sur le menton. L'autre jouait avec lui, comme un chat avec une souris désarmée. Jack était souillé, humilié, vulnérable. Sa vie n'était plus suspendue qu'à un fil ténu et le marionnettiste était givré. Sauf s'il se souvenait ? Mais de quoi ? Le lieu et la mise en scène avaient tout du règlement de comptes. Avait-il fricoté avec la mafia ? Mécontenté un parrain local ? Le psychopathe brandit un dossier sous son nez.

— Voilà de quoi te faire retrouver la mémoire, Jack. Tu sais, j'ai pas toujours été comme ça. J'étais un mec bien, avant toi.

Il extirpa du dossier une vingtaine de photographies avant de le balancer à l'autre bout du hangar.

— Regarde bien, Jack. Observe ces portraits. Observe, et souviens-toi. Tu la reconnais, cette petite ?

Jack étudiait les images sans comprendre. Toutes représentaient une jeune fille, prise sous différents angles. Il ne la connaissait pas.

— Elle s'appelait Julie et avait treize ans. Elle était sortie chercher du pain.

— Je ne l'ai jamais vue.

— Ferme ta gueule, connard. Elle n'est jamais rentrée. Au lieu de ça, on a retrouvé son corps sans vie, mutilé et violé, abandonné dans un fourré.

Les photos défilaient sans que Jack ne comprenne. Puis, un cliché pris de trois quarts rompit une digue en lui. La fillette arborait une queue de cheval joyeuse et souriait gaiment à l'objectif. Adorable. Il se souvint. Il l'avait croisée et avait succombé à son charme nubile. Il avait voulu l'approcher, lui parler. Mais elle l'avait ignoré, comme ses parents le lui avaient appris. Alors, il avait pété les plombs et l'avait battue, avant de l'entrainer au calme pour faire ses affaires. Il se remémora le plaisir intense qu'il avait éprouvé à exercer sa force sur l'adolescente sans défense, la frappant et abusant d'elle pour châtier son comportement. Il ressentit cette extase malsaine, et la bile lui brûla la gorge. C'était pas possible, comment pouvait-on faire ça à une enfant ? Comment avait-il pu faire ça à une enfant ? Mais ce n'était pas lui, c'était l'autre, celui d'avant la bosse sur le crâne ! Il devait le dire au juge !

Yeux exorbités, pris d'une panique folle mêlée d'un dégoût sincère, il leva les yeux vers son ravisseur qui, pleurant à chaudes larmes, le tenait désormais en joue.

— Tu t'es trahi, Jack. Le jury est unanime : coupable. T'as entendu espèce d'immonde salopard ? Le jury t'a déclaré coupable du viol et du meurtre de ma fille ! Ta sentence est la mort.

Jack sentit le canon sur son front alors qu'il hurlait dans un dernier cri dément :

— Je n'étais pas moi ! JE N'ETAIS PAS…

Il n'entendit pas l'impact des fragments de ses os sur le métal.


Création réalisée dans le cadre du Prix Court et Noir 2017, Short Edition

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