L'enfer me ment
absolu
J’ai posé ma candidature pour une vie à ma pointure, mais mon curriculum vitae est resté sous la pile, j’avais compilé le meilleur de ce que je suis, évalué mes compétences et mes acquis, j’ai compris que la place était déjà prise. Pourtant j’ai des lettres, je suis motivée, j’ai le mot aisé, et ne manque jamais de papier. Je n’ai jamais pensé à me planquer sous le bureau pour monter dans la hiérarchie, ni à jouer les anarchistes pour faire entendre mes droits.
Bon, d’accord, je monte vite sur mes grands chevaux, mais c’est pour aller plus vite que je les lance au galop, pour gagner du temps que je les laisse prendre les devants. Ce qui est encore là une fois la course terminée y restera à jamais. La tempête est parfois terrible, c’est le même principe que la sélection naturelle, comme pour tester ceux qui me suivront quoi qu’il arrive, toujours avec moi même si le vent tourne. Je sais qu’ils garderont leur veste, malgré les manches élimées, je sais qu’ils m’apporteront le reste, gardé par les éliminés.
Faut pas se miner pour autant, je ne m’intéresse pas qu’à l’élite, trop centrée sur elle-même, ni aux érudits, dont les éruptions cérébrales se raréfient au fil des ans ; je pense aussi aux bandits des rues qui cèdent à la corruption du milieu carcéral.
Ils entassent tout un arsenal dans leur cellule avec la complicité de matons frauduleux. Y a pas photo, c’est honteux, mais on boucle les fins de mois comme on peut, las de se serrer la ceinture et de se faire remonter les bretelles pour une soi-disant faute professionnelle.
On laisse la grille de la cage ouverte et quelques oiseaux en profitent, drôles ou de mauvaise augure ils se hissent jusqu’en haut des murs. Ils pensent s’affranchir d’années de travaux forcés, sans se douter que dehors les attend une prison dorée. A l’orée d’une liberté empoisonnée le prisonnier se laisse parfois empoigner par la peur du vide qu’il a laissé de l’autre côté, l’angoisse d’imaginer qu’il a déjà été remplacé, et qu’après tout, là où il est, au moins, il a sa place. C’est peut-être pas un palace, pas de réception à appeler pour commander son petit-déjeuner, mais il a droit à trois repas par jour, nourri logé, c’est pas si mal, quand on a blanchi tant d’argent.
Un manque de vigilance déclenche un plan vigie-pirate, un problème de maintenance entraîne une panne immédiate. Les pros de l’informatique en deviennent blêmes, un virus non identifié paralyse le système, récupère les données non cryptées, déverrouille les codes d’accès à des fins commerciales, et sème la panique dans le bureau du président directeur général. Eh oui, même les quartiers les plus riches sont mal fréquentés, ça n’est pas un hasard s’ils sont parasités par certains vers, pressés de gâter le fruit d’années de travail, de récupérer leur part du gâteau et d’y ajouter la cerise. C’est la crise qui veut ça, la concurrence déloyale devient récurrente pour emprunter la voie royale. Ca frise le ridicule et même s’il ne tue pas, il détruit les plus frileux effrayés d’y laisser leur chemise.
On change d’identité dans les bals costumés, on se change les idées sans froisser celles des autres, on oublie pour un temps le désordre extérieur, on se tord de rire pour oublier la douleur, pour envoûter le mal qui prend appui sur les vertèbres et voûte le dos un peu plus chaque soir. On rit pour stimuler les zygomatiques, pour dissimuler le vide d’une existence asymétrique et sans magie.
L’intègre râle de ne pouvoir suivre sa quête du Graal, de voir l’objet de ses désirs se désagréger chaque fois qu’il tente de l’approcher, et s’achète des intégrales en coffret dvd, certain de posséder un trésor dont lui seul pouvait hériter, en vérité simulacre d’une vie rêvée. Massacre annoncé, passage à l’acte prémédité. La fiction a dépassé la réalité, l’affliction des parents de la victime ne l’effleure même pas, ils n’étaient pas intimes de toute façon.
« Baudelaire a bien écrit les Fleurs du mal… attiré par ce qui brille, je ne supportais pas l’idée de voir le visage de ma belle se rider, se parer des blessures hideuses infligées par le temps, et me suis dit qu’il fallait la tuer. Ainsi l’éphémère devient éternel, monsieur le Juge, je voulais simplement immortaliser cette beauté pour laquelle je me serais damné. Adorateur invétéré d’un idéal je n’ai compris le mal qu’une fois le crime perpétré. »
« La Cour vous condamne à la prison à perpétuité, votre souhait est exaucé, vous aurez le reste de votre vie pour le vénérer… »
C’est ainsi qu’on voit sa vie quand on laisse dépérir les mots qu’on ne peut pas lui dire, c’est ainsi qu’on passe son temps à rechercher celle qu’on avait avant.