L'enragé

Elsa Saint Hilaire

 

- Tu sais quel jour on est? me demande Pierre

- Oui, vendredi

- Non, pas le jour, la date!

- Ben le 10 mai, c'est l'anniversaire de Serge…


Nous accélérons le pas, pressés de retrouver Bobby et Serge qui sont censés nous attendre en bas de l'immeuble de ce dernier. J'ai piqué une bouteille de champ' en loucedé dans la réserve paternelle. Planquée au fond de mon havresac, elle a subi les secousses du métro. Je m'inquiète… manquerait plus que le bouchon saute tout seul. La nuit est tiède et douce, une vraie nuit printanière et Paris, ce soir, a la candeur surannée d'une petite ville de province.

On remonte le Boul Mich' en sifflotant un air des Stones. À une dizaine de mètres de nous, un groupe d'étudiants barre le passage sur le trottoir et une partie de la chaussée. Arrivés à leur hauteur, un gars à la peau diaphane, une longue mèche lui voilant le regard, nous interpelle:

- J'serais vous, les gars, j'irais pas plus haut. Ça chauffe sec près du Lucal!

On le remercie, mais on lui explique que l'on est attendus ; alors que cela chauffe ou pas...

Il hausse les épaules et se détourne en marmonnant: "j'vous aurais prévenus, ça chauffe…"

Quelques minutes plus tard, la raison de sa mise en garde nous apparaît sous la forme d'un impressionnant cordon de CRS interdisant l'entrée du jardin du Luxembourg. Je fais signe à Pierre, qui s'est arrêté pour observer les policiers, de me rejoindre. On est déjà à la bourre et tel que je le connais, il est prêt à les allumer du verbe. Il rêve depuis des lustres de s'en faire un.

- Déconne pas, on est à deux doigts de la rue Gay Lussac. Ça sent le grabuge... les mecs ont l'air sous haut voltage... Allez, viens... foutons le camp de là…

J'arrive enfin à traîner un Pierre récalcitrant vers notre destination finale. Dans la rue, noire d'étudiants, c'est l'effervescence. On ne comprend rien à ce bordel. Au pied du 34, on retrouve Bobby et Serge en grande discussion avec un mec, légèrement rouquin, la figure joviale, mouchetée de taches de son.

Bobby fait les présentations:

- Daniel, voici Pierre, et le brun, c'est Francis, un sacré putain d'écrivain méconnu. Il tient une rubrique dans le journal de la fac. Faudrait que tu le lises…

Le Daniel en question, me jauge d'un petit air goguenard. Pas sûr qu'il soit impressionné. Il nous serre pourtant chaleureusement la main et nous gratifie d'un:

- Salut! La soirée ne fait que commencer et des histoires, tu vas pouvoir en écrire, mon pote!

On le regarde s'en aller de sa démarche nonchalante, un sourire aux lèvres, une lueur malicieuse au coin des yeux. Il se retourne et me lance :

- Peut-être même que c'est l'Histoire avec un grand H que tu vas écrire… Sait-on jamais ?

Il se marre.

Un gars barbu, à la dégaine de clochard - Je verrai le lendemain sa trombine et celle du rouquin dans tous les journaux- apostrophe la foule d'étudiants à coup de slogans. Juché sur le capot d'une 4RL, il vocifère:

- Camarades! C'est ici que l'on dressera notre barricade!

La harangue déclenche une salve d'applaudissements et des rugissements. La rue est délestée de ses pavés mettant à nu, du sable. Ça se bouscule, ça rigole comme des potaches. J'ai confié mon havresac à la gardienne de l'immeuble, qui en concierge curieuse et zélée a délaissé sa télé, noir et blanc, pour venir reluquer les jeunots. À ses côtés, une vieille dame, la gorge parée d'un somptueux collier de perles, encourage tous les chevelus qui braillent des slogans révolutionnaires. Elle couve Bobby d'un regard maternel. Je lui demande s'il la connaît?

- Plutôt mon pote! C'est Madame Paul Fort, la femme du poète. Elle habite l'immeuble. Elle ferait mieux de rentrer chez elle… elle souffre de crises de tachycardie et là... elle risque d'être servie. Imagine un peu que l'on nous colle sur le dos la mort de l'épouse du Prince des poètes, chevalier de la légion d'honneur ! T'es prié de même pas imaginer !

Il plaisante, mais je le sens tendu et légèrement anxieux. On a déjà oublié qu'au départ on était là pour fêter l'anniversaire de Serge.

Il est vingt-trois heures, la rue a pris des allures de camp retranché. L'atmosphère commence à devenir irrespirable. On entend les CRS piaffer d'impatience. Des deux côtés, on ne croit pas à un coup de bluff. À minuit moins cinq, le son mat et brutal des matraques sur les boucliers résonne... Les poings se serrent, puis sans le moindre signal, le moindre aboiement de chef, tout le monde se tourne vers l'entrée de la rue.

Une déflagration sème la panique dans notre groupe. Juste le temps de voir la bignole figée de stupeur, mon havresac qu'elle a laissé tomber, gisant à ses pieds inondés du nectar à bulles.

Fous-rires… brusquement interrompus par l'explosion d'une grenade "non offensive" qui explose au-dessus de nos têtes dans une gerbe d'étincelles pyroclastiques. Pierre me tend une barre de chocolat ovomalté qu'il a trouvée dans la poche de son blouson bombardier.

- Tiens, avale! Paraît que c'est d'la dynamite…

Celui-là, faut toujours qu'il en fasse des tonnes.

Je fais non de la tête. J'ai l'estomac noué... Les gaz lacrymogènes nous arrachent des larmes et quand les CRS commencent à charger, je lance mon premier pavé. Le temps qu'il manque sa cible, je suis devenu, ce qu'ils appelleront plus tard, un "enragé".


  • Ça sent encore la fumée des lacrymos ! Je me demande si les gens seraient toujours capables d’une mobilisation d’une telle ampleur. Ne serions-nous pas devenus des crabes heureux de prendre un bain, alors que l’on a commencé à nous cuire à l'eau froide ?

    · Il y a presque 9 ans ·
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    Philippe Renaissance Neo

    • de la même manière qu'en 68 peut-être pas Philippe, mais ça bouge quand même ici ou là.

      · Il y a presque 9 ans ·
      Locq2

      Elsa Saint Hilaire

  • Mai 68 : ''parait que c'est d'la dynamite...'' et à partir du lendemain,'' on enlève le haut'' des barricades et on laisse passer le vent de la liberté.

    · Il y a presque 9 ans ·
    479860267

    erge

    • un vent qui s'est essoufflé depuis... :-)

      · Il y a presque 9 ans ·
      Locq2

      Elsa Saint Hilaire

    • Mais qui pourrait souffler à nouveau si l'on ne sait pas où l'on va ! Comme le disait Sénèque '' il n'y a pas de vent favorable à celui qui ne sait où il va ''.

      · Il y a presque 9 ans ·
      479860267

      erge

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