L'enthousiame
petisaintleu
En s'extirpant de sa couette, Pierre n'avait pas le moral. Rassurez-vous, il n'était pas de ceux qui allaient plonger tête la première dans un marigot existentiel à coups de posts larmoyants sur les réseaux sociaux pour expliquer leur burnout. Non, c'était beaucoup plus simple : il en avait ras le cul, tout simplement. Il ne s'était jamais apitoyé sur son sort ; alors, pourquoi ou comment aurait-il dû, ou pu, à son âge changer ?
Il était trop tard pour envisager devenir le roi du pétrole, le chouchou de ses dames ou Bernadette Soubirous. Il devait se rendre froidement à l'évidence. Sa vie n'avait été qu'une succession d'à peu près dont l'acmé se résumait à une interview dans la page locale du journal ou à un mail de son PDG quand il finit premier du challenge commercial de son entreprise. Il en était arrivé à s'instaurer un cadre de vie prudentiel, alimenté à coups de chips et de séries Netflix sur son canapé pour se plonger dans un brouillard neuronal.
Allez comprendre pourquoi il changea de route ce matin-là. Était-ce le reportage vu la veille sur Bartolomeu Dias, le premier à avoir franchi le cap de Bonne-Espérance, qui le mit en branle ? Quoi qu'il en soit, il ne lui fallut pas plus de temps qu'à un sous-marin remplissant ses ballasts et s'apprêtant à s'enfoncer vers les abysses pour faire son sac à dos et disparaître de la circulation. Il n'avait projeté aucun plan. Il joua au gyrovague, découvrant la grandeur et la splendeur du monde, à défaut de ses congénères qu'il évitait par l'entremise des chemins vicinaux.
Un après-midi, il suivit un arc-en-ciel. En fin de journée, il arriva dans un pays qui lui était tout aussi inconnu que la Bordurie. Sur un panneau, on pouvait lire : « Bienvenue en Thousiasmé ». À vrai dire, il n'était pas très chaud pour y pénétrer quand il croisa une petite vieille en déambulateur. Celle-ci sut jouer de ses charmes pour le convaincre de la suivre. Elle l'invita par son air enjoué à faire tomber sa garde.
C'est, cela va de soi, en train qu'il débarquèrent à la gare d'Œuf-au-Riz. Drôle de nom, me direz-vous, pour une bourgade. Sa toponymie venait d'une recette qui faisait sa réputation depuis des générations. Mais, au-delà de cette spécialité pâtissière, il resta sur le flan de ne croiser que des personnes affables, dont la cavité orale n'avait pourtant rien d'une pub pour un dentifrice tant les râteliers, les gingivites et les dents cariées semblaient être la norme peu ragoutante. Qui étaient les habitants de cette étrange contrée ? Un refuge pour crétin des Alpes, un hospice d'imbéciles heureux ou un repaire de faux-derches ?
Il fit fi de cette première mise en bouche, sans rififi. Sans s'emballer, il accepta de rejoindre la fête qui battait son plein dans le bourg en l'honneur du protecteur de la cité, saint Patick. Sur la place avait été dressée une estrade. Un orchestre y reprenait tous les tubes de Sœur Sourire, sponsorisé par Pepsodent. Il n'est pas certain qu'un puissant psychotrope ne fut pas introduit dans le plat qu'on lui offrit : des patacons arrosés de Saint-Amour. Comment expliquer, une fois rassasié, qu'il accepta de grimper sur les planches pour se présenter et se mettre à nu puis, une fois redescendu, de jouer des coudes pour la bourrée ?
En fin de soirée, on l'acclama et il fut porté en triomphe dans la cité. Le lendemain, il fut invité en mairie où on le promut au rang de citoyen d'honneur. On lui remit la médaille de la ville, dans une foule en délire. La breloque portait comme inscription : « Amor patitur moras, l'amour est patient ». Il lui fallut encore quelques semaines pour s'acculturer. On ne se défait pas de décennies de détachement en un coup de cuillère à pot.
Le souffle de la vie, la vraie, sans apparats et sans faux-semblants prit enfin le dessus. Il laissa tomber le masque qui l'asphyxiait pour se consacrer aux bonheurs simples de l'existence. Il se fit même cénobite et fut à tel point exemplaire qu'on le béatifia.