L'Envol

Michaël Frasse Mathon

Un jeune homme est la proie d'expériences en laboratoire.
Je ne me souviens de rien avant ma chute. Dans mon dernier souvenir, je tombais du ciel à la vitesse d'un météore. Je crois que mon corps s'est enflammé, d'où les deux grandes traces de brûlure que j'ai maintenant dans le dos. En heurtant le sol, j'ai perdu connaissance. Etant donné la vitesse et la force de l'impact, j'aurais dû être mort. Pourtant, je suis là. Quand je me suis réveillé, j'étais dans une salle blanche, entouré de personnes vêtues de même couleur. Je me suis cru au Paradis, mais la réalité s'est vite imposée à moi : en essayant de bouger, je découvris que mes membres étaient entravés : j'étais ligoté sur une table, et ces individus, je l'appris plus tard, étaient des chercheurs, et moi leur objet d'étude. Je n'étais pas au Paradis, mais dans ce qui se rapproche le plus de l'Enfer.
         J'ignore depuis combien de temps je suis prisonnier ici. Quand je les questionne sur ma nature, ils me répondent que je suis différent, que je ne suis pas humain. Quand j'essaie de savoir pourquoi on me fait subir tout cela, on me répondque c'est le traitement réservé aux êtres de ma condition. Pour eux, je suis une erreur de la Nature, une fascinante aberration. Dès fois, j'ose leur demander s'ils me relâcheront. Là aussi, ils restent muet. Je pense qu'ils ne me laisseront jamais partir : je suis trop précieux. J'ignore tout de mon passé, mais je sais que mon présent et mon avenir demeurent ici, scellés entre ces murs. Et quand bien même ils me relâcheraient, je ne saurais pas où aller. J'ignore tout de ce monde, je ne sais même pas si c'est le mien.
         Quand ils sont venus me chercher sur le lieu du crash, ils portaient ce qu'ils appellent des combinaisons, pour éviter que je les contamine, comme si j'étais une maladie. J'étais trop faible pour fuir et ils m'ont capturé dans ce qu'ils appellent un filet. Je me rappelle l'angoisse, la détresse et l'impuissance, comme un animal pris au piège. Je ne pouvais pas parler pour les supplier, juste gémir. On m'a appris la parole, progressivement. Aujourd'hui, je lis des livres en cachette. C'est ma seule activité, ici.
         Quand je ne suis pas en salle d'opération,  je passe mon temps dans la pièce qui m'est réservée, composée d'un lit, d'une douche, d'un WC et d'un lavabo. Elle n'est pas immense, mais je m'y sens à l'aise, quoique je manque d'intimité vu qu'on m'observe continuellement. Certains mois de l'année, il y fait froid, alors je demande qu'on y augmente la chaleur. Dès fois, on accède à ma requête. D'autre fois, je n'ai droit à aucune réponse. La pièce est à ciel ouvert, simplement protégée par une grande vitre. J'imagine qu'elle est solide et épaisse. C'est à la fois agréable et dérangeant. La nuit, je peux admirer les étoiles mais le matin, je suis réveillé tôt par la lumière du jour - quand je ne suis pas tiré du sommeil par des membres de l'équipe du docteur Herbert pour me faire subir je ne sais quoi. Par temps de pluie, le martèlement incessant des gouttes de pluie sur la vitre a tendance à me rendre fou. Par beau temps, je me perds des heures dans la contemplation des nuages, d'où je suis persuadé d'être tombé.
         Le laboratoire, et les expériences dont je suis la victime, sont dirigés par le docteur Henry Herbert. Je le crains particulièrement. Avec lui, on ne sait jamais ce qu'il va vous arriver. Il reste enfermé dans son mutisme. Son visage est comme un masque dénué d'émotion. Ses collaborateurs, avec leurs seringues pour m'endormir, ne m'inspirent pas davantage confiance. A chaque fois que l'on m'endort, le docteur fait des ravages avec son scalpel. Je me réveille toujours avec de nouvelles entailles. J'ai l'impression que, tôt ou tard, ils finiront par me dépecer entièrement.
         Il y a tout de même une personne que j'apprécie ici, c'est Catherine. Elle est la seule à être gentille et attentionnée avec moi. C'est elle qui me fournit les livres que je dévore et dissimule sous mon lit avant qu'elle ne les récupère, une fois que je les ai lu. C'est également elle qui m'a réapprit à parler, et aussi à lire. Le personnel n'est pas censé avoir d'interaction avec moi, à part elle. Elle fait partie de la cellule psychologique du complexe. Quand je lui demande d'où je viens, elle ne me donne aucune réponse. C'est comme si je ne provenais de nulle part, que je n'avais pas origine d'où leur curiosité. Catherine me dit que c'est à moi de me rappeler d'où je viens. Elle est persuadée qu'en me réapprenant à être normal, à parler et à penser, je pourrai plus facilement me souvenir. Je la trouve belle, avec ses boucles blondes et son visage doux, qui lui donnent un air angélique même à travers sa combinaison. Dès fois, j'ai le sentiment qu'elle est triste. Est-ce à cause de ce qu'on me fait subir ? Ou à cause ma condition monstrueuse ? En apparence, je ressemble à n'importe quel garçon adolescent, à quelques différences près. Dans mon dos, là où jadis se trouvaient de larges brûlures, commencent à se développer deux grandes protubérances. Je ne peux pas les voir car il n'y a pas de miroir dans ma cellule, mais au toucher, je devine que c'est ignoble. A n'en point douter, je suis un monstre. Personne ne voudrait d'une laideur pareille. Décidément, il vaut peut-être mieux que je meure !
         Chaque jour, les deux protubérances me font de plus en plus mal. Quand cela devient trop insupportable, je les gratte, dans l'espoir d'apaiser le feu dans mon dos, mais rien n'y fait. A chaque fois que je les touche, j'ai l'impression qu'elles ont grossi. Et si mon corps étaient en train de développer des tumeurs ? Inquiet, j'en parle à Catherine, qui me rassure avec un sourire. Cela ne me dérangerait pas de mourir, ce serait même une délivrance. Ce dont j'ai peur, c'est de devenir plus monstrueux que je ne le suis déjà. Le jour où je lui ai dit que la mort serait une libération pour moi, Catherine m'a répondu que les choses ne se passeraient pas comme cela, qu'un jour j'allais vivre libre. Je ne comprends pas ce qu'elle veut dire. Je n'espère pas sortir un jour, alors de quoi parle-t-elle ? Catherine semble avoir deviné quelque chose que j'ignore.
         Plusieurs mois ce sont écoulés. Les grandes bosses dans mon dos ont pris une nouvelle ampleur, au point d'obséder complètement le docteur Herbert. Je ne peux toujours pas les voir, mais je n'ose en imaginer l'aspect. On m'avait laissé tranquille mais le cauchemar a fini par recommencer. On a d'abord procédé à des prélèvements à la seringue, pour en extraire une sorte de liquide dont j'ignore la consistance mais je ne veux pas en savoir davantage, cela me répugne. Plus tard, après ce qu'ils appellent une biopsie, où l'on vous retire apparemment un petit morceau de chair pour l'analyser, Catherine m'a appris qu'ils allaient ouvrir mes bosses pour prendre ce qu'il y a à l'intérieur, procéder à une ablation totale. La pauvre avait l'air bouleversée. Je devine facilement la suite : après cela, ils n'auront plus besoin de moi. Ils vont donc me supprimer. J'espère partir sans souffrance, avec douceur.
         Apparemment, mon ablation est prévue pour demain. Catherine ne me l'a pas dit ouvertement, mais moi, je sais. Avant de partir, elle m'a offert un  médaillon en forme de croix que je garde au creux de ma main. Bizarrement, je n'ai pas peur. Je suis plutôt curieux. Je réfléchis à une foule de chose.
         Cette nuit, j'ai du mal à dormir. Depuis quelques temps, à cause de mes excroissances, je suis obligé de dormir sur le côté, mais elles prennent tellement de place que je manque de tomber du lit. Une chose attire mon attention. Pour la première fois, je sens quelque chose bouger à l'intérieur. Au début, je songe à quelque immonde parasite dont j'ai appris l'existence dans un livre. Je repense à l'éclosion dont m'a parlé Catherine et cela me remplit d'effroi. Je tente de me calmer. Arrivé à l'apaisement, je réalise que c'est en fait moi qui fait bouger les formes qui vivent sous la chair de mon dos. Cette pensée me rassure un peu : ce n'est donc pas un hôte qui a élu domicile en moi pour me dévorer de l'intérieur. Pour autant, je n'en sais toujours pas plus.
         Le matin, je suis réveillé par la lumière du jour, comme à l'accoutumée. Derrière les vitres qui permettent aux chercheurs de m'observer règnent une grande agitation. Je les vois aller et venir dans tous les sens. Je me lève, une pointe d'anxiété au ventre. Revêtus de leurs combinaisons, je les vois passer le sas qui conduit à mes appartements, le même par lequel on vient m'apporter mon repas. La porte s'ouvre, laissant entrer deux  individus. D'habitude, je suis docile mais cette fois, je ne veux pas y aller. Je cours me réfugier au fond de la pièce. On me demande de venir sans faire d'histoire. Les deux hommes s'approchent de moi doucement, avec une matraque au cas où je me débattrais. Je sens alors mes deux protubérances qui s'agitent, de plus en plus fort, comme si quelque chose dedans voulait se libérer. Cela me perforent les chairs et je hurle de douleur, recroquevillé par terre en position fœtale. Les deux hommes en profitent pour m'empoigner et me traîner en direction du sas. Je suis sur le point de m'évanouir tant j'ai mal, me laissant emmener sans résistance, quand je sens une explosion dans mon dos, un éclatement de chair et de sang qui me fait hurler davantage. Mes geôliers sont projetés au loin, comme sous l'effet d'une gifle puissante. D'un seul coup, je n'ai plus mal. Je me sens tout léger. J'essaie de marcher mais mes pieds décollent du sol. C'est alors que je comprends : les deux choses qui poussaient dans mon dos n'étaient pas des excroissances, ni des tumeurs : c'était des ailes, belles, grandes et translucides. Je commence à battre des ailes et je décolle. Cela me vient naturellement et je m'élève en direction du plafond. Malgré tout, je ne peux pas m'enfuir. De l'autre côté de la vitre, on sonne l'alarme. Le bruit est assourdissant. Tournant la tête, je vois le docteur Herbert en train de s'agiter à côté de Catherine. Soudain, celle-ci l'assomme avec un grand flacon qui se brise sur sa tête. Le docteur tombe par terre, inanimé. Catherine en profite pour appuyer sur le bouton qui commande l'ouverture du plafond. La vitre s'ouvre, me donnant accès l'extérieur. Profitant de l'occasion, je m'élève au dessus du complexe en jetant un dernier regard à Catherine, qui me dit au revoir d'un signe de la main avant d'être maîtrisée par l'équipe du docteur. On se rue à l'intérieur de ma prison, on referme la vitre du plafond mais je suis déjà loin. Cette fois, aucun filet, aucune vitre ne pourra me retenir : je suis libre, planant comme un oiseau au dessus d'une forêt de conifères cernés par de somptueuses montagnes. Je ne me préoccupe ni du froid, ni de la hauteur.  Pour la première fois, je me sens vraiment bien.
         Tandis que je vole pour découvrir le monde, si beau, qui s'étend sous mes yeux, j'ai une pensée pour Catherine : que va-t-elle devenir ? Cette séparation me brise le cœur. Un instant, j'envisage de revenir en arrière pour aller la chercher, mais je sais que c'est impossible. Je ne suis pas assez fort. Je risquerai de me faire attraper de nouveau et son sacrifice n'aurait servi à rien. Depuis le début, Catherine avait compris ce que j'étais. Ces ailes, je les avais déjà avant de tomber du ciel. Elles se sont consumés dans l'atmosphère, réduites à l'état de deux boursouflures. Puis, petit à petit, elles ont repoussés. J'ignore dans quel but le créateur m'a envoyé sur Terre, mais je sais ce que je suis à présent. Et tandis que je m'élève de plus en plus dans les cieux, je prends conscience de cet état de fait : je suis un ange.
 
 
Le 01/01/2015
 
Dépôt légal 2015.
 
Signaler ce texte