L'envol du corbeau et le chant de la mésange - Chapitre 5

rosam



Salomé resta passivement allongée sur son lit, inerte. Seule sa respiration lente soulevant faiblement sa poitrine menue agitait la chambre vacante. Son cœur s'épuisait au tic tac de l'horloge. 10h47. Elle devrait être dans l'amphithéâtre, dans l'ombre de centaines d'étudiants, à recopier vaguement un cours.

Mais ce matin-là, elle ne pouvait se lever de son appartement. Elle avait besoin de silence, faire le vide imminent dans ses pensées. Ne plus cogiter, ne plus réfléchir, recueillir simplement la solitude.

Elle trembla, ses dents claquaient, un mal de tête la secouait. Elle sentit alors sur ses joues des larmes froides, sillonnant sa peau et se perdre dans son cou pâle. L'asservissement d'un douloureux aveu.

Elle ferma ses yeux, tenta d'oublier la réalité. En vain. Les paroles du détenu se répétaient en boucle, l'once de ses syllabes et la nuit de ses sentences tonnaient. Comme une sangsue, elle avait aspiré un fragment de son mal, insufflant à son âme une culpabilité méconnue.

Des images, jougs de son imagination,  défilaient, retraçant la scène, représentant l'horreur. La cruauté pure. Des films se jouaient, altérant le portrait du condamné. Comment devait-elle se comporter vis-à-vis du meurtrier ? Elle ne devait le juger, mais ne serait-ce pas profaner en la mémoire du tué ? C'était un lourd poids à garder secrètement en elle.

 

Tard le soir, n'ayant pas bougé,  elle supplia le sommeil la délivrant de ses tourments. Le rayon oblique de la lune, mirador de l'obscurité, se faufilait  entre les volets et l'épiait incessamment.  Elle s'agita, encellulée dans ses draps. Des cauchemars la confrontaient aux ténèbres de l'irréel, à la noirceur de l'être humain. La peur de l'étendue du Ça. Pouvait-on maîtriser nos plus sombres pulsions, nos soifs animales ? Comment prophétiser que demain sera le dernier jour ?

Dans quelques heures, elle sera confrontée à Chris. Comment masquer ses peurs ?

 

Avant l'aube, Salomé s'observa dans le miroir de la salle de bain.  Des cernes écumaient ses paupières, ses taches de rousseur scandaient sa peau blafarde, martyre d'insomnie. Elle déposa quelques grains de fond de teint sur son visage, camoufla sa fatigue.

Elle sortit rapidement de son immeuble étouffant. Elle avait besoin d'air frais, reprendre le cours de sa vie. Or, le monde s'exécutait bien trop vite pour elle. La cadence des vagabonds était excessivement rapide, les voitures déboulaient promptement, le vent cinglait violemment l'oxygène. Les bâtiments formaient une arène où s'exécutait un combat de survie.

Au milieu de la foule, tel un oiseau alité elle s'engouffra dans l'isolement, piétinée par les passants. Son assassin ne se cachait-il pas parmi ces regards ? Des mines austères, des regards vides, qui étaient-ils réellement ? Des vêtements ternes, des démarches d'automates, étaient-ils victimes ou bourreaux ? Etaient-ils prisonniers de leur passé, de leurs faits ignorés ?

Etait-elle à l'affut du mal ?

Le monde qu'elle avait appris à connaitre bascula, l'éjectant dans l'inconnu. Comment s'extirper du chaos ?

 

De sinistres néons verts pendaient et agonisaient au plafond. Ils éclairaient de leur faible lumière une bénévole égarée dans le couloir glauque. Elle essaya de refouler son anxiété. Ne rien laisser transparaître. Ne pas le décevoir.

Elle frémit devant la porte vitrée opaque. Ne pas faillir. Le souffle coupé, elle poussa la porte.

Elle croisa aussitôt son regard, riche en espoir et effusion. Assis sur l'habituelle chaise,  le détenu semblait l'attendre avec impatience. A sa vue, il lui offrit un sourire radieux.

Salomé tressaillit. Elle n'avait jamais vu cet homme si vivant. Elle lui rendit timidement son rictus, spontanément.

Plus allègre, elle s'assit en face du condamné. Ce dernier entama avec naturel la conversation, évoquait avec une singulière légèreté son quotidien. La demoiselle perdit peu à peu son malaise jusqu'alors dissimulé.

Tout en l'écoutant, elle observait sagement son interlocuteur. Durant toutes les entrevues, elle avait discuté avec un homme, une personne qui lui avait appris d'abondantes belles choses, une nouvelle forme de poésie, et qui s'était sans cesse montré sincère. De plus, il l'avait accepté telle qu'elle était,  ne l'avait jamais évaluée, ni considéré comme ennuyeuse. Elle se devait d'être à sa hauteur, digne de lui. A son tour de ne pas le juger sur ces erreurs commises. Elle voulait se rassurer, certifier qu'il n'était plus cet assassin.

 

Hors de la prison, en attendant le bus à l'arrêt, la bénévole observa ces immenses murs et grillages qui se dressaient de l'autre côté de la route. Isolé, entouré de champs et d'usines, le centre pénitencier lui rappelait une forteresse, infranchissable. Elle aperçut malaisément des silhouettes prostrées devant les barreaux des fenêtres. Combien de prisonniers regrettaient leurs actes ? Comment changer le regard de ceux qui les entouraient suite à un tel crime?

Sur le trottoir, elle se fit soudainement poussée par un quarantenaire corpulent. Tête baissée, sans excuses, il continuait sa route, ses chaussures pour seul paysage. Salomé scruta alors les autres marcheurs. Aucun ne levait le visage, posait le regard sur ces cloisons sombres et pressait tous le pas.

La sainte vacilla sur ses jambes fines. Tout s'expliquait, tout s'effondrait.

La société les avait toujours exclus. Par leurs actes, les damnés incarnaient les plaisirs sanguins les plus enfouis, la bestialité de l'homme. Ils reflétaient cette peur du débordement de l'abyme de l'âme. Ils rappelaient que le mal n'était inconnu à personne, renié dans les tréfonds du subconscient. Qu'un rien pouvait le déterrer, qu'en une seconde tout pouvait chanceler. Ne pouvant admettre sa banalité, il fallait lui associer un visage, une figure, un coupable. La carrure de monstre horrifiée, le vice semblait étranger.

Les oubliant entre ces murs, l'homme faussement libre n'était plus confronté à cette piteuse calamité, cette affligeante fatalité. Et parfois, dans un désir égoïste d'apaiser sa conscience, de consoler sa foi indigente, il sentenciait les pécheurs, omettant leur reste d'humanité. D'extérieur, la prison se déguisait à un prétendu Purgatoire, perfide illusion.  

 

-          Tiens, une revenante.

Assise seule depuis vingt minutes dans une salle de classe, Salomé leva la tête vers l'auteur de cette réprimande. Ambre débarquait, posait lourdement son cabas sur la table et venait troubler sa solitude.  La rouquine demeura placide.

-          Pourquoi n'es tu pas venue en cours hier ? Tu séchais ?

-          N…non, non ! J'étais un peu fatiguée, j'avais besoin de repos. Plaida-t-elle

La Reine dévisagea son amie d'un œil dénigrant.

-          C'est vrai que la petite Salomé ne transgresserait jamais les règles. Lança-t-elle narquoise

-          Y a-t-il un mal à cela ?

Elle fronça ses sourcils épilés par la surprise.

-          Ne t'énerve pas.

Salomé ne rétorqua pas, se sentant sottement fautive.

Quentin arriva joyeusement vers leur bureau, tenant dans ses mains son ordinateur portable.

-          Salut les filles ! J'ai récupéré sur internet les notes des dossiers d'économie, vous les voulez ?

Curieuses et impatientes, elles acquiescèrent. Leur camarade chercha dans la liste numérique des élèves.

-          Ambre, tu as treize…Salomé…Salomé Everitt, quinze.

Il détacha ses yeux de l'écran.

-          Bien joué ! félicita-t-il

L'effarouche étudiante rougit tout en enroulant ses boucles cuivre autour de son index.

-          Bravo, applaudit à son tour Ambre… Tu es restée cloîtrée chez toi pour réviser combien de temps pour avoir une si bonne note ?

Elle écarquilla des yeux, abasourdie par cette réflexion. Kentin pouffa.

-          C'est vrai que si tu sortais moins tu aurais aussi d'excellentes notes, la charia-t-il

La jolie blonde échangea quelques banalités avec son ami, heureuse d'avoir reporté l'attention sur elle. Son sourire s'effondra aussitôt qu'il partit regagner sa place, tel un masque.

-          Pourquoi me dénigres-tu constamment ? risqua Salomé

Elle leva les yeux au plafond, excédée.

-          Je plaisantais.

-          On n'aurait pas dit…

-          C'est fou comment tu es susceptible ! s'offusqua-t-elle

-          Mais…mais tu recommences…

-          Ah d'accord, il ne faut plus rien te dire maintenant. Soit.

La jeune fille médita sur cette parole. Son amie était-elle devenue plus aigrie ou fut-ce toujours ainsi ? Pourquoi ce jour-ci faisait-elle attention aux remarques cinglantes ? Pourquoi Ambre ressentait ce besoin de l'inférioriser ? Elle était une femme très intelligente, douée et très éloquente. Elle attirait moult convoitises. Alors pourquoi perdait-elle son temps à méjuger Salomé, une fille si discrète que personne ne remarquait son absence ? Elle était une reine à côté d'elle. A côté d'elle. Salomé était-elle rétrogradée au bête rôle de « faire-valoir » ? C'était ridicule : la starlette avait assez d'assurance pour se valoriser seule, sans être accompagnée d'un individu moins séduisant.

Durant le cours, Salomé observa néanmoins discrètement sa voisine de table. Cette dernière, les bras croisés, ne cachait pas son ennui par de nombreux soupirs et tapait ses talons contre le sol. Elle était si arrogante et insolente…Et Salomé sut alors qu'elle ne tolérerait pas une critique de plus d'Ambre.

 

 

La cuillère argentée remuait la soupe calme dans le bol. Salomé, assise entre ses deux parents, buvait tranquillement son bouillon de légumes. Elle était rentrée ce week-end chez sa maison parentale, en marge de la ville, havre de paix et de repos.

 Ses procréateurs, âgés d'une cinquantaine d'années, les visages marqués par de discrètes rides, paraissaient endormis par la routine du quotidien, las de leur vie à moitié vécue. Lors de ce diner, le dialogue s'était tari dans les non-dits. C'était dans la réticence de l'obéissance que la jeune femme avait grandie. Elle se devait d'être en harmonie avec le tableau familial, lisse et vernis par la vertu et la bonne conduite. De crainte de troubler cette quiétude transmise depuis des générations, elle ne voulait pas décevoir ses proches. Petite, il lui était arrivé de commettre quelques bêtises : casser un vase précieux, dessiner sur la tapisserie, abîmer un jouet. Ses aïeuls ne la sermonnaient pas, aucun haussement de voix. Mais dans leur regard se dressait toute leur déception de ne pas avoir une fille sage, et cette aversion qu'elle grandisse mal. L'enfant était confrontée à l'amertume de ses ascendants : elle était si imparfaite.  Ainsi elle se soumettait aux règles, suivait au mieux la ligne droite de la réussite. Et si l'envie de se révolter la saisissait, elle devait se taire : personne ne voudrait l'entendre profaner. Et contre quoi pouvait-elle se révolter : ne manquait-elle pas de rien ?

Dans un coin de la cuisine, la vieille télévision grésillait un reportage. La vie dans les ghettos. Salomé aurait-elle fait attention quelques jours plus tôt, avant la confession de Chris ? Sans doute pas, ou alors aurait-elle levée les yeux, agacée, considérant l'émission comme une pièce de théâtre puisant dans les clichés. Mais cet instant là, elle ne pouvait détourner son attention sur ses témoignages, sur cette violence décrite. Elle écoutait attentivement les commentaires du journaliste. Elle s'imagina tristement Chris se perdre au milieu de ces buildings et clans, une décennie plus tôt.

L'étudiante observa la réaction de ses parents. Ils ne semblaient pas intéressés, bien plus concentrés au contenu de leurs assiettes. Elle soupira intérieurement. Elle ne pouvait pas les daigner de fermer les yeux sur ces inégalités sociales. Il était toujours plus aisé de se renfermer dans son cocon, de savourer son petit bonheur de bourgeois que d'affronter toutes les infortunes du monde. Cependant, ces enfants grandissant dans cette misère, dans la déchéance et les erreurs de la société, dans la pauvreté, ne pouvaient être négligés. En côtoyant toute leur vie le mépris, le dégout et l'ignorance, comment pouvaient-ils s'en sortir ? Leur violence n'était-elle pas un cri de désespoir ? Ils n'étaient pas nés scélérats mais proies d'une société qui jetait les plus faibles. Et tel un cycle infernal, cela se répétait sans cesse de générations en générations.

-          Comment se passent tes visites en prison ?se soucia soudainement son père, la tirant de ses songes

M.Everitt avait subtilement fait la corrélation entre le reportage et le centre pénitencier.

-          Bien, c'est une expérience très enrichissante…

Sa mère fit une grimace, mine d'approbation.

-          Sois prudente tout de même. Ne te laisse pas embobiner par leur complainte.  A les entendre, ils sont tous innocents. Et évite de parler de toi. Rappela-t-elle

La jeune fille ne broncha pas. Elle ne précisa pas qu'en prison elle ne se considérait pas plus en danger qu'ailleurs. Dès sa rencontre avec Chris, la figure du bagnard assoiffé de sang s'était évanouie. Il était en effet loin du psychopathe cherchant désespérément de s'évader afin d'assouvir ses besoins barbares, idée procurée par de nombreux romans dignes de Stephen King. Il ne s'apparentait ni à Hannibal Lecter, dévorant prestement l'esprit de la jeune fille. Elle n'avait en effet jamais perçut de désir malsain en lui. Etait-ce dû à de la bonne fortune d'avoir échappé à quelqu'un de dangereux ou une réalité niée volontairement ?

 

Lorsque Salomé entra dans le parloir, elle retrouva Chris accoudé à la fenêtre, admirant, évasif, l'herbe qui poussait de l'autre côté du grillage. La bénévole se posa discrètement sur une chaise, de crainte de le brusquer. Elle n'avait jamais remarqué qu'il était si grand et qu'il avait de si larges épaules.

-          J'aimerais tant goûter de nouveau à la liberté. Mais je ne sais pas si je suis encore prêt. Murmura le détenu

-          Tu le sauras quand tu le seras.

Il se retourna, dévoilant son visage emprunt d'une amère mélancolie et la rejoignit.

-          Qu'est ce qui te bloque ? demanda-t-elle

Il ne répondit pas de suite, chercha ses mots.

-          Toujours la même chose. Je n'arrive pas à passer une journée sans me sentir criminel et infâme…Tout ce que je ressens, poursuivit-il, est complexe, confus …

-          Même en écrivant dans ton journal ou en te confiant tu n'arrives pas à t'en détacher ?

-          Un peu plus qu'avant, mais quand je réalise cela, je me sens horrible.

Salomé reprit son souffle.

-          Chris… Personne n'attend à une telle expiation de ta part. Tu dois te pardonner. Tu reconnais ton crime, n'est-ce pas déjà un grand pas de repentir ?

-          Peut-être à tes yeux, mais surement pas à ceux des proches d'Idris.

La bénévole demeura réservée à cette remarque. Elle n'osait imaginer la souffrance des parents de ce jeune défunt. A quoi ressemblait leur quotidien désormais ? Ressentaient-ils de la haine, une envie de vengeance ou étaient-ils consumés de toute force ? Elle eut de la peine pour ces inconnus. Lorsque la victime était défunte, qui pouvait donner le pardon ? Le juge, les proches du disparu ?

-          Ils n'ont pas le droit de te juger, déclara-t-elle solennellement

-          J'ai tué. On ne peut pas gracier un tel acte…

Le condamné cacha son visage dans ses mains, déshonoré et déloyal.

-          Alors donne la vie.

Il dévoila sa face surprise.

-          Je veux dire, justifia-t-elle, tu peux planter un arbre, sauver des espèces.… Ou bien écrire ou peindre, ajouter de la vie, une autre dimension à des mots ou à des formes. Sinon quand tu auras purgé ta peine, tu pourras enfanter et l'aimer comme tu n'as jamais aimé Idris. Une seconde chance.

Chris parut suspicieux.

-          C'est beau mais niais. Invraisemblable.

-          A la hauteur de ton attitude, rétorqua-t-elle sèchement

Emportée par le mécontentement, elle ne laissa pas le temps à son interlocuteur de réagir.

-           Je propose des solutions mais tu trouves sans cesse des excuses minables ! s'insurgea-t-elle. Si tu n'es pas prêt à sortir de cette prison, c'est parce qu'au fil des années tu t'es enfermé, blottit au fond de ta cellule. Si la porte était ouverte, tu n'oserais pas t'enfuir, tu resterais cloitré sur toi-même. Cette auto condamnation est devenue ton quotidien, tu ne t'es pas rendu compte qu'elle avait perdu toute sa valeur. Tu t'es acclimaté à ta vie carcérale ! Tu as peur d'affronter le monde extérieur, tu es un lâche ! Tu n'as pas ruiné qu'une vie, mais la tienne aussi en ayant retiré tout espoir, tout but d'existence. Peu importe le degré de l'erreur et son impact, il faut savoir se relever et apprendre à vivre avec. Apprendre à se perfectionner et non se replier dans une complainte de mal-aimé !

Salomé, écarlate, versa quelques larmes, apaisant aussitôt sa colère. Elle remarqua une grimace entre l'étonnement et l'irritation

-          Je suis désolée… Ce n'est pas contre toi… Je suis un peu déstabilisée ces derniers temps…

L'arrêté subsista muet, sous le choc. Elle présenta à plusieurs reprises ses excuses et détala, honteuse d'avoir extériorisé une fureur accumulée depuis plusieurs jours. 

 

 

Léon et Chris faisaient les cent pas dans l'étroite cour de goudron. En ce début de mois d'avril le printemps se ressentait au sein de cette maison d'arrêt. Les oiseaux parsemaient le ciel, les arbres que l'on pouvait entrevoir au-dessus des murs se redoraient de timides bourgeons. L'air indolent, humide par la pluie fraiche apportait une légère brise. Cette belle saison se traduisait aussi dans les cœurs des hommes : le blond corpulent détaillait avec volupté ses dernières retrouvailles avec son épouse.

-          J'ai hâte de rentrer chez moi, de la retrouver dans ma maison le soir après une journée de boulot. Humer ses bons petits plats qui m'attendent sur la nappe. Comme avant.

-          Pourras-tu vraiment reproduire ta vie antérieure ? Tu ne peux pas oublier ces années d'emprisonnement…

-          Mais je peux me rappeler des meilleurs souvenirs, assura Léon avec un clin d'œil. D'ailleurs, dis-moi, tu as bientôt purgé ta peine ?

-          Dans six mois. précisa Chris, le sourire aux lèvres

-          Petit veinard ! J'en ai encore pour deux ans ! à la mine surprise de son ami, il ajouta, c'est bien connu, quand il s'agit d'argent, les juges sont impartiaux.

-          Crois-moi, j'aurais préféré être inculpé pour vol. badina le brun

Léon s'arrêta brutalement, dévisagea son ami et lui donna un petit coup de coude.

-          C'est la première fois que tu plaisantes à propos de ton crime.

-          Vraiment ?

-          J'en suis certain. Je ne sais pas si ce sont les entrevues avec ta visiteuse ou avec le psy qui te font autant de bienfaits, tu parais plus serein… Continue, ça fait plaisir de te voir ainsi.

-          Merci…

Ils poursuivirent leur discussion puis Léon rejoignit sa cellule pour « suivre son émission favorite » diffusée à la télévision. Chris préféra rester un laps de temps supplémentaire dehors. Il flâna quelques minutes puis se contra contre les grilles. Il médita et relata sa dernière conversation avec Salomé. C'était la première fois qu'il la voyait si irritée.  Pensait-elle à chaque terme qu'elle avait prononcé ? Le détenu serra la clôture entre ses doigts. C'était dur à admettre, mais elle n'avait pas tort. Il était devenu si pathétique entre les barreaux. Au fond de lui, il appréhendait sa réinsertion, son retour à l'extérieur.  L'angoisse de refaire la même erreur, d'être encore rejeté. Cependant il était sceptique face à son remède. Donner la vie ? Est-ce que cela allait-il vraiment changer les choses ? Le raisonnement était logique : un voleur rendait la monnaie, un menteur avouait la vérité… Mais était-ce certifié ? Avait-on réellement la conscience lénifiée après ?

 

 

Salomé appréhendait une fois de plus sa rencontre avec Chris. Elle était si confuse pour cet excès de colère qu'il avait enduré. Elle n'avait pas eu une attitude exemplaire,  voire déplorable. Elle avait proféré tant d'horreur. Elle avait probablement perdu sa confiance, peut-être ruiné toute la force de ce lien unique. Dans le couloir de la prison, un gardien, Christian, se tenait immobile contre le mur près de l'accès au parloir.

-          Il est déjà dans la salle, informa-t-il à la vue de Salomé

-          Veut-il me parler ?

-          Mademoiselle Everitt, je ne connais aucun prisonnier qui refuse de voir un bénévole. Surtout aussi aimable que vous.

Elle sourit, peu convaincue pour autant. Timidement elle ouvrit la porte, entra dans l'étroite pièce. Honteuse, elle n'osa croiser le regard du détenu.

-          Bonj…

-          Je suis vraiment désolée ! se lamenta-t-elle

Il eut un court silence, puis Chris ria.

-          Viens donc t'asseoir.

La bénévole obéit, tête baissée.

-          Je ne t'en veux pas. Tu avais raison de me crier dessus, tu m'as ouvert les yeux. J'en avais besoin. Cela fait longtemps qu'on ne m'avait pas remis en place.

-          Je n'aurais pas dû…

-          Au contraire. A force de me répéter mes remords, j'avais oublié que tout le monde avait aussi un passé, des peines, une souffrance. J'oublie facilement que la terre ne tourne pas autour de moi.  Et je me donnais raison de m'apitoyer sur moi-même. Je suis vraiment un pouilleux mais désormais je vais aller de l'avant.

Salomé regarda pour la première fois le détenu. Il semblait si résolu.

-          Oscar Wilde disait : « Chaque saint a un passé et chaque pécheur un avenir ». Garde cette phrase en mémoire comme credo.

-          C'est une jolie citation.

Ils se fixèrent silencieusement.

-          En tout cas, si tu as besoin de parler, je suis là pour toi…Ou si tu veux simplement passer tes nerfs sur quelqu'un. Taquina-t-il

Un léger rire semblable à un hoquet s'échappa des lèvres de la sainte.

-          J'ai tellement honte…

-          Il ne faut pas. Qu'est ce qui te rongeait ?

-          Rien d'important... Je réfléchis trop. Il y a certaines choses de mon entourage et de la société qui me révoltent. Savoir que je ne me distingue pas d'eux, que je n'ouvre les yeux que maintenant et que je ne peux rien faire, m'énerve. Je me dégoute.

-          Il y a un temps à tout. Puis en étant visiteuse de prison, je pense que tu t'impliques bien plus que les autres.

Salomé recueillit sagement les paroles de l'arrêté puis elle se remémora soudainement les propos de sa mère « Evite de parler de toi ». Ne venait-elle pas de se confier ? Elle se sentait soulagée, en paix et en confiance avec Chris, et aucune mise en garde ne pouvait s'y opposer. Elle ne se méfiait aucunement du damné et elle ne s'était jamais autant sentie comprise.

-          Tu avais vu juste : bien que nous soyons dans des conditions différentes, nous nous ressemblons. Approuva la demoiselle, nostalgique

Il montra tout d'abord sa surprise puis offrit un sourire, touché.

-          Nous avons en nous des émotions, des sentiments à évacuer, à transcrire …sur papier. Est-ce qu'écrire des poèmes t'intéresserait ?

Il réfléchit quelques secondes.

-          Non, un poème est bien trop long et requiert une belle plume, de fines figures de styles. J'en suis incapable.

-          Je comprends… Connais-tu alors les haïkus ?

-          Qu'est-ce que c'est ?

-          Ce sont de courts poèmes japonais, de trois vers. Tu utilises des mots simples dans un style simple. Tu évoques plus que tu ne décris, voilà toute la beauté des haïkus. Les thèmes abordés sont unis aux saisons, or ici on impliquera plutôt nos troubles personnels, on parlera donc de senryu.

-          On peut essayer.

Elle extirpa de son sac à dos des pages blanches et deux stylos. Pendant une heure, les deux personnes rédigeaient, le grattement de la plume sur le papier comme unique bruit. Ils multipliaient les ratures, cherchaient les termes exacts, tentaient d'apporter de l'harmonie dans leurs écrits.

Chris se rabattit contre le dossier de sa chaise, étira longuement ses articulations.

-          Je m'arrête. J'en ai déjà écrit deux.

-          Je vais en faire de même.

-          Tu veux surement lire mes senryus ?

-          Non… Je veux t'entendre les lire.

Le condamné fut bouche bée par l'étonnement. Elle devina son malaise.

-          Je commence si tu veux… Ce n'est pas évident pour moi non plus, mais je pense que c'est primordial.

Il acquiesça d'un mouvement de tête. Salomé attrapa sa feuille, la tint tremblement dans ses mains frêles. Aux premiers mots elle bredouilla, gênée de se mettre ainsi à nue. Puis au fil des syllabes s'échappant de sa délicate bouche, elle prit aisance. Elle n'était désormais plus embarrassée de se dévoiler.

Censurer une vérité absolue

Le caprice du cri

Les éclats d'une statue

 

-          C'est très beau. Tu es talentueuse. Louangea Chris

Les fossettes de la demoiselle s'empourprèrent. Le détenu prit à son tour sa copie, la serrant fort, la déchirant presque. Sa voix était âpre et parfois étrangement souple. Elle suivait finement les courbes des mots, accentuait les consonances, ponctuait les césures.

Crucifié sur ma jalousie

Je revendique ton rire

Tout est accompli

 

Dans cette encre noire infinie

Jaillit l'aurore

Lueur de vie

 

-          C'est magnifique, complimenta-t-elle ébahie. Limite toutefois l'utilisation du « je ». Les haïkus sont réputés pour l'absence du moi, traduisant l'idée taoïsme typique de la mentalité japonaise.

Il agréa les avis et lui répondit d'un rictus en guise de gratitude. Leurs regards se perdaient profusément dans celui de l'autre.

En cette matinée du mois d'avril, jamais ils ne furent si liés.

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